Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: Le Domaine, par AlexGNSTR

C’était ce que, dans la région, on appelait pompeusement « un domaine ». Laissons ce terme là et admettons simplement qu’il s’agissait d’un grand lotissement. Perchées au sommet d’une colline, émergeant comme une île d’un océan de pins parasols, près de quatre cents maisons se serraient les unes aux autres. Elles toisaient, en contrebas, la ville qui s’étalait jusqu’à la mer et ne manquaient pas d’évoquer la pittoresque image des villages perchés qu’on trouvait dans l’arrière-pays. Le domaine, vu de loin, avait tout d’une carte postale de ce joli coin de Provence.


Lorsqu’on empruntait la petite route qui sinuait entre les grands pins, il fallait parcourir un bon kilomètre avant que deux zigzags consécutifs se lancent à l’assaut de la colline et mènent devant le portail principal. Surmontée d’une arche maçonnée et flanquée d’une maison de gardien étroite et haute, aux allures de mirador, cette entrée en imposait. Une fois qu’on avait pénétré dans la résidence, on ne pouvait qu’admirer les parterres fleuris encadrant une voie goudronnée impeccable.


Les maisons, toutes différentes, s’accordaient néanmoins dans un ensemble harmonieux. Leurs façades étaient en majorité enduites dans des teintes douces allant du blanc cassé à l’ocre rosé. Elles s’octroyaient parfois la fantaisie de pierres apparentes par petites touches et étaient invariablement coiffées de toitures peu pentues, en tuiles canal. Des volets à persiennes complétaient cette image d’Épinal avec leurs touches de vert amande, de bleu ciel, de rouge terre cuite, de brun chocolat ou de jaune moutarde. Ce mélange bigarré se posait sur un fond nuancé de verts. Les oliviers, les chênes et les cyprès enveloppaient les bâtisses dans un écrin végétal dense et confortable.


Çà et là, l’avenue principale était ponctuée d’impasses où se groupaient les habitations par petites quinzaines, donnant à voir leur face chaleureuse et cachant derrière elles des jardins en restanques.


Ainsi se déployait l’immense copropriété sur une ligne de crête de presque deux kilomètres. Deux kilomètres au terme desquels on arrivait sur une grande esplanade. Autour de cette dernière, se répartissaient deux cours de tennis, une aire de jeux pour enfants, huit terrains de pétanque, une piscine aux dimensions peu communes, pourvue de vestiaires, d’une pataugeoire, d’une cascade et d’un toboggan, ainsi que d’un grand bâtiment de plain-pied, aux larges baies vitrées et au toit plat. Affectueusement nommée La Gargote, la bâtisse avait de multiples usages. Salle des fêtes en hiver, elle se transformait à l’arrivée des beaux jours, en un bar restaurant qui faisait également, dépôt de pain, rôtisserie et épicerie de dépannage. Sur sa terrasse, les chaudes soirées d’été s’animaient de concerts, de karaokés et d’une quantité pléthorique d’animations, dignes des clubs de vacances de la région.


Il faut dire qu’environ la moitié des maisons du domaine étaient des résidences secondaires. Elles n’étaient donc habitées qu’en période estivale. Ce qui aurait pu sembler un inconvénient le reste de l’année, lorsque l’euphorie de l’été retombait et que les lieux se dépeuplaient, était en fait vécu comme une bénédiction par les riverains permanents. Une fois les estivants rentrés chez eux, le calme revenait. Les habitants « à l’année », tel qu’ils s’appelaient eux-mêmes, se connaissaient tous plus ou moins et se côtoyaient. Une vraie vie de village, avec ses bons et ses mauvais côtés.


La tranquillité que suggérait ce cadre enchanteur était cependant toute relative. Depuis quelques semaines maintenant, les voisins se saluaient de loin, les amis semblaient s’éviter et la Gargote était bien moins fréquentée qu’elle aurait dû l’être en cette fin septembre chaude et ensoleillée. Les habitants du domaine étaient aux abois. Un corbeau était à l’œuvre. 


Tous les trois ou quatre jours, un feuillet de papier jaune pâle était déposé dans chaque boîte aux lettres durant la nuit. Les plus sombres aspects de la vie intime des uns et des autres étaient ainsi dévoilés. La curiosité morbide, qui ressurgissait du plus profond de chacun dans ce genre de situation, amenait les résidents à s’interroger, non pas sur l’identité de l’odieux dénonciateur, mais sur celle de sa prochaine victime.


Nombreux étaient déjà ceux qui avaient fait les frais de ces pamphlets. Jamais aucune preuve n’était apportée à ces affirmations et, la plupart du temps, les individus qu’elles visaient criaient à la calomnie et au mensonge. Toutefois, le doute s’insinuait ; perfide, inévitable et destructeur.


