Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: On aurait dû le jeter du pont, par VanessaP

— Clarisse, passe-moi la pelle.


Clarisse s’exécute, trop choquée pour réfléchir. Elle retourne au coffre du trois-cent-huit de son père, récupère l’instrument et le tend à Jonas. Ce dernier l’attrape et commence à creuser, sous le faible faisceau de lumière que sa lampe torche lui envoie. Du haut de l’arbre qu’il a sélectionné. Dans la forêt où il les a emmenés. Avec le véhicule qu’ils ont emprunté. Sans permis.


Jonas, le plus âgé, n’a pourtant que seize ans et à peine quelques heures de conduite à son actif. Cela ne devait pas se passer comme ça. Lui et ses cadets, Nathan et Jeanne, sont venus passés la nuit, chez elle et son frère Elliot, pendant que leurs parents profitaient des spectacles parisiens. Les enfants étaient restés seuls, sous la surveillance de Jonas, si l’on pouvait dire. Celui-ci préférait geeker sur son jeu vidéo plutôt que vérifier si les petits étaient nourris, couchés ou rassurés. Alors ils ont mangé n’importe quoi et se sont endormis à point d’heure, effrayés par les histoires de fantômes de Nathan.


Pourtant, cette nuit-là, Jonas s’est montré bien utile, lorsque l’homme a tenté d’entrer par effraction dans la maison. Et qu’il a réussi.


— Bon, Clarisse, reste pas plantée là ! Va plutôt faire le guet !


Faire le guet. Clarisse n’a que quinze ans. Elle ne voit pas bien ce qu’elle pourra faire si elle fait le guet et que quelqu’un approche. Malgré tout, elle acquiesce et repousse Elliot qui s’accroche désespérément à sa chemise de nuit.


— Je veux maman… murmure le gosse de six ans.


— Ça va aller, Elliot, le rassure Clarisse, je reviens dans un moment, reste avec les autres.


Sans tenir compte de ses suppliques, elle se dirige en direction de la route, pour surveiller les environs.


 


Jonas sue à grosses gouttes au-dessus d’un trou encore inexistant malgré ses coups de pelles répétés. Jeanne, à quelques mètres de lui, vide toutes les larmes de son corps.  


— Nathan, va mettre les petits dans la voiture ! s’agace Jonas.


Nathan peste. Il a quatorze ans et n’a aucune envie de jouer les babysitters. Pourtant, la situation est grave. Trop grave. Alors, il attrape Jeanne qui sanglote et Elliot qui s’est accroché à lui et les guide tous deux jusqu’au véhicule. Quelle idée de les avoir amenés ?


Jonas reste seul dans la nuit. Il creuse, creuse et creuse encore. Ses pelletées sont de moins en moins remplies, mais son outil cogne inlassablement contre des pierres, en une musique effrayante. Jonas en soulève certaines, se heurte à d’autres, impossibles à déloger. Il continue malgré tout, décalant sa visée. Cela fait quinze minutes qu’il y est. Peut-être même trente. Et l’orifice obtenu ressemble à peine à l’ouverture d’un terrier de lapin. De blaireau éventuellement. Mais quelle alternative ? Alors il creuse encore.


 


Jeanne est fatiguée. Du haut de ses dix ans, elle pleure doucement dans la voiture, aux côtés d’Elliot qui s’est accroché à elle et de Nathan qui peste dans sa barbe. Mais elle ne leur prête aucune attention, elle ressasse les évènements de la nuit. Tout est de sa faute. Si elle n’avait pas bu tout ce soda, elle n’aurait pas eu envie de faire pipi trente minutes après s’être couchée. Et elle n’aurait pas vu l’homme entrer par la baie vitrée à l’arrière de la maison. Elle n’aurait pas crié. Cela n’aurait pas alerté Jonas, absorbé dans son jeu vidéo. Il n’aurait pas attrapé la belle sculpture en pierre noire des parents de Clarisse et Elliot. Et il ne l’aurait pas abattue sur la tête de l’intrus.


Maintenant, ils sont là, dans l’obscurité et le froid de la nuit, à enterrer un macchabée.


« C’est comme ça qu’il faut faire, quand on tue quelqu’un », a dit Jonas.


S’il le dit, cela doit être vrai. C’est lui le grand après tout. Mais Jeanne préfèrerait dormir dans son lit en cet instant et entendre les talons de Maman lorsqu’elle rentrerait en riant discrètement, avant de monter l’embrasser. Tout est de sa faute. Ses sanglots redoublent.


 


            Nathan en a marre des gémissements de Jeanne. Il en a marre des ordres de Jonas qui s’est pris pour le chef de la bande. Lui n’a aucune envie de se trouver là. Il l’avait dit qu’ils auraient simplement dû jeter le corps par-dessus le pont de Maisons-Laffitte. Ils auraient alors juste eu à le balancer et à rentrer chez eux avant que les parents ne reviennent. Soi-disant que cela aurait été trop visible. Du coup, maintenant ils sont là, dans cette forêt lugubre, à attendre que Jonas creuse son trou pour y enterrer le braqueur. Tant mieux qu’il soit mort. Nathan ne voit pas en quoi c’est un problème. Si ça n’avait pas été lui, ça aurait été l’un d’eux. Légitime défense. Voilà tout.


— Mais tu vas finir par la fermer ! crie-t-il à Jeanne, lassé de ses lamentations pitoyables.


Un silence s’installe un instant. Juste un instant. Puis Jeanne sanglote de plus belle, rejointe par Elliot dans sa sérénade.


— Je veux Maman ! se plaint-il.


— Oh et puis merde, lance Nathan, avant d’ouvrir la portière et de sortir du véhicule, je vais prendre l’air.


