Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: Le Domaine, par AlexGNSTR

C’était ce que, dans la région, on appelait pompeusement « un domaine ». Laissons ce terme là et admettons simplement qu’il s’agissait d’un grand lotissement. Perchées au sommet d’une colline, émergeant comme une île d’un océan de pins parasols, près de quatre cents maisons se serraient les unes aux autres. Elles toisaient, en contrebas, la ville qui s’étalait jusqu’à la mer et ne manquaient pas d’évoquer la pittoresque image des villages perchés qu’on trouvait dans l’arrière-pays. Le domaine, vu de loin, avait tout d’une carte postale de ce joli coin de Provence.


Lorsqu’on empruntait la petite route qui sinuait entre les grands pins, il fallait parcourir un bon kilomètre avant que deux zigzags consécutifs se lancent à l’assaut de la colline et mènent devant le portail principal. Surmontée d’une arche maçonnée et flanquée d’une maison de gardien étroite et haute, aux allures de mirador, cette entrée en imposait. Une fois qu’on avait pénétré dans la résidence, on ne pouvait qu’admirer les parterres fleuris encadrant une voie goudronnée impeccable.


Les maisons, toutes différentes, s’accordaient néanmoins dans un ensemble harmonieux. Leurs façades étaient en majorité enduites dans des teintes douces allant du blanc cassé à l’ocre rosé. Elles s’octroyaient parfois la fantaisie de pierres apparentes par petites touches et étaient invariablement coiffées de toitures peu pentues, en tuiles canal. Des volets à persiennes complétaient cette image d’Épinal avec leurs touches de vert amande, de bleu ciel, de rouge terre cuite, de brun chocolat ou de jaune moutarde. Ce mélange bigarré se posait sur un fond nuancé de verts. Les oliviers, les chênes et les cyprès enveloppaient les bâtisses dans un écrin végétal dense et confortable.


Çà et là, l’avenue principale était ponctuée d’impasses où se groupaient les habitations par petites quinzaines, donnant à voir leur face chaleureuse et cachant derrière elles des jardins en restanques.


Ainsi se déployait l’immense copropriété sur une ligne de crête de presque deux kilomètres. Deux kilomètres au terme desquels on arrivait sur une grande esplanade. Autour de cette dernière, se répartissaient deux cours de tennis, une aire de jeux pour enfants, huit terrains de pétanque, une piscine aux dimensions peu communes, pourvue de vestiaires, d’une pataugeoire, d’une cascade et d’un toboggan, ainsi que d’un grand bâtiment de plain-pied, aux larges baies vitrées et au toit plat. Affectueusement nommée La Gargote, la bâtisse avait de multiples usages. Salle des fêtes en hiver, elle se transformait à l’arrivée des beaux jours, en un bar restaurant qui faisait également, dépôt de pain, rôtisserie et épicerie de dépannage. Sur sa terrasse, les chaudes soirées d’été s’animaient de concerts, de karaokés et d’une quantité pléthorique d’animations, dignes des clubs de vacances de la région.


Il faut dire qu’environ la moitié des maisons du domaine étaient des résidences secondaires. Elles n’étaient donc habitées qu’en période estivale. Ce qui aurait pu sembler un inconvénient le reste de l’année, lorsque l’euphorie de l’été retombait et que les lieux se dépeuplaient, était en fait vécu comme une bénédiction par les riverains permanents. Une fois les estivants rentrés chez eux, le calme revenait. Les habitants « à l’année », tel qu’ils s’appelaient eux-mêmes, se connaissaient tous plus ou moins et se côtoyaient. Une vraie vie de village, avec ses bons et ses mauvais côtés.


La tranquillité que suggérait ce cadre enchanteur était cependant toute relative. Depuis quelques semaines maintenant, les voisins se saluaient de loin, les amis semblaient s’éviter et la Gargote était bien moins fréquentée qu’elle aurait dû l’être en cette fin septembre chaude et ensoleillée. Les habitants du domaine étaient aux abois. Un corbeau était à l’œuvre. 


Tous les trois ou quatre jours, un feuillet de papier jaune pâle était déposé dans chaque boîte aux lettres durant la nuit. Les plus sombres aspects de la vie intime des uns et des autres étaient ainsi dévoilés. La curiosité morbide, qui ressurgissait du plus profond de chacun dans ce genre de situation, amenait les résidents à s’interroger, non pas sur l’identité de l’odieux dénonciateur, mais sur celle de sa prochaine victime.


Nombreux étaient déjà ceux qui avaient fait les frais de ces pamphlets. Jamais aucune preuve n’était apportée à ces affirmations et, la plupart du temps, les individus qu’elles visaient criaient à la calomnie et au mensonge. Toutefois, le doute s’insinuait ; perfide, inévitable et destructeur.