La première sur qui les regards lourds de jugements s’étaient posés avait été Clotilde. Elle élevait seule sa fille, enchainait les petits boulots et les ennuis avec sa mère sénile. Tous s’accordaient pourtant à dire que sa grande générosité n’avait pas d’égal et que son sourire aurait su illuminer la journée d’automne la plus maussade. Mais lorsque le corbeau avait prétendu qu’elle avait plus d’affection pour ses bouteilles de gin que pour sa progéniture, elle s’était vue ostracisée du jour au lendemain.


Quelques jours après cela, deux familles avaient été prises pour cible par la missive accusatrice du corbeau. Franck et Jean-Charles étaient connus de tous pour leur grande amitié et leur passion pour le football. Ils ne manquaient jamais l’occasion de regarder un match ensemble et leurs épouses respectives, Lucie et Amélie, s’en accommodaient très bien. Les maris dans une maison, les enfants et la baby-sitter dans l’autre, elles en profitaient pour sortir entre filles. Cependant, la seconde lettre du corbeau avait annoncé que, lors du dernier match qu’ils avaient regardé ensemble, Franck et Jean-Charles avaient poussé le curseur de la camaraderie un peu plus loin et qu’après avoir sans doute bu plus de bière que d’habitude, s’étaient abandonnés ensemble à la découverte de territoires jusqu’alors inexplorés. Les copines de soirée en étaient alors venues aux mains, s’accusant tour à tour d’avoir su et de n’avoir rien dit ou bien de n’avoir jamais été bonne à satisfaire son homme au point qu’il aille chercher ce qui lui manquait auprès d’un autre. Le tout s’était fait dans une empoignade rageuse et hystérique, sur la terrasse de la Gargote, en plein apéro dominical.


C’est à la suite de ce spectacle pathétique que l’établissement s’était peu à peu vidé. Le scandale, c’est excitant. Tout du moins tant qu’il ne vous touche pas de trop près. Ceux qui, tour à tour, étaient pointés du doigt par les lettres anonymes étaient évités comme des pestiférés dont la honte aurait éclaboussé quiconque les approchait.


Sylvie, la gérante du restaurant, désespérait de voir sa clientèle fondre comme neige au soleil. Et le coup de grâce lui fut porté le jour où, à son tour, elle fut sur la sellette. À en croire le billet de l’accusateur, son vin était coupé à l’eau, la nourriture qu’elle servait était périmée et l’hygiène de ses cuisines laissait à désirer. Elle eut beau clamer que personne ne s’était jamais plaint et qu’aucune intoxication n’avait jamais été déplorée à la suite d’un repas dans son établissement, le mal était fait. Les derniers courageux qui fréquentaient encore la Gargote cessèrent de venir et Sylvie songea à clore la saison avec un mois d’avance.


Les révélations s’enchainèrent. Un tel fut accusé d’avoir renversé le chat de sa voisine, un soir qu’il rentrait d’avoir fait la fête. Il fut imputé à une telle de s’être, quant à elle, montrée violente envers sa compagne. On lut même que les jardins saccagés au printemps précédent ne l’avaient pas été par des sangliers, mais par les fils du gardien.


À ce rythme-là, tous les habitants du domaine finiraient par être accusés de quelque mauvaise action ou vice inavoué. Les annonces donnant lieu à des réactions de plus en plus imprévisibles, un drame était à redouter. Si cette mécanique implacable avait déjà apporté son lot de haine et de destruction dans la vie, auparavant paisible, des riverains, tous s’accordaient sur une certitude : il fallait vite mettre la main sur le délateur. Et très vite même, avant que le pire ne se produise.




Chapitre 2: Le corbeau n'existe pas, par saule

          Un silence de mort régnait sur la Gargote. Par la porte ouverte et les grandes baies vitrées, profondément adossée à une de ses confortables chaises en bois, Sylvie contemplait sa terrasse, vide malgré l’enjôlant soleil du soir. Un petit rire sans joie lui échappa, remontant le coin de sa lèvre en un demi-sourire. Les imbéciles…


        S’ils savaient ce qu’elle avait fait, ils l’ostraciseraient, sans aucun doute, et bien plus férocement que les victimes de ses pamphlets. Et alors ? Et puis quoi ?


         De toute manière, qui irait la soupçonner ? Qui irait croire qu’elle avait détruit sa vie, coulé son affaire juste pour… Quoi ? La satisfaction morbide de voir les autres souffrir ? L’aigreur soudaine d’une femme approchant la cinquantaine ? Elle sourit tristement. Peut-être bien. Ou peut-être pas.