 


            Clarisse s’est suffisamment éloignée pour ne plus entendre les coups de la pelle heurtant les pierres. Chacun des bruits lui rappelle celui violent d’un crâne qui se brise, puis celui du choc sourd d’un homme qui s’écroule sur le sol. Le cri de Jeanne l'a réveillée et elle est descendue voir ce qu’il se passait. Juste à temps pour observer le crime de Jonas. Juste à temps pour voir le sang s’écouler de l’occiput défoncé de l’individu. Cette image resterait à jamais gravée dans sa mémoire. Comme celle du liquide rouge et visqueux qu’elle s’est efforcée d’éponger pendant que Jonas et Nathan trainaient le corps par la baie vitrée. Tout ce sang… Elle frotte ses mains sur sa chemise de nuit, pour en effacer les traces invisibles. Elles demeureront imprimées dans son esprit, quoi qu’il arrive.


            Un froissement régulier alerte Clarisse qui retient sa respiration. Elle se cache derrière un arbre en se montrant le plus discrète possible. Ses doigts posés contre le tronc, elle jurerait y percevoir un battement… Le sien probablement.


— Clarisse ? appelle la voix inquiète de Nathan.


— Ah c’est toi… fait-elle en sortant de sa planque, qu’est-ce que tu fais là ? Jonas a fini ?


— Non, bien sûr que non, il n’aura jamais fini… peste-t-il, on aurait dû…


— Allons, Nathan, tu sais bien que ça n’aurait pas été possible ! Déjà pour monter le corps jusqu’à la voiture, il a fallu qu’on s’y mette à trois… Nous n’aurions jamais pu le soulever par-dessus un pont !


Nathan se renfrogne en ronchonnant dans sa barbe. Il sait qu’elle a raison, mais ne l’admet pas. Râler, c’est bien tout ce qu’il peut faire. Quand Jeanne l’a secoué pour le réveiller cette nuit, en lui disant qu’un homme était mort, il ne l’a pas crue, bien sûr. Il s'est tout de même levé, devant son air affolé et l’a suivie jusqu’au salon. Il s'est figé en apercevant Jonas, sa statuette ensanglantée à la main, fronçant les sourcils devant un corps inerte qui pissait le sang. Un mort. Dans le salon. Lorsque Jonas a remarqué Nathan, ses yeux se sont éclairés d’une lueur d’espoir et il a commencé à distribuer ses instructions. Tous l'ont écouté sans broncher… Que pouvaient-ils faire d’autre ?


Un ronronnement s’élève au loin.


— Tu entends ? demande Nathan.


Clarisse fait oui de la tête. Elle regarde en direction du bruit et aperçoit bientôt des lumières qui transparaissent par intermittence à travers la forêt. Une voiture approche.


— Il n’y a pas d’autre route que celle qu’on a empruntée… constate Nathan.


Clarisse le sait. Elle est déjà livide à l’idée du cauchemar qui se poursuit. Les phares éclairent entre les arbres, suivant le chemin qui mènera inévitablement le véhicule jusqu’à eux. Qui peut bien venir dans une forêt en pleine nuit ? À part une bande d’enfants ayant tué un homme, bien sûr.


— Il faut prévenir Jonas, décide-t-elle et Nathan ne la contredit pas.


 


            Jonas n’a pas avancé d’un centimètre depuis au moins quinze minutes, il en est sûr. La lampe torche dont il se saisit lui confirme ses soupçons. Il a déblayé un maximum de cailloux, mais s’est finalement heurté aux racines de l’arbre sous lequel il a choisi d’enterrer sa victime. Quelle idée de creuser là ? C’était une idée de merde. Comme toutes les idées qu’il avait eues depuis le début de la soirée. Il n’aurait jamais dû accepter de garder les gosses déjà. Il s'est dit qu’il pourrait ainsi jouer tranquillement, mais ça non plus il n’aurait pas dû. S’il n’avait pas tué virtuellement des hommes des heures durant, peut-être n’aurait-il pas eu le réflexe d’attraper cette statue de malheur pour assommer l’intrus qui a fait hurler Jeanne. Le temps qu’il réalise son geste, tous les gamins étaient réveillés. Quel piètre gardien il faisait ! Il ne voulait pas que ses parents voient ça. Pas après toutes leurs remontrances sur les jeux violents devant lesquels il passe son temps. Il fallait se débarrasser du corps d’abord et l’arrivée de Nathan lui a donné une idée. Ils le porteraient tous les deux jusqu’à la voiture, iraient l’enterrer dans la forêt et reviendraient avant que les parents ne rentrent. Ils auraient laissé Clarisse et les petits s’il n’avait pas tant galéré à le hisser dans le coffre. Ils ont eu besoin d’elle. Et il n’était pas question que les gosses restent tout seuls à la maison après ça. Alors, les emmener a paru une bonne idée, ou du moins, la moins pire. Pourtant, à présent, ils pleurent dans la bagnole. Que fout Nathan ?


            Jonas jette sa pelle de dépit, s’essuie le front d’un revers de manche, saisit sa lampe torche et se dirige vers la voiture. Il découvre Jeanne et Elliot en larmes, dans les bras l’un de l’autre. Seuls.


— Où est Nathan ? demande-t-il, plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité.


— P…pa…r…ti…i… i, sanglote Jeanne en pointant la forêt.


            Quel abruti…


— Je veux Maman… réclame Elliot en chouinant.


— Allez, c’est bon, calmez-vous, tout va s’arranger.


Il ne voit pas bien comment et regarde les gamins, impuissant à les rassurer. Puis il entend des pas qui courent en leur direction. Il contourne la trois cent huit pour découvrir Clarisse et Nathan.


— Putain, t’étais où ? crie Jonas à son frère.