La première sur qui les regards lourds de jugements s’étaient posés avait été Clotilde. Elle élevait seule sa fille, enchainait les petits boulots et les ennuis avec sa mère sénile. Tous s’accordaient pourtant à dire que sa grande générosité n’avait pas d’égal et que son sourire aurait su illuminer la journée d’automne la plus maussade. Mais lorsque le corbeau avait prétendu qu’elle avait plus d’affection pour ses bouteilles de gin que pour sa progéniture, elle s’était vue ostracisée du jour au lendemain.


Quelques jours après cela, deux familles avaient été prises pour cible par la missive accusatrice du corbeau. Franck et Jean-Charles étaient connus de tous pour leur grande amitié et leur passion pour le football. Ils ne manquaient jamais l’occasion de regarder un match ensemble et leurs épouses respectives, Lucie et Amélie, s’en accommodaient très bien. Les maris dans une maison, les enfants et la baby-sitter dans l’autre, elles en profitaient pour sortir entre filles. Cependant, la seconde lettre du corbeau avait annoncé que, lors du dernier match qu’ils avaient regardé ensemble, Franck et Jean-Charles avaient poussé le curseur de la camaraderie un peu plus loin et qu’après avoir sans doute bu plus de bière que d’habitude, s’étaient abandonnés ensemble à la découverte de territoires jusqu’alors inexplorés. Les copines de soirée en étaient alors venues aux mains, s’accusant tour à tour d’avoir su et de n’avoir rien dit ou bien de n’avoir jamais été bonne à satisfaire son homme au point qu’il aille chercher ce qui lui manquait auprès d’un autre. Le tout s’était fait dans une empoignade rageuse et hystérique, sur la terrasse de la Gargote, en plein apéro dominical.


C’est à la suite de ce spectacle pathétique que l’établissement s’était peu à peu vidé. Le scandale, c’est excitant. Tout du moins tant qu’il ne vous touche pas de trop près. Ceux qui, tour à tour, étaient pointés du doigt par les lettres anonymes étaient évités comme des pestiférés dont la honte aurait éclaboussé quiconque les approchait.


Sylvie, la gérante du restaurant, désespérait de voir sa clientèle fondre comme neige au soleil. Et le coup de grâce lui fut porté le jour où, à son tour, elle fut sur la sellette. À en croire le billet de l’accusateur, son vin était coupé à l’eau, la nourriture qu’elle servait était périmée et l’hygiène de ses cuisines laissait à désirer. Elle eut beau clamer que personne ne s’était jamais plaint et qu’aucune intoxication n’avait jamais été déplorée à la suite d’un repas dans son établissement, le mal était fait. Les derniers courageux qui fréquentaient encore la Gargote cessèrent de venir et Sylvie songea à clore la saison avec un mois d’avance.


Les révélations s’enchainèrent. Un tel fut accusé d’avoir renversé le chat de sa voisine, un soir qu’il rentrait d’avoir fait la fête. Il fut imputé à une telle de s’être, quant à elle, montrée violente envers sa compagne. On lut même que les jardins saccagés au printemps précédent ne l’avaient pas été par des sangliers, mais par les fils du gardien.


À ce rythme-là, tous les habitants du domaine finiraient par être accusés de quelque mauvaise action ou vice inavoué. Les annonces donnant lieu à des réactions de plus en plus imprévisibles, un drame était à redouter. Si cette mécanique implacable avait déjà apporté son lot de haine et de destruction dans la vie, auparavant paisible, des riverains, tous s’accordaient sur une certitude : il fallait vite mettre la main sur le délateur. Et très vite même, avant que le pire ne se produise.




Chapitre 2: Chasse au Corbeau, par Asphalte

Ce sentiment était unanime parmi les habitants. On avait même organisé une réunion d'urgence de la copropriété dans la grande salle de La Gargote, afin de discuter des mesures à prendre. Les voix s'élevaient, les tensions étaient palpables. On parlait de surveillance accrue, de caméras à installer, de groupes de vigilance à organiser. Chacun avait son idée sur la façon de démasquer le corbeau, mais tout le monde s'accordait sur un point : le temps pressait.


Cependant, malgré leur résolution commune, ils étaient tous rongés par la peur de devenir la prochaine cible. Cette peur était devenue si omniprésente qu'elle minait leur confiance mutuelle. Les anciens amis se méfiaient désormais les uns des autres, les voisins évitaient tout contact superflu. Dans cet environnement autrefois si chaleureux et accueillant, la paranoïa avait pris le dessus.


