Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: Arbor Demonium, par Shadowlight

« Tue ! Tue ! »


Les directives tempêtaient encore sous son crâne.


Tuer avant de l’être…


Règle d’une aveuglante limpidité. Un précepte efficace, simple à comprendre, dicté par l’entité qui le possédait. Le voile rouge qui nimbait la vision de Galenn se modifia, passa au bleu, le détachement. Le Symbiote, son maître, s’exprimait ainsi, par couleurs qui devenaient ensuite mots.


L’homme puissamment bâti au corps couvert de tatouages tribaux grimaça de douleur. Avec précaution, il retira de son flanc le fin couteau ouvragé pour le jeter au loin. Ses doigts rapprochèrent l’une contre l’autre les lèvres inégales de la blessure.


Privé de choix, il laissa l’entité œuvrer, réparer les dégâts. Déjà il sentait son poumon gorgé de sang se libérer, ses veines et ses chairs déchirées se refermer. Bientôt, il ne subsisterait rien, pas la moindre cicatrice.


Le regard vide du forestier erra sur le petit corps brisé à ses pieds. Des doigts minces agrippaient encore sa botte, ultime tentative de se raccrocher à une vie fuyante. Mais la hache aux lames profondément ancrée dans la maigre poitrine avait fini d’accomplir son œuvre destructrice. Elle venait d’ôter l’existence sans aucune hésitation. Une riposte instinctive, brutale, commandée par le rouge de l’action, de la guerre.


Pas de raison. Pas de sentiments. Préserver l’hôte à tout prix. Réagir à toute attaque subie.


Telle était la volonté de l’entité. La force étrangère poussa Galenn à s'agenouiller auprès du cadavre juvénile, à regarder au plus profond des pupilles devenues ternes. Le Symbiote cherchait la trace du Multiple. Son ennemi.


Rien. Il était parti.


Ne restait qu’un corps mutilé avec sur le visage une expression de profonde surprise. Surprise non pas de perdre la vie, mais bien d’avoir échoué à en ôter une.


La raison du bûcheron revint tel un tsunami porté par un maelstrom d’émotions. Il tomba à genoux, révulsé par la vision de la plaie béante qui ouvrait l’enfant de l’épaule au sternum.


« Mon fils. Je l’ai… »


L’homme hurla sa peine, sa rage, son impuissance. Il conspua le Symbiote, cette extension maléfique qui s’accrochait désormais à lui comme une sangsue. Cette chose venue de l’Outremonde, avec le Multiple. Cette chose qui le protégeait, mais dirigeait aussi son bras vengeur pour en faire un monstre.


Pourtant, une fraction de seconde, il avait hésité. Peut-être une réminiscence de sa conscience, parcelle égarée de son humanité passée ?


Il en payait maintenant le prix. Sous ses phalanges poisseuses, la blessure dans son flanc irradiait d’une terrible souffrance. Un trop bref instant, Galenn avait repris le contrôle de son corps, et cette baisse de clairvoyance suffit au Multiple pour frapper au travers d’une main innocente.


Celle de son fils.


Le forestier sentit une larme rouler, tracer un sillon au milieu des gouttes de sang épais qui maculaient son visage blême. Éperdus, ses yeux bleus balayèrent les trois cadavres à ses pieds. Ils les avaient tous éliminés. Ses propres enfants. Tous corrompus, contaminés par le Multiple, jusqu’au cadet qui par ses pleurs avait éveillé en lui l’émotion apte à briser sa carapace d’indifférence.


Juste avant de lui plonger la lame effilée de son stylet entre les côtes.


Un centimètre plus à gauche, il touchait le cœur et Galenn mourrait malgré le Symbiote, incapable de restaurer une vie ôtée par un coup fatal.


Maudit.


Jamais il ne se pardonnerait, lui pardonnerait ! Il les haïssait tous ! Ces étrangers d’Outremonde avaient fait de lui un démon ! Qu’ils retournent et pourrissent dans l’enfer d’où ils étaient venus !


Son poing frappa inutilement le sol avec pour seule intention de ressentir quelque chose, n’importe quoi qui puisse briser la peine qui l’anéantissait. Il arracha le torque doré de son cou aux veines gonflées, en manque d’air.


Colère.


Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. La fusion récentes l'inondait d'images chaotiques exprimées sous forme de flash coloré. Des pulsions étrangères, venues d’ailleurs, loin de toute conception rationnelle. Des sentiments bruts de sauvagerie qui le dominaient, l’animaient et le poussaient de l’avant.