— Une voiture arrive, répond Nathan.


— Fait chier…


— Je veux Maman, signale Elliot en serrant un peu plus Jeanne contre lui, qui sanglote toujours.


— Oui, oui, Elliot, attends, s’impatiente Clarisse, avant d’ajouter à l’intention de Jonas : bon, qu’est-ce qu’on fait ?


Jonas ne dit rien. Il pince les lèvres de désarroi alors que Jeanne continue de pleurer.


— Je veux maman ! insiste Elliot en chougnant également.


— Tais-toi Elliot ! lui balance Nathan, on aurait dû le jeter du haut d’un pont, on n’en serait pas là.


Les larmes d’Elliot redoublent.


— Mais non, il ne parle pas pour toi, le rassure Clarisse en fusillant Nathan du regard.


— Eh bien, trouve une solution, toi, puisque t’es si malin ! braille Jonas à son frère.


La voiture se rapproche ; on entend à présent clairement le bruit de son moteur et des changements de vitesse. Jeanne pleure de plus en plus fort.


— Arrêtez de vous disputer ! ordonne Clarisse, vous voyez bien que ça perturbe les petits !


— Mais ils sont déjà perturbés les petits ! Ils ont assisté au meurtre d’un mec, putain ! Et maintenant, ils sont là à attendre qu’on l’enterre ! Tu crois que c’est en se parlant gentiment qu’ils vont arrêter de chialer ? explose Jonas.


— Je veux Maman ! crie Elliot à s’en fendre les poumons.


— La ferme Elliot ! aboie Nathan.


Clarisse prend son petit frère dans ses bras et Jeanne enfonce sa tête dans le ventre de la jeune fille pour étouffer ses sanglots. La voiture ne se trouve plus qu’à quelques centaines de mètres, encore un virage et elle apercevra la trois cent huit et les gamins au bord de la route.


— Ça suffit ! Que tout le monde se taise maintenant ! Tâchons au moins de faire bonne figure.


Jonas se place devant le cadavre pour tenter de le camoufler et éteint sa lampe torche. Nathan croise les bras et soupire de dédain, mais le rejoint quand même. Clarisse serre Jeanne contre elle pour l’encourager à la suivre jusqu’aux garçons. Ils sont à présent tous les cinq alignés, comme des ronds de flan et attendent le couperet, immobiles. Seuls les sanglots de Jeanne et les soubresauts d’Elliot brisent le silence qui les entoure.


La voiture arrive. Ses feux éclairent la route à quelques arbres de là, qui les camouflent sommairement. Si l’on y prête attention, il n’y a aucune chance de les louper. Jonas a avancé la trois cent huit au plus loin qu’il pouvait, mais la forêt est trop dense pour qu’il puisse s’y enfoncer plus. Alors, du sentier, on ne peut pas la manquer.


Le véhicule ralentit en passant devant eux, un visage les scrute à travers la vitre. Puis, il continue sa route sans s’arrêter. Les feux n’éclairent plus le chemin, le bruit de moteur décroit jusqu’au virage suivant. Jonas attend, sans bouger, redoutant un demi-tour, mais rien ne se passe. Il expire enfin.


Jeanne pleure toujours contre Clarisse. Cette dernière berce tendrement Elliot qui se blottit contre son cou.


— Et maintenant ? demande Nathan.


Jonas n’en sait rien. Il ne croit pas à leur chance, si l’on peut l’appeler ainsi. Mais même s’ils s’en sont sortis sur ce coup-là, le corps est loin d’être enterré. Même s’ils réussissent à s’en débarrasser, ils ne rentreront probablement pas avant leurs parents. Et même s’ils réalisent cet exploit, le coffre de la voiture gardera certainement des traces de leurs méfaits, malgré le drap avec lequel ils avaient pris soin de le protéger.


 


            Jeanne ne pleure plus. C’est ce qui alerte Nathan. Ses sanglots se sont arrêtés et elle fixe maintenant quelque chose derrière eux d’un air ahuri. Nathan se retourne :


— Putain, qu’est-ce que… ? commence-t-il.


Les autres observent à leur tour. Là où reposait le mort, quelques minutes auparavant, ne réside plus qu’un amas de terre et de racines.


— Tu avais terminé d’enterrer le corps, Jonas ? demande Clarisse sans y croire.


Il secoue la tête. Il rallume sa lampe torche et dirige son faisceau sur le tas nouvellement formé. Aucun doute possible : le macchabée est dessous. Un mouvement dans la lumière les fait reculer d’un bond. Les racines viennent de bouger. Jonas pince les lèvres en observant la zone. Clarisse retient son cri pour ne pas alerter Elliot qui s’est finalement calmé dans son cou. Nathan se frotte les yeux, incrédule. Jeanne, enfin, exprime tout haut ce que tout le monde pense, mais n’ose formuler :


— C’est l’arbre qui… c’est l’arbre qui l’a enterré.




Chapitre 2: On ne peut pas continuer, par Lyn

Silence fébrile.


Silence défiant.


Silence stupéfait.


— Au moins, on en est débarrassé, dit Nathan dans une sorte de rire nerveux.


Clarisse le toise avec de gros yeux.


— Quoi ? se défend le garçon.


— On… on ne va pas le… le laisser là…


— Et tu veux faire quoi d’autre ? Le sauver ? Il est déjà mort, c’est bien pour ça qu’on est là.


La jeune fille aurait voulu qu’il ne l’exprime pas si crument, mais elle ne peut nier l’évidence, se contenant d’ajuster la position d’Elliot qui devient lourd entre ses bras.


— Venez, on se tire.