          Non ; elle savait très bien que ce n’était pas pour ça. Quoique pour l’aigreur…


        Cela faisait vingt-six ans que Sylvie tenait la Gargote, qu’elle les voyait rire ensemble, passer de bonne soirée, se dire « bonjour voisin ! » ah ! "les meilleurs amis du monde" ! Quelle hypocrisie !...


         Sylvie avait quarante-neuf ans. Cela faisait quarante-neuf ans que le mensonge lui faisait mal.


Déjà, petite, quand ses parents lui nommaient les choses, elle voyait bien que quelque chose clochait, que ce qu’ils disaient et ce qu’ils vivaient ce n’était pas la même chose, mais c’était flou, de sa petite enfance elle gardait une vague nausée. Son premier véritable souvenir était quand sa grand-mère était morte et que ses parents avaient refusé de lui en parler, « elle est partie au ciel » avaient-ils dit, « elle est heureuse là-bas », mais elle avait bien vu à leur regard et à leur posture que ça ne collait pas, qu’il y avait un décalage entre ce qu’ils disaient et ce qu’ils savaient. Là, elle l’avait vu ; elle avait compris quelque chose.


Et puis en grandissant, quand on lui enseignait les maths, la grammaire, l’ordre social, la place des choses dans le monde quoi, et qu’il ne fallait surtout pas poser de questions, et que rien n’allait avec rien, que le b ne suivait pas le a, que c’était insensé. Elle les voyait tordre les choses, mais ils ne s’en rendaient même pas compte.


Puis, toute sa vie, elle avait vu les faux sourires, les je-crois-ce-qu’on-me-dit-de-croire-tapez-pas-c’est-pas-moi, les gens qui appuyaient toutes leur vie sur des chimères, comme ça, parce que c’était plus facile, les « je t’aime » qui s’enfuyaient pour un morceau de papier jauni.


Alors elle avait appris à faire avec, et elle s’était menti elle aussi, elle avait tout mis sous le tapis, juste pour ne pas égorger quelqu’un ou foncer dans le premier ravin avec sa voiture. Juste pour survivre.


Ça avait marché.


Pour un temps : le mois dernier, tout avait explosé.


C’était pourtant un soir normal. Un karaoké avait été organisé. Ça chantait faux, les enfants se couraient après et tout le monde riait très fort. Les boissons, la nourriture et l’argent coulait à flot. Elle envoyait derrière le bar, les cuisines turbinaient et ses quatre serveurs couraient entre les tables. C’était un bon soir pour la Gargote.


C’était pourtant au milieu de cette joyeuse effervescence que le monde s’était distordu.


Tout s’était ralenti, les son avaient été étouffés comme par un brouillard et elle les avait vus : ces bouches trop tendues, ces rires qui sonnaient faux, ces regards fuyants, tout ce bruit qu’on faisait pour éviter de se poser les bonnes questions. Et elle était complice de ça, elle.


La vieille nausée l’avait envahie, son cœur s’était mis à lui faire mal à force de se cogner à ses côtes et le tournis l’avait saisie.


_ Sylvie ? Tout va bien ? l’avait interpelée une voix.


Elle était revenue au monde au galop, aspirée, et avait croisé le regard plein de sollicitude de Clothilde, qui sirotait un diabolo au comptoir.


_ Oui. Oui, tout va bien.


Après ça, la soirée s’était poursuivie normalement –enfin, presque, car elle devait lutter pour ne pas écarquiller les yeux d’horreur à chaque visage où tombait son regard. Ils étaient laids… ! Comment avait-elle pu passer à côté pendant tout ce temps ?


Quand enfin elle s’était effondrée sur son lit, elle savait ce qu’elle devait faire : il lui fallait absolument vérifier si elle était folle –ou si c’était un symptôme préménopause ou que savait-elle encore bref si ça venait d’elle– ou si la laideur qui lui avait sauté au visage avait une part de fondement.


Elle avait mal dormi, tiraillée de mauvais rêves, se tournant et se retournant sans cesse entre ses draps poisseux. Mais le lendemain, elle avait défini sa première question : la vie de communauté tant vantée, dont la Gargote était une plaque tournante, était-elle réelle ou bien n’était-elle qu’un gros mensonge, qui ne tenait que tant que les choses étaient faciles ?


Décidée à procéder par étape, elle avait commencé par quelque chose de grossier, dont les villageois ne manqueraient pas de rire : tout le monde aimait Clothilde, tous savaient qu’elle était une bonne mère et personne ne la voyait jamais boire d’alcool, son pire péché étant le diabolo fraise. Tout le monde ne manquerait donc pas de crier à la calomnie et Sylvie, soulagée, pourrait passer au test suivant.