Et c'est dans ce climat de tension qu'arriva la lettre suivante du corbeau. Cette fois, la victime désignée était le gardien du domaine, Robert. Le corbeau alléguait que Robert détournait de l'argent des fonds de la copropriété pour son usage personnel, en truquant les factures des différents travaux d'entretien. Le scandale fut énorme. Malgré ses dénégations et sa défense acharnée, Robert fut licencié, le conseil de la copropriété voulant donner un exemple.


Mais cela ne fit que jeter de l'huile sur le feu. Si Robert, toujours considéré comme un pilier de la communauté, pouvait être ainsi accusé et renvoyé, alors personne n'était en sécurité. La terreur s'installa un peu plus dans le cœur des habitants du domaine.


La situation devenait insoutenable. Les conversations amicales d'autrefois avaient été remplacées par des murmures inquiets et des regards méfiants. La vie au domaine avait perdu toute sa quiétude. Même l'esplanade, autrefois lieu de rassemblement et de détente, était désormais presque déserte.


C'est alors qu'un groupe d'habitants décida d'agir. Ils se réunirent en secret et mirent au point un plan pour démasquer le corbeau. Leur stratégie consistait à poser des pièges, à surveiller les boîtes aux lettres et à interroger discrètement les suspects potentiels. Ils étaient déterminés à mettre fin à cette terreur, quel qu'en soit le prix.


La guerre était déclarée. Il ne restait plus qu'à espérer que la vérité éclaterait avant qu'il ne soit trop tard, avant que le corbeau ne réussisse à détruire ce qui restait encore de leur paisible communauté.


C'est sous la direction de Jeanne, une ancienne inspectrice de police à la retraite et résidente du domaine depuis une décennie, que ce groupe de résistants se structura. Son expérience professionnelle et son sens aigu de l'observation lui avaient déjà permis de faire un premier tri dans les suspects potentiels.


Le plan était astucieux. Les pièges seraient des lettres délibérément fausses, insérées dans certaines boîtes aux lettres, pour évaluer la réaction du corbeau. Ces lettres contiendraient des informations totalement inventées sur certains habitants. Si ces informations se retrouvaient dans la prochaine lettre du corbeau, alors cela signifierait qu'il avait ouvert ces courriers.


Pour éviter d'éveiller les soupçons, ils décidèrent de disposer les fausses lettres dans les boîtes aux lettres d'une dizaine de résidences, en prenant soin de varier les profils des personnes ciblées : des familles, des célibataires, des retraités, des nouveaux arrivants. La distribution des lettres fut organisée dans la plus grande discrétion, sous le couvert de la nuit.


La deuxième phase du plan consista à surveiller les boîtes aux lettres. Des tours de garde furent organisés, en rotation, afin de garder un œil sur les boîtes aux lettres jour et nuit. Les résidents équipés de jumelles se cachaient dans des endroits stratégiques, toujours à l’affût d'un mouvement suspect.


Ce stratagème porta ses fruits. Un matin, alors que le soleil commençait à peine à colorer le ciel, Bertrand, un des habitants assurant la surveillance, vit une silhouette s'approcher discrètement de l'une des boîtes aux lettres. C'était Julien, un habitant de la résidence, père de deux enfants et résident à l'année. Reconnu pour être un véritable bavard et un râleur invétéré, il était toujours à l’affût des potins du domaine.




Chapitre 3: Sous le vieux chêne, par AlexGNSTR

Un petit quart d’heure plus tard, un Bertrand survolté tambourina à la porte de Jeanne. Dès qu’il avait aperçu Julien, il avait couru ventre à terre pour prévenir l’enquêtrice retraitée. Elle lui ouvrit et l’installa dans son salon. Après l’y avoir abandonné quelques minutes, elle revint avec deux mugs d’un café léger mais chaud qu’elle posa sur la table basse, entre elle et son visiteur matinal. Jeanne prit tout son temps pour resserrer les pans de sa robe de chambre avant de s’asseoir. C’était comme si l’empressement de Bertrand provoquait en elle une réaction automatique de lenteur.


— Alors Bertrand, que t’arrive-t-il ?


— C’est Julien. Je l’ai vu comme je te vois. Il a mordu à l’hameçon.


— Sois plus précis. Qu’a-t-il fait ? Dis-moi tout ce qui s’est passé.


— Je venais de m’installer à mon poste d’observation, derrière les terrains de tennis. Je n’avais pas encore eu le temps d’ouvrir mon thermos de café, ni même de déplier mon fauteuil de plage…


— Viens-en aux faits s’il te plaît.