Personne n’ose contredire Jonas. Quoi qu’il se soit passé, il n’y a plus rien à faire d’autre ni aucune raison de s’éterniser, à moins de vouloir définitivement perdre toute chance de rentrer à la maison avant les parents, ou pire, finir comme le macchabée.


Dans un silence de mort, le petit groupe reprend place dans la voiture, Clarisse entre les petits à l’arrière, les deux garçons à l’avant. C’est dans ce même silence que la 308 emprunte son dernier itinéraire en sens inverse.


— Ça va aller, murmure Clarisse tout bas pour Jeanne et Elliot serrés contre elle. C’est fini. On rentre à la maison…


Là, ils n’en parleront plus, il n’y aura même plus aucune raison d’en parler.


Les deux benjamins ne tardèrent pas à s’endormir, épuisés par les émotions de la nuit et bercés par le bourdonnement monocorde du moteur. Lentement, Clarisse dodeline. Elle aussi sent qu’elle abandonne malgré elle la contemplation des arbres qui défilent à travers la vitre. Elle a sans doute encore le cœur serré en repensant à cet homme, son sang étalé dans le salon, son corps perdu dans les bois, eux qui rentreront impunément à la maison. L’adrénaline nécessaire au déroulement de cette terrible mésaventure redescend aussi sec.


« On en est débarrassé », a dit Nathan.


Débarrassé.


Fini.


Passé.


Enterré.


— Freine !


Un crissement atroce vrille ses tympan tandis qu’elle bascule en avant et que son estomac se soulève.


Quand la voiture se stabilise, le dos de Clarisse heurte violemment le dossier. Elle a encore le cœur au bord des lèvres mais se ressaisit lorsque les plaintes simultanées d’Elliot et Jeanne s’élèvent.


La portière claque, Jonas est sorti.


— Ça va ? vérifie Nathan en se retournant.


Clarisse lui répond d’un hochement de tête hébété au milieu du concert de sanglots qui a repris de plus belle.


Sans plus s’attarder sur l’état de la situation, Nathan rejoint son frère dehors. Celui-ci est en train de jurer après l’arbre dressé en plein milieu du chemin.


« Il n’y a pas d’autre route que celle qu’on a empruntée ». Il a lui-même énoncé ce constat.


— Mais qu’est-ce que ça fout là, ça…


Si cet arbre avait été là, avec son tronc épais comme quatre poteaux électriques et ses racines tentaculaires, il n’aurait même pas été possible d’avancer sans quitter la route.


— Là, c’est sûr, c’est moi qui vais me faire tuer… ! s’exclama Jonas.


Ses yeux sont rivés sur le capot enfoncé. Le pare-chocs est tombé avec la plaque d’immatriculation et le phare gauche a volé en éclats.


— Elle va redémarrer au moins ? interroge Nathan.


Oui, non, peut-être, normalement. Qui sait ce qui aurait pu se passer s’il n’avait pas freiné à temps ?


Clarisse sort, Elliot cramponné à elle, Jeanne à leur talon. La lumière du phare encore allumé permet à Jonas de voir le visage rouge, couvert de larmes et de morve des petits, indemnes mais éprouvés par la secousse.


— C’est quand qu’on rentre à la maison… ! pleurnicha Elliot.


Clarisse le gratifia d’une caresse réconfortante avant de passer le pas, le confiant à Jeanne qui hoquète compulsivement.


— On ne peut pas continuer, déclare la jeune fille en voyant l’ampleur des dégâts.


— Quoi, tu veux qu’on campe ici ! rétorque Nathan.


— On n’arrivera plus à le cacher de toute façon.


La conclusion est évidente. Mieux vaut que les parents ne découvrent qu’un meurtre et une voiture cabossée, qu’une voiture cabossée et plusieurs morts.


De toute façon, Jonas étant le seul à savoir conduire, c’est à lui que la décision revient.


— On ne peut pas continuer, répète-t-il.


Il ne pouvait pas se rendre responsable d’un blessé ou pire, en plus d’un mort, en une nuit.


— OK, s’agace Nathan, alors on fait quoi ?


— On peut toujours rester ici en attendant qu’il fasse jour, suggère Clarisse, mal assurée.


— Oh oui, quelle bonne idée, on va camper au milieu des arbres qui bougent tous seuls !


— Mais ils ne…


— J’ai pas trop envie de rester là, s’immisce Jeanne.


— Je suis fatigué… ! geint Elliot en trépignant.


Sa sœur s’agenouille pour un câlin, sentant en elle aussi une irrépressible envie de pleurer, relâcher la tension de cette nuit qui n’en finit pas.


— Sinon, on peut avancer à pied, jette Jonas.


Devinant un caprice à venir, Clarisse renvoie un œil affolé au locuteur.


— Le type qui est passé… réfléchit Jonas tout haut.


— Il doit être loin, coupe Nathan.


— Oui, mais il devait bien aller quelque part.


Jonas doute qu’on puisse rouler en pleine nuit pour aller nulle part et cet homme représente leur lien le plus concret avec la civilisation humaine, son téléphone portable ne captant rien au milieu de ces ténèbres.


— Et peut-être qu’il n’est pas encore trop loin…


— Moi, je veux rentrer à la maison… ! martèle Elliot.


Au bout du compte, le petit groupe décide d’arpenter la forêt ; Nathan affirme que se séparer est la pire chose à faire, tous les films d’horreurs visionnés au cours de sa jeune existence à l’appui, et la raison revient à la majorité.


Toutefois, pour le bonheur des pieds d’Elliot et des oreilles des autres, Jonas consent à porter le garçonnet sur son dos.


Alanguie, Jeanne le regarde avec envie, parce qu’elle a froid et les paupières lourdes.


 


 


 


— Pipi.


Cette fois aucun sanglot dans la voix d’Elliot. Juste l’implacable appel de la nature.