En un sens, on pouvait dire que le résultat avait dépassé ses attentes : dès le lendemain, après une seule vérification, elle avait sa réponse.


Quand elle s’était rendue compte de se qui se passait, elle avait dû s’enfermer plusieurs heures dans les toilettes pour calmer sa nausée et ses tremblements, prétextant qu’elle se sentait male –ce qui, bon sang, était le cas ! Comment pouvait-on être… à ce point… Comment pouvait-on croire plus volontiers un foutu bout de papier anonyme que la personne qu’on côtoyait quotidiennement depuis des années ?


Sylvie avait pleuré.


Le lendemain, quand elle avait entendu ces garces de Lucie et Amélie condamner Clothilde sans appel –tout ça pour un foutu bout de papier jauni qu’on avait glissé dans leur boîte aux lettres !– elle avait serré les dents pour ne pas les étrangler et avait décidé de leur faire connaître à leur tour les joies de la calomnie, histoire de les faire réfléchir un peu –et aussi : croiraient-elles encore le bout de papier ou bien les hommes avec qui elles partageaient leur vie depuis près de quinze ans ?


L’empoignade qui avait suivi lui avait –hélas !– donné sa réponse.


Quand enfin, après cette soirée pitoyable, elle avait regagné ses pénates, elle était trop choquée pour pleurer ou rager. Bon sang… Il y avait du boulot.


Dès le lendemain, elle s’était aperçue d’une conséquence inattendue de sa campagne pour la vérité : la Gargote se vidait. Non seulement les derniers estivants rentraient chez eux en avance, mais en plus les résidents à l’année l’évitaient ! Cela n’avait pas arrêté Sylvie, bien au contraire : elle avait multiplié les pamphlets. À chaque nouveau mensonge qu’elle assénait, la "communauté" montrait un peu plus son vrai visage. 


L’espoir qu’elle nourrissait malgré tout était de voir –enfin !– quelqu’un tenir un raisonnement. Qu’enfin, quelqu’un soit capable de se dire –tout simplement– : c’est faux pour moi, donc pourquoi pas pour les autres ?


C’était un soir de fatigue, en désespoir de cause, qu’elle s’était visée elle-même. Allaient-ils la condamner, elle, pilier du village depuis plus d’un quart de siècle, dont personne n’avait jamais eu à se plaindre, sur la foi d’un bout de papier jauni glissé dans leur boîte aux lettres par une main anonyme ? À ce moment, elle se doutait déjà de la réponse, mais ça ne l’avait pas empêchée d’être très déçue de ne pas être déçue.


Maintenant, les voilà qui parlaient de « chasse au corbeau ». Les imbéciles…


Ne comprendraient-ils donc jamais que le corbeau était en eux, nulle part ailleurs ? Comment aurait-elle pu leur faire croire des choses qu’ils ne voulaient pas croire ? C’était absurde… !


Le corbeau n’existait pas, et il serait temps qu’ils s’en rendent compte ! Il serait temps qu’ils se mettent à sa chasse au corbeau, au vrai corbeau, celui qui leur faisait croire n’importe quoi sur la foi de n’importe qui, celui qui les faisait cracher à la gueule de leurs voisins au moindre prétexte… ! Leur défiance, leur amour des ragots, leur crédulité de petits enfants et tout ce bordel dans leurs têtes, que même la chambre d’un gamin de quatre ans était mieux rangée ! Voilà ce qu’il fallait mettre en chasse et temps qu’ils ne l’auraient pas fait, rien ne pourrait s’arranger.


Rien, jamais.


Un pas sur le bois de sa terrasse la fit rouvrir les yeux qu’elle avait fermés. Quelqu’un entrait dans la Gargote.


 




Chapitre 3: Le ravi a tout compris, par helhiv

Qui pouvait bien avoir assez de courage pour risquer son estomac ou plus incroyable encore pour venir simplement lui parler ? Ce serait donc si incroyable que quelqu’un se réveillât enfin, vînt lui confirmer que la réaction de tous les habitants du Domaine était lamentable, et peut-être même lui pardonner son expérience destructrice ! Non, pas de miracle, c’était juste Ugo qui encadrait sa grande carcasse aux bras trop longs dans l’entrebâillement de la porte-fenêtre. Ou plutôt si, c’était un miracle de le voir braver l’interdit maternel et franchir le seuil de la Gargote. Malgré ses cinquante ans, Ugo était persuadé que l’établissement était un lieu maléfique et ce par la grâce des leçons de sa mère. Celle-ci Sylvie eut bien pu l’ajouter à sa liste de victimes sans se forcer dans l’imaginaire. Ugo, en revanche, jamais elle n’y aurait touché. Même pour rire. Il était encore plus innocent que Clothilde.