— Oui, pardon. J’ai été tellement surpris de voir quelqu’un se promener dehors à cette heure… je veux dire, hormis un membre du comité de surveillance… il sortait de l’impasse des fougères et semblait pressé. La capuche de sa veste de sport était relevée sur sa tête et je n’ai pas pu le reconnaître tout de suite. Quand il est arrivé à ma hauteur, tout s’est passé en même temps ; j’ai reconnu Julien, j’ai vu qu’il tenait à la main une enveloppe et je me suis souvenu qu’il faisait partie de ceux à qui nous avions déposé une fausse lettre. Il a longé l’avenue principale sur quelques dizaines de mètres, jusqu’ à l’allée des romarins. Je l’ai suivi de loin, très discrètement. Je me suis planqué derrière la voiture de Clotilde – mal garée une fois de plus – pour voir chez qui il se rendait. Eh bien, il a déposé son enveloppe dans la boîte aux lettres d’Agnès et est reparti aussi sec. C’est notre gars, j’en suis certain !


L’excitation de Bertrand était palpable. Jeanne, quant à elle, restait sceptique. Le comportement inhabituel de Julien ne prouvait rien. Il allait falloir creuser. Elle renvoya son voisin chez lui après lui avoir donné rendez-vous, une heure plus tard, devant chez Agnès. La priorité était de savoir ce que contenait l’enveloppe.


À l’heure dite, Jeanne et Bertrand se retrouvèrent au fond de l’allée des romarins, devant une petite maison ocre, aux volets vert amande et flanquée de deux immenses cyprès. La femme appuya sur le bouton de l’interphone puis patienta. Après un long moment d’attente, elle frappa à la porte, concluant que la sonnette ne fonctionnait peut-être plus. Elle n’eut pas plus de succès.


— Personne vous ouvrira !


C’était Marie-Jo, la voisine d’en face, qui leur avait lancé ces mots en même temps qu’elle sortait ses poubelles, blouse à fleurs sur le dos et clope au bec.


— On est l’premier vendredi du mois. La vieille Agnès est partie chez sa sœur. Elle rentrera pas avant l’milieu d’après-midi.


— Et merde ! lâcha Bertrand en donnant un coup de pied rageur dans les lavandes plantées sous les fenêtres d’Agnès.


 


Ils avaient fait chou blanc. Il faudrait cuisiner directement Julien en espérant qu’il crache le morceau. Jeanne avait conseillé à Bertrand de rentrer chez lui. Il manquait de sang-froid et ça n’aiderait pas l’enquête. Elle préféra s’adjoindre les services de Franck et Jean-Charles. Ces deux-là avaient beaucoup de respect pour Jeanne et étaient trop heureux de l’aider à mettre la main sur le corbeau qui avait tant nui à leurs familles respectives dernièrement.


D’un bref coup de fil, Jeanne avait sommé Julien de venir la retrouver près de la Gargote, sous le vieux chêne liège de l’esplanade. Lorsque le suspect la rejoignit, les deux gros bras qui s’étaient tenus embusqués derrière des buissons proches, sortirent de l’ombre et coupèrent toute retraite à Julien. Ce-dernier se mit à suer à grosses gouttes. Profitant de l’effet de surprise, Jeanne décida d’entrer directement dans le vif du sujet.


— On t’a vu déposer une enveloppe dans la boîte aux lettres d’Agnès, tôt ce matin.


Elle n’eut pas besoin d’en dire plus. Julien n’était ni brave, ni fort. Le ton autoritaire de la femme et l’air mauvais des deux costauds qui l’encadraient finirent de le liquéfier totalement.


— Si vous pensez que j’ai quelque chose à voir avec cette histoire de lettres anonymes, vous vous trompez totalement. Si je suis allé chez Agnès, c’est parce que je reçois le journal tous les jours et pas elle. Les mots fléchés de l’avant-dernière page, moi je m’en moque. Je les garde donc dans une enveloppe et la lui dépose une fois par semaine. Vous savez, avec sa petite retraite, Agnès est obligée de compter le moindre centime. Elle a même dû résilier son abonnement au journal, alors je lui découpe les grilles de mots fléchés du mien.


— Mais pourquoi agir en catimini, comme un voleur ?


— Pour que personne ne sache. Pour ne pas lui faire honte. Je sais que mon sens du commérage ne fait pas de moi le type le plus apprécié du domaine, mais je ne suis pas un salaud pour autant. Si tout le monde apprenait qu’Agnès est fauchée, la pauvre n’oserait même plus mettre un pied hors de chez elle.


Jeanne soupira puis s’éloigna, sans un mot.


 


Durant l’après-midi qui suivit, l’ex-enquêtrice passa en revue tous les éléments dont elle disposait. Pas une seule des hypothèses émises ne se vérifiait. Les pistes qu’elle avait menaient toutes à des impasses. Contrariée et fatiguée, Jeanne se mit au lit de bonne heure. En se couchant elle n’imagina pas qu’un drame se préparait et que sa nuit serait courte.