— Maintenant ? gémit Clarisse. Tu ne peux pas te retenir un petit peu ?


— De tout façon, on n’est pas rendus, admet Jonas en s’accroupissant pour laisser le petit garçon descendre. Qu’il le fasse maintenant ou plus tard, ça ne va pas changer grand-chose.


Ils conviennent ensemble d’un buisson, à quelques mètres d’eux, derrière lequel il pourra se cacher le temps de sa petite commission.


— Mais j’ai peur du noir… proteste-t-il.


— Va avec lui, ordonne Jonas en tendant sa lampe torche à Nathan.


Il aurait bien protesté, toujours aussi ravi à l’idée jouer les babysitteurs, mais il n’a plus la motivation de tergiverser, juste le désir profond de s’en aller d’ici au plus vite.


Plus vite le chapitre du pipi express sera clos, plus vite ils se remettront en route, plus vite ils se sortiront de ce guêpier.


Néanmoins, c’est non sans grommèlement qu’il s’éloigne, la menotte d’Elliot dans la sienne.


 


 


 


Clarisse frictionne les épaules de Jeanne qui grelotte. Elle n’ose pas le dire, mais elle pense qu’ils auraient mieux fait de rester dans la voiture et quitter la forêt une fois le jour levé.


Il ne lui a pas semblé que les arbres aient bougé.


Bougé.


Les arbres.


C’est absurde maintenant qu’elle y pense.


Ça n’existe pas les arbres qui bougent.


Ils sont en train d’errer dans le noir et dans le froid à cause de quelque chose qui n’existe pas…


— C’est quand qu'ils ont fini… s’impatiente Jeanne.


Il doit y avoir une explication.


— Hé, vous vous en sortez ? cria Jonas.


Jonas a peut-être dévié de la route ? D’où la rencontre avec l’arbre en plein milieu de leur trajectoire. Lui aussi devait être fatigué.


— Les filles, vous ne bougez pas, je vais voir.


— Mais Nathan a dit qu’il fallait pas se séparer ! rouspète Jeanne.


— Je reviens tout de suite.


 


 


 


Jonas n’a aucun mal à se diriger, car la lumière de la lampe torche laissée à son cadet filtre à travers la végétation. Il évolue toutefois avec prudence, aux aguets, évitant de ne serait-ce que d’effleurer une radicule du bout du pied.


— Vous pourriez au moins répondre quand on vous appelle, maugrée-t-il en approchant de l’amoncellement de buissons.


Pas de réponse.


Silence fébrile.


Silence défiant.


Effroyable silence.


Ici lampe torche gît au sol.


Entre deux monticules de terre.




Chapitre 3: Avec ses racines, par Mintaka

Clarisse regarde la silhouette de Jonas s’éloigner entre les branchages. Elle ne le quitte pas des yeux jusqu’à ce que son ombre se fonde totalement dans l’obscurité. Elle parvient encore à capter les bruits de feuilles froissées que font planer ses pas avant que le silence n’enveloppe totalement les bois.


Seule la petite main froide de Jeanne qui agrippe la sienne repousse le sentiment d’abandon et d’immense solitude qui s’immisce au plus profond d’elle. Il n’y a plus qu’elles. Les garçons sont hors de portée, masqués par les troncs sombres.


Tordant ses chevilles sur le chemin caillouteux, Clarisse se sent fragile et impuissante. Peut-être aurait-elle dû prendre la pelle dans le coffre du trois-cent-huit. Elle réalise qu’avoir quinze ans ne veut pas dire n’avoir besoin de personne, finalement. Elle donnerait tout pour voir son père débarquer de nulle part.


Clarisse ouvre la bouche, prend une profonde inspiration et s’apprête à hurler leurs noms mais se ravise au dernier moment. Le peu de raison qui lui reste livre un combat à mort avec sa peur. Est-il vraiment bon de se faire remarquer alors que l’on vient de faire disparaître un cadavre ? Et d’ailleurs, comment s’est-il retrouvé sous ce monticule de terre ?


Jeanne a dit que l’arbre l’avait enterré.


Un gigantesque feuillu se dressait au milieu de la route qu’ils avaient prise à l’aller.


Ce n’est pas possible.


Ça n’existe pas, les arbres qui bougent.


Enfin, pas dans la vraie vie. Dans les livres de Tolkien qu’elle dévorait dans le bus en rentrant des cours, oui.


Mais pas dans la vraie vie.


Après tout, que savait-elle de la vie ? Elle n’avait que quinze ans. Qui peut prétendre à cet âge tout savoir de l’existence ?


-       On fait quoi ? demande Jeanne en grelottant.


-       Pour l’instant, je cherche une solution. Tiens, prends ma veste, tu es gelée. Tu veux bien me laisser réfléchir encore un instant ?


Jeanne acquiesce tout en enfilant le manteau qui la couvre jusqu’aux genoux.


Tolkien s’était peut-être inspiré de la réalité pour créer les Ents, ces arbres majestueux qui arpentaient jadis les bois de la Terre du Milieu. Dans le souvenir de Clarisse, Sylvebarbe était plutôt bien attentionné. A aucun moment dans ses nombreuses lectures, elle n’avait entendu parler d’arbres maléfiques. Spirituels, devins, magiques. Mais jamais maléfiques.


-       Tu penses vraiment qu’un arbre a enterré le vilain monsieur ?


Jeanne hoche la tête et répond :


-        Il a peut-être voulu nous aider.


-       Qui ça, l’arbre ?


-       Oui. Avec ses racines. Jonas n’y arrivait pas avec la pelle. Lui, il est bien plus fort.


-       Tu as peut-être raison.