Le bûcheron se secoua sous l’incitation du Symbiote. Sa plaie refermée, le fil de ses pensées vira à l’orange. La détermination. Sans sourciller, il arracha sa hache de la poitrine fracassée. Ses jointures craquèrent quand ses doigts enserrèrent avec vigueur le manche de bois noueux. Il devait retrouver sa femme avant qu’elle ne fasse pire. La traquer, l’affronter, la détruire. Elle avait pris la fuite.


Galenn se tourna face à l’arbre maudit, ce végétal aux branches désormais tordues, torturées, d’où coulait une sève putride d’une blancheur cadavérique. Mais l’entaille laissée par sa hache achevait de cicatriser, aussi surement que la blessure de son flanc. Cette vision l’incita à remonter le fil du temps jusqu'aux instants qui avaient précédé la tragédie.


Chêne séculaire, naguère magnifique, l'Arbre n’en avait jamais été un. Un passage, camouflé aux yeux de tous, une aberration dimensionnelle vestige d’une autre réalité qui remontait à la chute d'Hyperborée. Une porte oubliée entre deux mondes, scellée par une magie ancienne d’avant l’arrivée de l’Homme sur Yslandis. Voilà ce qu’il était.


Jamais le pont entre les univers n’aurait dû s’ouvrir, son écorce plus solide que le plus dur des aciers. Mais Galenn avait frappé le tronc de sa hache forgée dans un morceau d’étoile tombée du ciel, un métal hors monde. La cognée s’était enfoncée sans mal au cœur de l’arbre. Et la Brisure naquit, faille entre deux plans, le sien et celui des étrangers, une brèche vers un ailleurs incompréhensible aux humains de cette époque.


Aussitôt, un éclair noir avait jailli du tronc et percuté de plein fouet sa femme qui se tenait à quelques pas de là. La lumière sombre se fractionna à son contact, devint brume éthérée, puis soudain disparut, aspirée en elle par une bouche avide d’air. Rhonda hurla, se griffa le visage avant de s’écrouler en portant la main à son ventre arrondi, paniquée.


— Il veut mon bébé, Galenn ! Arrête-le, je t’en prie, il… !


Mais le forestier ne pouvait rien faire. Alors que là-bas l’éclair noir frappait, un ichor irisé remontait le long de sa hache, touchait ses doigts crispés sur le manche enchâssé dans l’arbre. La gelée immonde se répandit sur son bras, atteignit son visage pour s’engouffrer dans ses narines et sa bouche. Et les couleurs arrivèrent, fractionnèrent sa réalité en une myriade d’arcs-en-ciel lumineux.


La guerre séculaire de l’Outremonde, lieux de conflits entre le Symbiote et le Multiple s’invitait dans le leur. Devenus jouets impuissants de Dieux pervers, ils devaient obéissance.


Rhonda se releva alors que son mari se tournait vers elle, hache au poing. Les yeux de sa femme transformés en flaques d’ombres se posèrent un bref instant sur lui, emplis d’un mal abyssal, puis elle observa ses deux filles et son cadet qui s’étaient collés à ses jambes. Un ignoble sourire se dessina sur son visage froid quand elle les effleura d’un toucher sensuel, caresse naturelle d’une mère aimante pour apaiser ses enfants inquiets.


Le Multiple les posséda. Il savait que le Symbiote venait de trouver un hôte et il devait le détruire pour prospérer ici-bas. Prospérer, puis se répandre tel un cancer sur ces contrées inexplorées.


Alors que son mari désorienté voyait sa progéniture fondre sur lui, Rhonda tourna les talons et disparut dans la forêt profonde.


***


La femme se réveilla avec la pénible sensation d’émerger d’un mauvais songe, l’esprit encore embrumé de terribles images. Sa mémoire tentait de recoller les morceaux épars des évènements passés. Malgré son trouble, elle retrouva le fil conducteur de ses pensées, non sans difficulté. Et toute l’horreur de sa situation lui apparut, gifle monumentale qui lui coupa le souffle… avant de s’estomper à nouveau, disparaitre, bribes de souvenirs mystérieusement aspirées.


Harassée, Rhonda se cachait derrière d’épaisses fougères. Enceinte de plusieurs mois, elle n’aurait jamais dû parvenir à courir ainsi. Mais le Multiple l’avait soutenue, poussée dans ses extrêmes limites.


À grand-peine, elle prit soudain conscience du silence oppressant qui régnait alentour. Silence perturbé par les halètements de sa poitrine qui se soulevait sans discontinuer après sa fuite folle.