Vers cinq heures, elle fut tirée du sommeil pas des coups frénétiques à sa porte. D’abord agacée d’être ainsi réveillée, Jeanne comprit vite qu’il se passait quelque chose d’anormal. Entre deux coups sur le bois, elle entendait la voix de Franck qui l’appelait, mi-criant, mi-pleurant. Elle se leva à la hâte et sauta dans les premiers vêtements qu’elle trouva avant d’aller ouvrir.


Franck était là. Le visage aussi blanc que son t-shirt et les yeux rouges. Rouges aussi étaient les tâches qui maculaient ses habits, ses mains et ses bras. Du sang. Beaucoup. Énormément. Jeanne avait compris. Ce sang n’était pas celui de Franck. Mais alors, à qui appartenait-il ? D’anciens réflexes refirent surface. À gestes lents, la femme se décala vers la commode de l’entrée sur laquelle était posée une lourde statuette de bronze.


— Franck, s’il te plaît, reste où tu es. Dis-moi ce qu’il se passe.


— C’est Robert. Je l’ai trouvé comme ça. Jeanne… il est… je crois que…


— Allons-y !


Robert était étendu sous le vieux chêne. Il baignait dans une flaque de son propre sang, la bouche et les yeux ouverts. Jeanne réprima un haut-le-cœur et se concentra sur le reste de la scène. Le gardien avait les bras lacérés. Dans sa main gauche un gros tesson de verre lui avait manifestement servi à pratiquer les mutilations mortelles. L’éclat provenait certainement d’une bouteille de whisky ; les autres bris de verre et l’étiquette Jack Daniel’s se trouvaient à trente centimètres du cadavre. Non loin de là, les baies vitrées de la gargote avaient été vandalisées. « VOUS ÊTES TOUS DES MOUTONS » pouvait-on lire en lettres orange, tracées sans doute avec l’aérosol de peinture de chantier qui trainait au pied de l’arbre.


Franck était tombé sur cette horrible scène lorsque, pris d’insomnie, il était sorti pour faire son footing matinal avant que la chaleur de cette fin de mois d’Août soit trop forte. À présent il pleurait comme un gros bébé, assis par terre, à quelques mètres de Jeanne, toujours couvert du sang du pauvre Robert. Ses tentatives pour le sauver n’avaient servi à rien. Il était déjà trop tard quand il était arrivé sur les lieux.


Au loin, des sirènes braillaient. La cavalerie arrivait. Alors qu’elle allait se retourner pour accueillir ses anciens collègues, Jeanne s’interrompit. Un détail venait d’attirer son attention. Coincé entre le dos du cadavre et le tronc de l’arbre, plusieurs feuilles de papiers se trouvaient là. La femme s’en saisit et commença à les lires.




Chapitre 4: La potence du Loup, par helhiv

Jeanne blanchit sans même avoir à prendre connaissance en détails des différents feuillets. Elle avait sous les yeux de quoi éclaircir une grande partie de l’affaire mais aussi la preuve que le corbeau contrôlait tout de A à Z et jouait avec elle et son comité de surveillance. Peut-être-même en faisait-il partie. Tous ces papiers avaient été placés là à son attention, suffisamment cachés pour que le pékin moyen ne les trouvent pas, mais immanquables pour une enquêtrice chevronnée comme elle. La police serait là dans une minute tout au plus et un dilemme lui torturait le cerveau. Garder ces papiers au mépris de la loi ou prendre le risque de voir de vieilles plaies se rouvrir en confiant sa découverte à ses anciens collègues. La vue du policier qui descendait de voiture avec ses lunettes de soleil, celui-ci étant à peine levé, l’aida à prendre sa décision.


— Alexandre.


— Jeanne ? Comme le monde est petit ! Mais maintenant, c’est commissaire Gardiol, si tu veux bien.


Alexandre Gardiol avait le profil type de l’arriviste, inspecteur médiocre alors que Jeanne était encore en activité, n’hésitant pas à écraser quelques collègues au passage et à lécher autant de bottes que nécessaire pour parvenir à ses fins. Pas étonnant de le retrouver à ce poste. Et toujours ce ton narquois…


— Je te croyais en retraite, ma vieille. Toujours sur le coup, hein ?


Ma vieille ? Ce petit con se permettait de la tutoyer alors qui mouillait son pantalon dès qu’elle haussait la voix quinze ans plus tôt. Au mieux, il allait la faire dégager, au pire, il allait la considérer comme suspecte.


— Il n’y a pas beaucoup de mystères. C’est bel et bien un suicide.


— Ça, c’est mon équipe qui va l’établir, OK ? Et puis, j’ai entendu parler d’un corbeau… Alors forcément, ça sent la merde ! Au moins, tu n’as pas perdu la main, la scène de crime est nickel. Personne n’a touché le corps ?