Elle était maligne, cette gamine. Pourquoi enterrer le mort si ce n’était pour les aider ? L'arbre aurait pu s’en prendre à Jonas quand il tentait de creuser, s’il leur avait voulu du tort.


Serrant un peu plus fort la main de la petite et réprimant un frisson, Clarisse s’avance vers la forêt. Les garçons sont partis depuis trop longtemps. Peut-être sont-ils perdus ? Dans tous les cas, elle a bien trop peur du vide de la nuit pour rester à attendre sur ce chemin. Nathan l’a dit : mieux vaut ne pas se séparer. Les arbres, si vraiment ils bougent, ne leur veulent pas de mal.


Il faut retrouver les garçons.


Il faut trouver un moyen de partir d’ici.


Et si vraiment il y a des arbres capables de penser, bouger et peut-être même parler dans le coin, Clarisse n’est pas contre l’idée d’en rencontrer un.




Chapitre 4: Pour que je puisse te punir, par helhiv

Mais avant de taper la discut’ avec un arbre, il faudrait reformer leur groupe. Nathan et Elliot ne reviennent pas et Jonas est parti depuis plus qu’un quart d’heure. Les arbres de cette forêt ne sont peut-être pas du genre des paisibles ents du Seigneur des Anneaux. Et si les arbres s’en sont pris à son frère et à ses amis, la question devient juste : s’échapper. Pour ce faire, il n’y pas à hésiter et il faut courir dans la direction opposée à celle prise par les garçons. Ça signifie également les abandonner quoi qu’il ait pu leur arriver et ça, ça ne ressemble pas à Clarisse. Dans sa tête d’enfant, Jeanne a fait le même raisonnement mais avec une conclusion différente dictée par la peur.


— Viens, Clarisse, les garçons vont se débrouiller. Je ne veux pas les suivre !


— Chut ! Ce n’est pas possible d’attendre sans rien faire. Reste près de moi, on avance doucement.


— Non, s’il te plaît…


Il y a une minute, Clarisse avait l’impression que la forêt était dense mais elles progressent sans rencontrer le moindre arbre. Comme si ceux-ci s’écartaient devant elles. Biberonnée à Chair de poule et aux Contes de la nuit noire, elle a le net sentiment qu’elles sont les victimes sacrificielles d’un ogre dont les laquais leur prodiguent une dernière révérence. Les filles continuent d’avancer en direction d’un halo de lumière qui ne peut-être qu’une des lampes-torches.


— Jonas, c’est toi ?


Le silence n’est brisé par aucun son. Même le bruit de leur pas est étouffé par la mousse. Aucune chouette ne hulule. Nul furet ne furète dans les fourrés. Pas une vipère ne serpente dans l’humus alentour. Tous les sons qui devraient les terrifier sont absents. Ici, c’est le silence qui fait peur. Les arbres sont muets. Ce n’est pas par des mots qu’ils s’expriment. C’est le silence qui précède la grande frayeur, le moment où le spectateur sursaute au bruit infernal d’une lame d’acier crissant sur un tableau noir. Sauf que ce n’est pas un film. Ce sont deux enfants perdus dans une vraie forêt où d’invraisemblables événements se produisent…


— J’entends le ventre des arbres qui gargouille…


— Tais-toi, Jeanne, c’est le tien.


Clarisse sait gré néanmoins à la petite fille d’avoir parlé, d’avoir rompu la tension ne serait-ce qu’un instant alors qu’elle n’osait pas le faire. Elles sont arrivées là où gît la lampe. Entre deux monticules de terre. Clarisse et Jeanne n’ont pas compris. Malgré son effroi, Jeanne s’amuse à sauter d’une butte sur l’autre tandis que Clarisse ramasse la source de lumière pour balayer les environs immédiat avec un sentiment de malaise ; le sentiment ne pas être là où elles devraient se trouver. Clarisse et Jeanne ne comprennent pas ce que sont ces monticules de terre, si semblables à celui sous lequel l’intrus a été englouti. Elles ne comprennent pas avant que le faisceau de la torche ne balaie les branches basses. Elles ne comprennent pas avant d’apercevoir le cocon pendu, un cocon de lianes et de feuilles dans lequel quelqu’un se débat.


Jeanne a lâché la main de Clarisse et s’est enfuie dans le noir en hurlant. Ses cris résonnent longtemps tout en s’amenuisant. Il semble à Clarisse que l’enfant tombe plusieurs fois ; il lui semble l’entendre haleter de désespoir, manquer d’air, crier encore une dernière fois. L’adolescente se précipite vers l’étrange forme verticale, persuadée que celle-ci renferme un des garçons ; Jonas probablement compte tenu de la taille. Elle ne se reconnaît pas dans cette tête brûlée qui attrape les lianes pour les écarter. Où puise-t-elle ce courage alors qu’elle aurait dû suivre Jeanne ? Dans sa conviction de devoir sauver Jonas, son ami d’enfance ? Juste son ami d’enfance ? Ce n’est pas le moment d’être sentimentale et d’épiloguer sur ce trouble qu’elle ressent depuis quelques mois lorsque Jonas la regarde. De toutes ses forces, elle lutte contre les bras végétaux qui sont aussi vivants et mobiles que les siens, même si elle évite d’y penser pour ne pas devenir folle. Folle, elle pourrait bien l’être déjà car elle pressent ce qui se passe dans son dos. Sans lâcher prise, la torche entre les dents, elle se retourne. Avant que le pinceau de lumière ne les éclaire totalement elle a vu, elle en est sûre, des racines ramper sur le sol dans sa direction et des arbres entiers se déplacer pour former une muraille de troncs qui lui coupe toute retraite. La lumière les a immobilisés. Par d’étonnants mouvements de mâchoire, elle parvient à diriger le faisceau de la torche vers les lianes du cocon qui perdent soudain toute vigueur. Elle se débrouille pour les écarter suffisamment pour que le corps de Jonas chute au sol.