Ugo, c’était en vérité Ugolin, inspiration pagnolesque d’une mère qui ne voulait pas le devenir, à une époque où faire passer son enfant était encore un crime. Elle n’avait pas pensé que la sonorité médiane du prénom de son enfant ferait le lit des plaisanteries douteuses de ses camarades de classe. Sylvie elle-même s’y était laissée aller. C’était au CE1, à un âge où les enfants sont méchants pour essayer de faire comme les grands. Parce que le cerveau d’Ugo ne fonctionnait pas comme celui de ses petits camarades, ou pas aussi vite, ou pas du tout pour les plus cyniques. Le docteur Panisson, qui était plus méchant qu’efficace, disait de lui qu’il n’était même pas assez intelligent pour être l’idiot du village. Dans les Alpes, on eut dit de lui qu’il était un crétin. En Provence, les plus braves le qualifiaient de ravi. C’est vrai qu’il était toujours content, le petit puis le très grand Ugo. En cinquante années de sa vie dédiée à sourire aux fleurs et à câliner les arbres, nul ne l’avait jamais pris en flagrant délit de colère.


Sylvie comprit soudain ce que celui qu’elle avait défendu durant toutes leurs années d’école primaire venait faire : la protéger à son tour. D’elle même ou des autres. Oh, bien sûr, Ugo était incapable de comprendre ce qui secouait le Domaine. Incapable de lire ne serait-ce que son prénom, la notion de calomnie lui était aussi étrangère que la trahison ou le mensonge. De toute façon, Ugo ne parlait jamais. Ne parlait plus. Des premiers sons qu’il avait tenté dans ses jeunes années, il n’avait reçu que l’écho aigri de sa mère ou les moqueries de ses trop peu semblables. Fataliste à sa façon, il avait préféré se taire pour toujours à l’âge où d’autres ânonnent leurs premiers poèmes. Non, il n’entendait rien à ces histoires d’adultes qui ne l’étaient pas assez, mais il sentait par tous les pores de la peau que le hameau souffrait aussi sûrement qu’il savait sentir un arbre malade aux pulsations infimes de sa sève contre sa joue posée sur l’écorce. Ugo sentait que tout ce malaise convergeait vers la Gargote où il trouvait également son origine. Pour qu’il entrât chez Sylvie au risque de subir les foudres de son abominable génitrice, il fallait que l’heure fût grave et qu’il craignît pour la seule personne qui lui ait jamais exprimé de la tendresse.


Seulement, Sylvie n’était pas d’humeur à s’occuper de ce doux géant, au sourire béat et aux yeux inexpressifs. Même si Ugo représentait la part la moins haïssable de l’humanité, c’est à dire son humanité à elle, les quelques centaines de résidents du Domaine, ceux-ci s’étaient figés dans son regard dans la laideur sous laquelle ils s’étaient révélés ce soir fatal. Leurs visages bouffis d’hypocrisie, de jalousie et d’orgueil lui étaient apparus sous le masque bienséant du vivre ensemble. Et que lui renvoyait son propre miroir ? N’avait-elle pas elle-même éprouvé un plaisir acide à imaginer les torts et les travers des unes et des autres ? Puis, sa farce lui avait échappé tel un sortilège fou qui contraignait désormais tout le monde à vivre sans masque. Elle était déchirée entre l’idée que ces faces hideuses n’étaient elles-mêmes que des masques façonnés par une société poussant à toujours plus d’égoïsme et l’idée qu’elle se trompait, qu’elle était la cause de tout, qu’elle était la tumeur maligne de sa propre communauté.


Mais déjà, Ugo lui avait pris la main et la tirait vers l’avenue. Il l’entraîna dans les allées, marchant dans l’ombre, évitant la pâle lumière lunaire qui se moquait bien de ce couple improbable. Derrière un fourré, Ugo força Sylvie à s’accroupir et à faire silence. Elle pensa, encore honteuse, qu’un après-midi de juin, trente-cinq ans plus tôt, c’est elle qui l’avait emmené dans les buissons où il l’avait naïvement suivie. Mais Ugo tendait son bras vers les arbres et Sylvie, perdue dans ses souvenirs, regarda stupidement son doigt. Il dut lui pivoter doucement le menton pour qu’elle vît un homme perché dans les branches derrière des jumelles, puis un autre tout de noir vêtu, derrière un tronc, armé d’un appareil photo. C’était la chasse. Tout au long de l’avenue, la nuit était mise sous surveillance et les étoiles osaient à peine filer. La Lune elle-même se voila de nuages pour échapper à l’erreur judiciaire. Le volatile graphomane était traqué par tout ce que le Domaine comptait de justiciers et d’irréprochables. Freux et corneilles surpris en flagrant délit de veille nocturne devaient montrer plume blanche pour prouver leur incapacité à écrire. Sous la cape magique du ravi du village, le vrai corbeau, qui n’en était pas un, naviguait d’un carrefour à l’autre sans attirer les regards, protégé par les arbres amis.