Après être restée immobile dans l’ombre, elle osa enfin bouger, se déplacer à quatre pattes vers la lumière. Prudente, elle regarda de droite à gauche, inquiète sans savoir pourquoi. Elle ne se souvenait de rien.


Personne. Les lieux semblaient déserts.


Soudain, elle prit conscience d’un besoin élémentaire. La faim lui tenaillait les tripes. La faim, et autre chose qu’elle n’arrivait pas encore à identifier.


Ses yeux balayèrent le sol, y repérèrent des insectes. Son envie grandissait, devenait une obsession irrationnelle. Sans réfléchir, elle les avala. Mais cela ne suffit pas. Elle passa une main sur son ventre, le sentit anormalement gonflé, mais n’y prêta guère attention tant elle était obnubilée. Il lui fallait se nourrir. Maintenant.


Elle discerna dans la pénombre une personne qui, alertée par le bruit de sa respiration, quitta le sentier étroit proche du village clanique. Inconsciemment, Rhonda s’était dirigée vers son peuple, poussée par le Multiple. À sa démarche incertaine, elle reconnut Lara, une femme d’âge mûr, assez corpulente avec un pied bot. Cette dernière fit signe à Rhonda.


— Qu’est-ce que tu fais là ? Je te croyais avec Galenn ? Et où sont tes enfants ?


Mais Rhonda ne répondit pas. Elle observait son amie, chaque muscle tendu. Lara remarqua enfin l’étrange regard fixe aux yeux emplis d’obscurité.


— Rhonda ? Ça va ? Tu… par les dieux ! Ton ventre ! Il est énorme…


Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase.


Poussée par une irrépressible pulsion, Rhonda lui bondit dessus en grognant, la bouscula avec une force anormale qui la fit tomber. Ses doigts cherchèrent sa gorge palpitante.


— Rhhooo… da. Qu’.. est-ce… qui te… prend ?


Mais la femme brune restait sourde à ses questions. Elle empoigna les cheveux de Lara et lui frappa violemment l’arrière du crâne sur une pierre, à plusieurs reprises, jusqu’à sentir le corps mollir entre ses phalanges crispées.


Avec un regard fou, elle détailla sa victime évanouie, ses formes replètes. De la salive coula de la commissure de ses lèvres. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Son esprit sombra sous l’influence de désirs irrépressibles qui n’étaient pas les siens. Son jugement s’obscurcit. L’envie de manger à tout prix la domina. N’y tenant plus, elle plongea ses dents dans les replis du cou, serra, tira, arracha un gros morceau de chair sanguinolente. Lara tressauta subitement, la carotide sectionnée. Elle se vida à grandes saccades en un temps record. Mastiquant avec délectation, Rhonda avala. Puis elle se pencha à nouveau et continua à se nourrir.


La chose inhumaine qu’elle portait dans son ventre la poussait à commettre l’ignominie ultime pour assurer sa survie.


***


Rhonda retrouva la raison, comme si la chose en elle, repue, relâchait son emprise. Dégoutée et paniquée, elle s’éloigna du cadavre encore tiède.


— Par les Dieux ! Qu’ai-je fait ?


Une nausée terrible la prit. Aussitôt, elle voulut vomir, mais rien ne jaillit de sa bouche. Bloqué par une puissance supérieure, son estomac refusa de se libérer de son contenu.


Fécondée par la lumière immatérielle du Multiple, elle portait en elle la vile créature qui avait pris possession de son fœtus et l’influençait à travers lui pour la pousser à accomplir l’inconcevable !


Prise de panique, elle chercha à fuir ce lieu maudit. Mais sa course éperdue se ralentit rapidement, s’interrompit. Ses pensées lui échappèrent à nouveau, drainées de l’intérieur. Encore une fois, sa mémoire vacilla, et elle replongea dans un brouillard cotonneux. Elle se retrouva à errer de-ci, de-là, sans but précis.


Soudain, ses doigts posés sur l’arrondi de son ventre décelèrent du mouvement interne. Des élancements répétitifs lui taraudèrent le ventre, la plièrent en deux.


— Non ! c’est impossible !


Une autre vague la submergea, lui fit perdre le contrôle. Elle ressentit des contractions à intervalles rapprochés, grimaça à chaque nouvelle inspiration. Elle gémit, le souffle rauque.


— Je… vous en… prie, pas çà, haleta la jeune femme.