— Pas que je sache. J’ai juste vérifié que Robert était bien mort.


— Embêtant, ça ! Robert ? Ah, ben oui ! Laisse ton adresse à Giraud et rentre chez toi. Je passerai dans la matinée. Va te recoucher, on a besoin de sommeil à ton âge !


— Sans t’offenser, Alexandre, tu devrais avertir le SRPJ. Le poisson est trop gros pour toi.


Et elle tourna les talons en se délectant de la tête furieuse de son ancien adjoint. Elle le laissait avec le cadavre et le vieux chêne, dont la sinistre réputation n’allait pas s’améliorer avec tout ce sang dont ses racines allaient se nourrir.


 


Il y avait trois pages, imprimées sur une imprimante de mauvaise qualité. La première était une lettre adressée à Robert, pas un des tracts qui avaient pollué les boîtes aux lettres. Elle exposait les mêmes faits mais avec la proposition de les taire en échange d’une somme rondelette : trente mille euros. Si le paiement n’était pas effectué à une date correspondant à la semaine précédente, les faits seraient mis sur la place publique. Manifestement, Robert n’avait pas payé. La rumeur avait été lancée et l’avait conduit s’ôter la vie. Un peu trop facilement. La deuxième était recto-verso et présentait des extraits de relevés de compte du gardien de la résidence. Il n’y avait aucun doute que les accusations du corbeau été fondées. Le Domaine était une copropriété très importante, trop grosse disaient certains, et fonctionnait avec un budget qui aurait pu faire perdre la tête à quelqu’un qui n’avait jamais gagné beaucoup d’argent. Le corbeau était donc aussi un maître-chanteur. On changeait de catégorie. S’il était raisonnable de penser que les ragots colportés par ce malfaisant au sujet de Clotilde, Franck et Jean-Charles, et La Gargote ne reposaient que sur du vent, ils servaient d’écran de fumée à double effet : noyer le poisson et instaurer une atmosphère délétère qui rendrait chacun suspect et ferait ressortir les petits secrets. Le criminel avait fait chou blanc avec Robert et paraissait avoir trébuché par orgueil en laissant ces papiers près du corps. Il y avait cependant la troisième feuille, très ressemblante à la lettre reçue par Robert, mais adressée à… Jeanne. Comment ce sale type avait-il pu savoir ?


 


Les faits remontaient à plus de quarante ans. Jeanne était toute jeune inspectrice et des femmes flics il n’y en avait pas beaucoup à cette époque. A la fin des années soixante-dix, il s’agissait de faire taire les féministes, pas de confier à des femmes des responsabilités excédant trop la préparation du café. Il y avait eu un meurtre : un homme retrouvé chez lui avec la gorge tranchée. L’assassin qui avait à l’évidence prémédité son forfait s’était également acharné sur les parties génitales de la victime. A l’époque, il n’y avait pas d’analyses génétiques et ses collègues avaient vite conclu à un crime crapuleux dont le coupable serait difficile à retrouver. Affaire classée. Pas pour elle. Des éléments n’avaient pas été exploités. Des cheveux trouvés sur le corps. Un bout de peau sous les ongles du mort. La position du cadavre qui montrait qu’il connaissait son bourreau. Enfin, le coup de fil qu’avait reçu sa femme pour l’éloigner de son domicile. Les collègues de Jeanne en avaient fait des gorges chaudes et l’avaient appeler Miss Marple pendant des mois… en lui mettant la main aux fesses. Elle tint bon et finit par soupçonner la fille de la famille, Sylvie. Celle-ci ne tint pas longtemps lorsque Jeanne vint l’interroger. Elle lui raconta tout. La préparation du crime, l’exécution et la fureur qui l’avait saisie en y procédant. Elle raconta aussi l’inceste depuis ses huit ans, les viols qu’elles avaient subis presque quotidiennement pendant dix ans, les coups quand elle rechignait, sur elle ou sur sa mère. Celle-ci confirma tout avec plus de larmes que sa fille et le regret de ne pas avoir agi elle-même plus tôt. En 1979, l’autorité patriarcale légitimait implicitement l’inceste et le viol ne serait criminalisé que l’année suivante. Devant un jury d’assises composés d’hommes, Sylvie n’obtiendrait aucune circonstance atténuante ; c’était la perpétuité assurée. Entre la résolution de son premier meurtre et la perspective d’ajouter l’humiliation au malheur et de se rendre finalement complice d’un violeur, Jeanne choisit la voie de ce qu’on n’appelait pas encore la sororité mais qui était déjà de l’humanité. Elle se tut, reconnut s’être entêtée et retourna servir des cafés sous le regard condescendant du portrait de Giscard. Elle garda le contact avec Sylvie, à vrai dire pour être sûre qu’elle ne s’était pas trompée, sans d’ailleurs qu’une amitié naisse entre elles. La jeune fille trouva un emploi de serveuse et, bien des années plus tard, ouvrit un restaurant sur le Domaine, la Gargote.