Celui qui fait battre le cœur de Clarisse suffisamment fort pour lui insuffler la témérité de lutter contre un arbre meurtrier est étendu parmi les racines de l’arbre qui a tenté de le tuer. C’est une vision d’horreur. La jambe droite de Jonas ne se prolonge pas plus loin que le genou. Le malheureux n’a plus de bras. Sa mandibule inférieure a également disparu. Les parfums de la terre ne font pas frissonner ses narines. Plus aucun battement de cœur ne soulève sa poitrine. Jonas est mort.


Bouleversée, Clarisse se précipite vers le tronc de l’arbre pour le marteler vainement de sa rage en hurlant sa haine avant de vomir encore et encore. Elle a oublié que son salut dépendait de sa lampe et l’a laissé tomber près du cadavre de Jonas. Celle-ci éclaire au hasard, fougères et herbes folles, rochers et... Entre ses larmes, Clarisse aperçoit l’impensable. Une voiture. Mais ce qui devrait allumer une étincelle d’espoir en elle la fait osciller au bord de la démence. Cette voiture est celle de son père avec son phare cassé. Celle-là même avec laquelle ils sont venus dans cette forêt maudite et qu’ils ont abandonnée sur la route. Comment s’est-elle déplacée ? Ou plutôt comment se peut-il que Clarisse se retrouve à quelques mètres du véhicule ? L’arbre maléfique a ramené Clarisse et la voiture à lui. Ici, l’esquisse de tombe que Jonas a creusée. Là, le monticule sous lequel est enterré l’homme qu’ils ont tué et dont ils ne savent rien. Devant tant de malheur, cette mort paraît insignifiante même si elle est à l’origine de tout. Non. Ce qui est à l’origine de tout, c’est la panique de Jeanne.


Pour ne pas repenser que le corps de Jonas repose à quelques pas d’elle, Clarisse doit se concentrer, réfléchir et se battre. Elle récupère sa torche et s’aperçoit que racines et arbres se sont approchés. Le chemin semble dégagé vers la voiture. Elle doit l’atteindre et s’enfuir quelle que soit la direction, même à travers champs s’il le faut. Pour cela, elle a besoin des clefs… qui sont dans le jean de Jonas. Elle pioche au fond d’elle-même, dans des endroits qu’elle ne connaissait même pas, le courage de faire demi-tour, de s’approcher du corps de son ami que les racines ont déjà à moitié enseveli. Elle braque le faisceau de lumière sur le cadavre et se force à penser que Jonas est ailleurs, que ce n’est qu’un mannequin habillé des vêtements de Jonas. Alors, elle s’accroupit et plonge sa main dans la poche du pantalon pour chercher la clef salvatrice. Mauvaise poche. L’autre est plus difficile d’accès. Elle perçoit la chair à travers l’étoffe et est sur le point de tourner de l’œil quand elle sent le plastique et la tige de métal. Elle arrache sa main de la poche comme si son geste était d’un seul coup sacrilège, une offense à la mémoire de Jonas.


Les secondes qui suivent sont emplies d’une course folle, la lampe braquée sur le sentier pour dissuader toute branche, toute racine, tout agglomérat de feuilles et de brindilles de lui barrer la route. Cependant, ce que Clarisse voit dans le halo de lumière jaune met une nouvelle fois sa raison au défi. La voiture semble s’incliner, le sol paraît se dérober sous ses pneus ou, pour être plus juste, la terre donne l’impression de l’avaler. Lorsque Clarisse est à portée de main de la carrosserie, il est trop tard pour espérer pouvoir s’enfuir avec la voiture qui est déjà engloutie aux deux tiers, les portières plongées dans l’humus mouvant. Elle n’ose s’approcher – pour quoi faire de tout façon ? - d’autant que la lumière n’a aucun effet sur les racines de l’arbre qui agissent en sous-sol. Au moment où la dernière surface vitrée va disparaître dans le sol, un visage déformé par la terreur se colle sur le verre formant une grimace grotesque.


— Elliot !


Le cri de Clarisse est englouti en même temps que le véhicule dans un effroyable vacarme de carcasse broyée par les racines agissant dans la terre désormais meuble. Jonas, maintenant Elliot, son petit frère… Mais Elliot n’était-il pas censé être enseveli sous un des monticules où elle avait ramassé la torche ? Alors, si Elliot était vivant, peut-être que Nathan l’est aussi… Peut-être s’agissait-il simplement d’irrégularités du terrain qu’elle a dramatiquement pris pour les tombes des garçons en voyant ce qui était arrivé à Jonas…


— Nathan ! Nathan ! C’est Clarisse ! Tu es là, Nathan ?