Ugo l’emmena près d’une petite maison blanche ornée d’un potager bien entretenu et productif, qui apportait quelques légumes, bienvenus en fin de mois. La maison de Clothilde, comme la moitié de ses occupants, dormait. L’autre moitié était installée à la table de la cuisine, une joue appuyée sur une main, un coude appuyé sur la table. Comme des complices de dessin animé, les deux amis d’enfance, tentèrent un regard par la vitre éclairée. La main qui n’était pas occupée à soutenir la tête de Clothilde effectuait un manège d’automate remplissant un verre à moutarde d’un liquide transparent puis vidant ce verre dans la bouche de sa propriétaire jusqu’à ce qu’ivresse s’ensuivît. Car point ne s’agissait d’inoffensive eau mais bel et bien de brûlant gin comme l’étiquette de la bouteille le révélait à Sylvie. Ugo n’avait pas besoin de savoir lire pour comprendre. Pire encore que ses considérations sur la petitesse des humains, l’idée d’avoir eu raison au hasard donna une telle nausée à Sylvie qu’elle sentit ses jambes fondre sous elle et sa tête heurter la pelouse avec un bruit sourd. Son acolyte la releva sans délicatesse, comme s’il lisait en elle et qu’il en était consterné. Il la fit de nouveau regarder ce tableau de désespoir. Les larmes de Clothilde coulaient dans son verre et sur la table où gisait, encore hargneux, le papier pisseux qui avait fait d’elle une ivrogne.


Sylvie avait espéré que ce serait Jean-Marc, le professeur d’Université, Jacques, le remplaçant de Panisson ou bien sûr Hans, qui s’était tant investi pour la ville au point de se retrouver premier adjoint. Elle s’était dit que l’éclair viendrait d’eux. Ils étaient intelligents, chacun à leur façon ; ils étaient calmes, pondérés et capables de recul. Si quelqu’un pouvait simplement réfléchir à l’absurdité des révélations du corbeau, ce devait l’un d’entre eux ou un autre du même tonneau. Mais elle avait aperçu Jacques parmi les guetteurs, Jean-Marc l’avait insultée suite à son auto-diffamation et Hans voulait porter plainte contre tout le monde. Le sursaut d’humanité était venu d’un organisme dénué de toute capacité de raisonnement, un homme-enfant qui voyait chaque personne comme une espèce de fleur, qui s’émerveillait encore du lever du soleil et qui remerciait secrètement les oiseaux de chanter. Une personne sensible et évidente mettait Sylvie face à la réalité et face à ses cauchemars : l’abstème Clothilde ne racontait plus d’histoires à sa fille le soir pour mieux sombrer dans le gin, puisqu’on disait que c’était la vérité, puisque Sylvie écrivait qu’elle était une pocharde. C’était bien une malédiction qui avait échappé à la maladroite apprentie sorcière, un terrible sort qui poussait ses victimes à accomplir ses infâmes prophéties.


Cette nuit-là, Ugo emmena Sylvie contempler le champ de ruines qu’elle avait enfanté. Elle vit Franck se moquer de Lucie dans les bras d’une certaine Lolo ; Amélie tromper Jean-Charles avec Anna, son assistante. Lucie et Jean-Charles maudire ensemble leurs conjoints en massacrant leurs albums photos respectifs. Elle contempla impuissantes des couples autrefois aimants en venir aux mains et même aux fers à repasser. Elle pleura devant le spectacle d’un père habituellement paisible rossant ses enfants pour des délits qu’elle avait inventés. Elle surprit Madame Jeantou, la mémère à chats, répandre de la mort-aux-rats dans le jardin de ses voisins au risque d’empoisonner ses petits chéris. Comble de l’horreur, malgré le quadrillage des vigies arboricoles et la battue des alpagueurs de corvidés, elle se trouva presque nez à nez avec un de ses émules qui risquait sa vie en reprenant son œuvre délétère là où elle l’avait laissée. Il semblait hélas qu’elle avait suscité des vocations. Lessivée, écœurée d’elle-même plus encore que des autres, soutenue par un Ugo qui n’avait jamais cessé de sourire parce que la vie, malgré tout, était belle, Sylvie retournait péniblement vers la Gargote quand elle aperçut dans un bosquet Gino, l’homme de sa vie, son amour secret depuis vingt-huit ans, sept mois et six jours, s’enfuir alors qu’il venait de tenter d’abuser de Joanne, la coiffeuse bigote, à qui elle avait deux jours auparavant taillé une réputation de catin et qui leur cracha au visage. Ugo coucha sa vieille amie et la veilla tandis qu’elle dormait d’un sommeil de mort, sans rêve et sans reproche. Un sommeil d’oubli. Un sommeil de survie.