 


Même s’il y avait prescription, la lettre menaçait de ruiner la réputation des deux femmes. Puisque Sylvie était ruinée – et le maître-chanteur y avait bien contribué avec sa stratégie tordue – c’était à Jeanne de payer. Le tarif était forfaitaire : trente-mille euros en billets de dix et vingt euros usagés. Classique. Le tout à déposer à la potence du Loup trois jours plus tard. Pas bête : six routes en partaient et la forêt alentour était inextricable. La potence était en réalité un immense frêne lugubre qui présentait la particularité d’avoir fait croître six grosses branches horizontales alignées sur les six chemins qui y menaient. Lorsque les loups pullulaient, c’est là qu’ils étaient pendus en compagnie de quelques brigands malchanceux. Il n’était évidemment pas question de payer, ni d’impliquer Gardiol ou même les membres du comité de surveillance. Seule Sylvie pouvait l’aider. Dès que le commissaire lui eut rendu visite et eut fait son numéro d’inspecteur Harry à la mode provençale, Jeanne fila vers la Gargote et vers son passé d’un même élan.


Sylvie était plongée dans ses comptes, à moitié sur son ordinateur, à moitié dans ses cahiers. Les deux modes de calcul donnaient les mêmes résultats : faillite, clef sous la porte, retraite anticipée, HLM, déprime. En extrapolant un peu. Et Sylvie était d’humeur sombre à extrapoler beaucoup. Elle cherchait où placer explosion de cervelle dans sa litanie.


— Bonjour, Sylvie.


— Tiens, Jeanne. Vous allez bien ?


— Pas trop, non. Tu me mets un Cinzano ?


— Rosso ?


— Ovviamente !


— Grandioso ! Et moi qui me lamentais que mon affaire allait couler ! Je crois que je vais de toute façon vous l’offrir. Qu’est-ce qui ne va pas ?


Les deux femmes s’étaient rapprochées à nouveau il y a cinq ans, à l’occasion de cours d’italien donnés par un retraité originaire de Turin. Des rumeurs, déjà, avaient évoqué une idylle entre le transalpin à la crinière argentée et la restauratrice. Ni Jeanne, ni Sylvie ne s’étaient jamais mariées. La première par désintérêt pour les hommes, la seconde parce qu’aucun n’avait plus pu la toucher sans provoquer une crise d’angoisse qui avait refroidi même les plus assidus.


— Le passé, Sylvie. Le passé…


Depuis quarante-quatre ans, jamais elle n’avait évoqué l’affaire qui les avait réunies. C’était tacite entre elles. Jeanne n’avait jamais attendu de remerciements et Sylvie n’avait jamais demandé d’absolution. Jeanne posa la lettre du corbeau sur la table où elle s’étaient installées devant leurs apéritifs respectifs. Sylvie lut lentement mais ne dit rien. Elle sortit une autre feuille plié en quatre de son tablier.


— C’était dans les boîtes aux lettres, ce matin. Vous ne l’avez pas vu ?


— « Bertrand Latouche est le corbeau » ? Un corbeau qui dénonce un corbeau, de mieux en mieux !


— Il est venu me voir, ce Bertrand hier soir. Il ne fréquente jamais la Gargote, je ne le connaissais que de vue. Il a fait des allusions, rien de précis, mais il semblait au courant d’autres choses. Sur moi. Sur…


— Oublie Bertrand, il est manipulé. Le corbeau, le vrai, joue avec nous. Il sait que j’ai débarqué Bertrand du comité de surveillance parce qu’il ne contrôle pas ses nerfs, et notre oiseau fétide l’a retourné. Il sait tout, il voit tout donc il sait que je suis ici mais il ne sait pas pourquoi. Je vais lui tendre un piège. Avec ton aide.