Son cri désespéré se perd parmi les frondaisons. Le silence est revenu sur la forêt et seuls les coups que son cœur inflige à sa poitrine indiquent qu’elle-même est encore vivante. Nathan ne répond pas. Probablement s’est-il enfui pris de panique et c’est ce que Clarisse doit faire elle aussi car elle n’est pas de taille à lutter face à cet assassin de bois et à ses racines qui serpentent sous ses pieds. Une fois de plus, c’est son instinct plus que sa raison qui remet ses jambes en marche pour l’éloigner du lieu de leur malheur. Ses jambes sont d’abord lourdes mais quand elle constate qu’elles avancent et lui donnent de la vitesse, elle accélère à travers les arbustes, qu’elle espère figés par la magie de sa lampe. Quelle distance parcourt-elle ? Cinq cents mètres ? Sur le sol irrégulier de la forêt, elle tente de garder le cap, de toujours plus s’éloigner de l’arbre et même de la forêt. Elle pense être sauvée lorsqu’elle en atteint la lisière mais elle ne peut toutefois pas progresser davantage alors qu’elle manque de chuter dans l’eau. Un étang. Elle doit le contourner ; en tout cas de pas s’arrêter. Elle s’applique à suivre le bord de l’eau, garder l’onde immobile à sa droite. Des obstacles l’obligent couramment à repiquer parmi les troncs si verticaux qu’il en paraissent artificiels. Soudain, elle s’arrête. L’étang n’est plus là, il y a des arbres partout. Elle rebrousse chemin sur quelques mètres mais elle s’est éloignée du plan d’eau… ou bien il a simplement disparu. Rependre la course alors qu’elle peut à peine respirer entre essoufflement et panique. Slalomer à nouveau entre les arbres qui la tienne à leur merci. Courir malgré tout parce que sa vie en dépend. Trébucher mais se relever. Trébucher encore sur… des monticules de terre, de feuilles et de racines, les mêmes que ceux au pied de l’arbre maudit. D’ailleurs, il est là. Majestueux. Immobile. Invincible. Les pas désordonnés de Clarisse l’ont encore ramenée au pied de ce qu’elle cherchait à fuir. La jeune fille s’accroche à sa lampe-torche dont l’intensité ne fait que faiblir. Les piles sont en train de délivrer leur ultime courant. Elle agite frénétiquement la main comme pour décoller les derniers électrons du fond. Dans son geste, le faisceau accroche un morceau de chair livide. Ce n’est pas possible. Où est-ce ? Elle ne voit presque plus rien, s’approche, tente de retrouver ce qu’elle a aperçu. Là, une enfant, écartelée par des lianes, une cinquième enroulée autour de son cou frêle, aussi blanc que l’albâtre.


— Non ! Jeanne ! Aaaah !


Noir. Les piles sont mortes et le cri de Clarisse ne déchire que l’obscurité où il se perd. Elle s’effondre, prostrée. Les secondes puis les minutes passent sans qu’elle puisse bouger. Un sanglot la secoue sporadiquement mais elle n’a plus de larmes. Puis, lentement, elle rampe vers le tronc où la petite est pendue, sans rien voir, en se fiant uniquement à ses sensations. Son cœur ne bat plus si fort. Elle est presque calme. Trop d’horreur tue l’horreur. Que pourrait-il lui arriver ? Mourir ? Elle ne croit plus avoir la moindre chance d’échapper à l’arbre. Elle refuse même d’y réfléchir. Elle se battra jusqu’au bout mais sans espoir. Elle se battra avec une rage d’autant plus animale que son combat l’opposera au végétal. Elle sent les plus grosses racines près du tronc. Pourquoi ne l’attaquent-elles pas maintenant qu’elle est privée de son bouclier de lumière ? A tâtons, elle explore l’écorce honnie et remonte ses mains jusqu’à sentir le pied minuscule de Jeanne, un pied que la vie a quitté, un pied où elle pose le front en une ultime marque de tendresse. Plus rien ne compte d’autre que ce contact entre elle et le corps inerte de l’enfant qu’elle n’a pas su protéger. De nouvelles minutes s’écoulent dans un silence absolu. L’arbre et ses racines assassines semblent respecter ce dernier moment de recueillement avant de l’attaquer et d’en finir aussi avec elle.


Pourtant, le temps reste suspendu, rien de survient. L’arbre n’est plus qu’un arbre parmi les autres. Les yeux de Clarisse se sont habitués à l’obscurité mais elle ne distingue que quelques formes, immobiles comme il se doit. Elle va rester là, à veiller la dépouille suspendue de Jeanne jusqu’à ce que le jour se lève. S’il se lève. Elle est sereine. Elle a un peu froid. L’adrénaline ne fait plus son effet et elle souffre des multiples griffures liées à sa folle escapade à travers les bois. Elle détourne à peine la tête lorsque deux phares de voiture l’illuminent brutalement. Elle a dû s’endormir. Le corps de Jeanne n’est plus là. Des claquements de portière. Les voix de ses parents.


— Clarisse ! Elliot !


— Jonas !


Elle est si lasse que de savoir ses parents à quelques dizaines de mètres ne lui apporte ni joie ni espoir.


— Clarisse ! Elliot ! C’est Maman. Vous êtes là ?


Comment ont-ils su ? Peu importe. Elle se lève enfin et fait péniblement quelques pas. Voilà, ils l’ont aperçue. Au moment où son père se précipite vers elle, la terre tremble. Elle est violemment projetée au sol et la panique revient d’un coup. Ses muscles se contractent et ses pupilles se dilatent pour saisir chaque détail de la scène qui s’offre à elle, que l’arbre sadique lui offre. La terre s’est ouverte juste devant la voiture de sa père. Celle-ci est en équilibre instable au bord du gouffre qui les a avalés et menace de plonger dans l’abîme à chaque instant. Sa raison vacillante lui ordonne de ne pas bouger mais ses jambes ne lui obéissent plus. Elles parcourent rapidement les quelques mètres jusqu’au bord du trou au fond duquel gisent les cadavres de sa mère et de son père dont les racines de l’arbre se sont déjà saisi. Elle hurle encore.


— Prenez-moi ! Pourquoi m’épargner, moi ?


— Pour que je puisse te punir moi-même, espèce de garce !


Elle se retourne brusquement et reconnaît Nathan, torse nu, la peau verdâtre et les yeux uniformément gris. D’un coup de pied dans le ventre, il projette Clarisse à la rencontre de ses parents morts, quelques fractions de seconde avant que leur voiture ne glisse et ne l’écrase.


— Vous auriez vraiment dû le jeter du pont...