Au matin, il y avait une feuille jaune paille pliée en deux et glissée sous la porte. La missive, rédigée dans un style qu’elle connaissait bien, s’appliquait à démontrer que le dénommé Ugolin Giraud, attardé notoire mais aussi infect vicieux pédophile, profitait de sa stature pour entraîner des adolescents sous les pins afin de les contraindre à des actes odieux. Sylvie vomit sur le torchon. Au moins Ugo n’aurait-il jamais à lire les ignominies qu’elle avait elle-même inspirées. Le moment était peut-être venu de se regarder en face.




Chapitre 4: Le mond é maichan, par AlexGNSTR

Dans la gargote déserte, Sylvie s’était attablée devant son ordinateur. Ce n’était pas pour faire ses comptes. Son affaire était maintenant au point mort. C’était pour écrire. Ce qu’Ugo lui avait montré la nuit précédente avait hanté son sommeil. L’épuisement avait eu raison d’elle et elle ne s’était réveillée qu’au matin, mais une migraine tenace avait élu domicile dans son crâne. La souffrance de ceux qui n’ont pas l’esprit tranquille se cramponnait à elle, bien décidée à ne pas la laisser en paix. Les accusations infondées portées à l’encontre d’Ugolin avaient fini de la dégoûter complètement et son petit-déjeuner s’était violemment rebellé, refusant de rester dans son estomac.


Sylvie avait compris le message. Il fallait enfin faire preuve de courage. Elle s’était crue bien maline à jouer les délatrices anonymes, se prenant pour une justicière, chantre de la vérité. Elle n’était en fait qu’une petite égoïste, pleutre et amère. Trop prompte à pointer du doigt les travers des uns et des autres, elle s’était contentée de remuer la fange. Jamais la méchanceté n’avait fait rempart à la méchanceté. Il ne lui restait qu’à espérer qu’il ne fût pas trop tard pour rattraper ce désastre en roues libres.


Seule la vérité me sauvera, s’était-elle dit avant d’allumer son ordinateur.


Il était temps de faire des aveux complets, d’expliquer sans pudeur ni faux-semblants comment elle s’était laissé gagner par l’aigreur, d’appeler chacun à un peu plus de raison.


Dehors, la pluie s’était mise à tomber, forçant à rentrer chez eux les derniers oiseaux de proie en chasse d’un inavouable secret à se mettre entre les serres. La seule certitude qu’avait Sylvie en cet instant, c’était que personne ne viendrait la déranger.


Il faut croire que les certitudes sont faites pour ne pas le rester, car après un quart d’heure, Ugo poussa la porte du restaurant. Les traits de son visage dessinaient un profond désespoir. Plus la moindre trace d’un sourire, mais des larmes mêlées de pluie et de sang qui dégoulinaient sur ses joues.


Du sang ? Sylvie bondit de sa chaise. Elle se rua vers ce grand bébé trempé pour l’asseoir et le soigner. Elle trouva, dans le placard où elle entreposait les objets trouvés que les vacanciers ou les habitués oubliaient parfois sur sa terrasse, une serviette de piscine épaisse et douce, parsemée de petits dinosaures. Ce n’est que lorsqu’elle revint enrouler le grand rectangle de tissu éponge autour des épaules d’Ugo qu’elle remarqua ce qu’il tenait dans ses gros doigts.


Trois pierres, chacune de la taille d’une mandarine, étaient maculées de sang, elles aussi. Le cœur de la femme se serra quand elle comprit. L’horrible diffamation avait fait son œuvre, l’ignorance avait engendré la haine puis la violence. On en était arrivé là ; à jeter des pierres sur un enfant. C’est précisément ce qu’était Ugolin Giraud : un enfant de cinquante ans.


— Tout est ma faute, sanglota Sylvie à mesure qu’elle le frictionnait avec la serviette et nettoyait la plaie à son front ouvert. Je suis tellement désolée qu’on s’en soit pris à toi. Mon pauvre petit ange, je vais tout arranger, je te le promets.