Cette dernière phrase n’avait pas été dite mais écrite sur un carnet. Un début de plan avait commencé à germer dans l’esprit de Jeanne. Un plan risqué pour Sylvie puisqu’il consistait à la mouiller jusqu’au cou. L’idée était de couper l’herbe sous le pied de leur adversaire en reprenant la main. D’abord, rédiger une lettre qu’il faudrait discrètement distribuer. Jeanne se chargerait de détourner l’attention du comité de surveillance. Le courrier délateur impliquerait Sylvie dans un meurtre commis quarante ans auparavant, sans autres précisions. Sylvie devrait profiter de son rôle de victime du corbeau pour discuter avec les autres personnes mises en accusation et trouver des indices sur qui aurait pu avoir accès à autant d’informations. Pendant ce temps, Jeanne se rendrait à sa banque pour vider son compte et ses livrets d’épargne. Il s’agissait de faire croire au volatile épistolier que Jeanne ne voulait plus être mêlée aux vieilles affaires et s’apprêtait à payer. Pour cela, il fallait qu’elle et Sylvie se fâchent publiquement. Tous leurs échanges se firent par l’intermédiaire du carnet. Les deux femmes se concentraient pour faire monter le ton oralement en se reprochant de vagues choses tout en écrivant. Lorsque tout fut au point, Jeanne se leva violemment en hurlant sur Sylvie qu’elle ne voulait pas tomber avec elle. Leurs dispute simulée se poursuivit sur le pas du restaurant où plusieurs personnes les surprirent en train de s’invectiver.


 


Le plan se déroula sans anicroche mais Jeanne dut aussi composer avec les hommes de Gardiol pour libérer le terrain à Sylvie. Son vieil entregent de flic lui servit à embobiner les policiers et à écorner au passage l’aura de leur chef. L’anecdote où le jeune inspecteur s’était retrouvé dans une fosse à purin avait fait son petit effet. Le lendemain de la rencontre entre Jeanne et Sylvie, tout le Domaine ne parlait plus que de cette dernière comme d’une potentielle tueuse. La rumeur concernant Bertrand avait fait long feu et constituait le premier revers du maître-chanteur. Sylvie dut supporter de voir sa devanture taguée et même un début d’incendie dans son entrepôt. Le corbeau-chanteur jouait manifestement sur du velours avec le troupeau de moutons que constituait les habitants du Domaine. Il fallut encore attendre une journée pour arriver au jour du rendez-vous fixé dans la lettre. Ce jour-là, Sylvie décréta que c’était trop de pression, fit ses valises et fit mine de partir chez une cousine à Marseille. Entre temps, elle était parvenue à un étrange recoupement. Une seule personne avait l’emploi et les compétences nécessaires pour cracker des serveurs d’archives : Amélie, la femme de Jean-Charles. Elle laissa un papier avec ce nom en un endroit convenu à destination de Jeanne qui ne sortit de chez elle que pour le récupérer. Le reste de son temps fut consacré à constituer une sacoche de billets (faux) crédible.


Sylvie était descendue à la première gare et avait loué un vélo électrique pour se rendre dès la fin de matinée à proximité du grand frêne. La journée fut longue mais bénéfique. Amélie se manifesta deux fois. Une fois vers quatorze heures pour installer ce qui semblait être une caméra dans le frêne maudit. Une seconde fois vers vingt heures pour vérifier que la niche qu’elle avait indiquée dans lettre était libre et creuser des trous à proximité. Sylvie avait pris des photos. Peut-être serait-ce suffisant pour l’incriminer ? Pourquoi risquer d’attendre la nuit ? A vingt-deux heures trente, Jeanne déposa comme prévu le sac puis fit un long détour pour se positionner à quelques dizaines de mètres de Sylvie. Jeanne serrait un Glock neuf millimètres. Elle trouvait que tout ça était un peu trop facile. A minuit quinze, une silhouette surgit des bois à l’opposé de leur position pour s’emparer du sac. Aussi rapidement que leur âge le permettait, Jeanne et Sylvie bondirent, la première tenant la corbelle en joue, la seconde filmant toute la scène. Celle-ci ne parut pas surprise mais leva les mains.


— Pourquoi avez-vous fait tout ce mal, Amélie ? interrogea Jeanne en s’approchant lentement.


— Pourquoi ? Mais pour le fun, Mamie ! Pour m’amuser, pour l’adrénaline ! Vous êtes une vieille fille, vous ne savez ce que c’est d’être mariée à un Jean-Charles !


La suite alla très vite.


— Ou à un Franck, pourrais-tu ajouter, mon amour !


Jeanne et Sylvie se retournèrent et virent Lucie à quelques mètres braquant sur elles un fusil de chasse. La tête de Jeanne fut emportée la première puis ce fut celle de Sylvie avant qu’elle n’ait pu fuir.


— Je suppose que le sac ne contient pas d’argent…


— Du papier sûrement. Ce n’est pas très lucratif notre histoire !


— Bah, tu l’as dit, c’est pour l’adrénaline, chérie. On rigole bien, non ? Et puis, il y a du fric chez la flic ! On les enterre ?


— Les tombes sont prêtes et j’ai amené l’acide. Et après ?


— Tu sais, Ugolin, le débile ? Je me demande s’il n’est pas attiré par les petits garçons…


— Ça, c’est vraiment dégueulasse !


— Mais, on est dégueulasses, trésor. Peut-être que sa maman paiera même si ce n’est pas vrai...