Comme à chaque fois, Ugo ne dit rien. Il se contenta de lever vers Sylvie ses grands yeux tristes, son regard de gamin perdu qui ne comprenaient pas pourquoi on lui avait jeté des pierres à la figure. Il se laissa faire quand la femme lui entrouvrit les mains pour prendre les cailloux. Il ne broncha pas lorsqu’elle le fit se lever puis rassoir devant un radiateur poussé au maximum afin qu’il sèche vite. Il s’émerveilla, sincère et innocent, des torchons de couleurs vives qu’elle avait posés dessus un peu plus tôt et s’en saisit pour jouer avec.


Tandis que le géant placide se balançait doucement d’avant en arrière, poussant parfois des petits cris de contentement, Sylvie se remit à poser des mots sur ce qui avait conduit la communauté du domaine dans l’abime.


La pluie cessa et Ugo voulut s’en aller en même temps que les derniers nuages gris.


— Prends soin de toi, petit ange, lui fit promettre Sylvie. Si tu vas te promener, garde-toi des mauvaises rencontres. Tu sais, parfois le monde est méchant.


En guise de réponse, le ravi lui déposa un baiser sur le front avant de tourner les talons. Son sourire était revenu en même temps que le beau temps et Sylvie adressa une prière silencieuse à l’univers pour qu’il ne s’efface plus jamais.


Peu avant l’heure du déjeuner, Sylvie acheva de rédiger sa confession. Elle remit du papier dans l’increvable imprimante laser qui lui servait d’ordinaire à imprimer ses menus. Elle imprima ses trois pages d’aveux en autant d’exemplaires qu’il y avait de maisons dans le domaine, les mit sous enveloppe et quitta la gargote. Avec presque quatre-cents boîtes aux lettres dans lesquelles déposer sa missive, elle avait une longue distribution devant elle.


Cela prit à Sylvie une bonne partie de l’après-midi. Elle en prit conscience lorsqu’elle croisa, vers la fin de sa tournée, un groupe d’une dizaine d’adolescents, portant cartable ou sac à dos, détaler devant elle en poussant des gloussements goguenards. La femme fut prise d’une envie d’aller explorer les fourrés d’où ils venaient d’émerger, afin de mettre au jour le mauvais coup dont ils semblaient si fiers. Elle se retint. Ses velléités de justicière n’avaient causé que du drame et du malheur. Il lui fallait terminer sa distribution, révéler sa faute, en assumer les conséquences et espérer de tout cœur que la plaie qu’elle avait ouverte finirait par cicatriser, que le monde se réparerait de lui-même avec le temps.


Une demi-heure plus tard, une fois toutes ses lettres déposées, elle repassa par l’endroit où elle avait croisé la bande de jeunes gens. Elle se figea soudain d’horreur en entendant un cri déchirer l’air du soir qui tombait. Une voix qui se brisait, une gorge qui crachait son effroi, un cœur qui tombait en miettes. Remontant à contrecourant de la plainte qui n’en finissait pas, Sylvie tomba sur Solange, la mère d’Ugolin, hagarde au milieu de la rue, terrorisée, désespérée, la tête entre les mains, comme dans une mauvaise parodie du célèbre tableau de Munch.


— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle à la pauvre femme qui, sous le choc, était incapable de répondre.


D’une main osseuse et tremblante, elle ne parvint qu’à faire un signe vague vers le passage entre sa maison et celle du voisin. Ne cherchant pas à comprendre, Sylvie s’y engouffra et déboucha dans le jardin.


La première chose qu’elle remarqua, ce fut le trou dans la haie, comme si un sanglier l’avait traversée. Plus loin, elle aperçut une masse, mais ce n’était pas un animal. Ugo était couché sous un immense chêne-liège, roulé en boule contre son arbre préféré. La poitrine serrée par un monstrueux pressentiment, Sylvie s’avança lentement. Elle sentit que le pire était à craindre. Alors, dans le jour qui baissait, le ciel se para de teintes flamboyantes, des rayons de soleil se glissèrent sous la frondaison du grand chêne et baignèrent d’or liquide toute l’horreur de la mort du petit ange.


Sa lèvre inférieure était fendue en deux endroits. Un de ses yeux était poché. Sous ses cheveux poissés de terre et de sang, l’arrondi de son crâne était déformé, enfoncé. Il baignait dans une flaque vermeille dont Sylvie devina qu’elle représentait plusieurs litres. Dans sa grande paluche écorchée, il tenait contre son cœur une feuille de papier jaune et froissée. Sylvie l’extirpa et la déplia. Elle reconnut la lettre l’accusant à tort et qu’il n’avait pas su lire, mais sur laquelle il avait tracé maladroitement de son doigt sanguinolent :


« LE MOND É MAICHAN »