Mais Rhonda ne put continuer. La poche des eaux venait de se rompre. Un liquide chaud lui coula sur les cuisses. Des décharges de douleurs insoutenables la prirent, s’enchaînèrent à répétition. Elle hurla. Quelque chose en elle s’agitait, voulait sortir de sa matrice. Vidée de toutes forces, elle dut s’allonger, sous peine de s’écrouler. Le dos contre le sol, les jambes repliées, son corps se mit à pousser instinctivement, de façon cyclique, ne lui laissant d’autre choix que de subir cet accouchement contre nature.


— Aidez-moi ! coassa-t-elle.


Elle s’égosilla à perdre haleine. Mais personne ne vint.


Brusquement, elle se cabra. Une vague de souffrance encore plus forte lui arracha un cri d’une rare intensité. Une ondulation obscène parcourut la peau hideusement tendue de son abdomen. Rhonda la vit, et lâcha un terrible mugissement. La chose en elle se frayait un chemin vers l’extérieur au travers de ses chairs, cherchait à quitter sa génitrice.


Dans d’ignobles chuintements humides, un crâne rose, lisse, légèrement conique, apparut entre les jambes écartées. La contraction suivante fit émerger les épaules et les bras d’un être anormal. Des doigts minuscules, griffus, se plantèrent dans le bas-ventre de la mère. Les petits membres écailleux exercèrent alors une forte traction pour finir de s’extraire.


Aiguillonnée par cette nouvelle douleur, Rhonda releva la tête. Ses yeux glissèrent vers le bas, s’agrandirent d’horreur à la vue de l’abomination qui rampait sur elle, se déplaçaient inexorablement vers son visage. Elle essaya de la repousser de ses bras affaiblis avant de se sentir encore une fois déchirée de l’intérieur.


Une deuxième créature cherchait à naître.


Rhonda se mit à brailler de plus belle, sans pouvoir s’arrêter, malgré ses cordes vocales éreintées.


Le premier homoncule, caricature grotesque d’un nourrisson efflanqué, acheva sa progression. Il posa une petite main en forme de serre sur la tempe trempée de sueur de la femme martyrisée. Des pupilles de braise plongèrent dans celles de Rhonda dont la vision se troubla. Elle cligna des yeux, sentit une volonté inhumaine la submerger, perdit pied, se déconnecta de la réalité. Ses pensées filèrent comme le vent, aspirées, siphonnées. Son regard devint vide, privé de toute intelligence. Sa tête retomba lourdement, les globes oculaires révulsés, et ne bougea plus.


Sur le ventre désormais immobile, la deuxième chose rosâtre rejoignit son double qui l’accueillit en plaçant un doigt sur la tempe de son frère. Aussitôt, les souvenirs, l’expérience volée à leur mère furent partagés.


Deux êtres distincts, une conscience unique, tels étaient les rejetons du Multiple. Une espèce qui s’appropriait l’individualité d’autrui pour parfaire la leur. Avec le savoir de la génitrice, ils comprirent qu’à proximité se trouvaient des villageois avec beaucoup de connaissances à extirper.


Des bouches s’ouvrirent, dévoilèrent de petits crocs aiguisés. Les jumeaux avaient maintenant faim, et ils disposaient sous eux d’une importante quantité de viande chaude…




Chapitre 2: Double connaissance, par Asphalte

Sous l'ombre d'une lune ensanglantée, les jumeaux, entités d'une monstruosité impensable, s'adonnaient à un rituel atroce : le festin du corps maternel. Dégustant sa chair encore tiède, leurs griffes aiguisées effleuraient avec délicatesse le crâne de Rhonda, telle une caresse cruelle et déshumanisée. Leurs doigts grotesques grattaient la peau froide de sa tempe, dessinant des cercles pervers sur sa peau blême.


 


L'esprit de Rhonda, enfermé au sein de l'écrin complexe qu'était son cerveau, se faisait aspirer, drainé, par cette connexion effroyablement charnelle. Ces parasites mentaux infiltrèrent le sanctuaire intouchable de leur génitrice, se gorgeant des souvenirs et expériences qui façonnaient l'identité de la femme.


 


Ce processus de parasitisme mental était intime et impudique à un degré déroutant, un sacrilège de la dernière forteresse de l'être humain, l'esprit. Les souvenirs de Rhonda s'évaporaient progressivement, aspirés par la curiosité vorace des jumeaux, remplacés par la réalité glaciale de l'existence des créatures. L'humanité de Rhonda s'évanouissait, dévorée par les pensées primales et bestiales des monstruosités.


 


Emplis des souvenirs de leur génitrice, les jumeaux monstrueux s'engagèrent dans une marche morbide vers le village voisin, leur appétit abyssal grandissant de minute en minute. La singularité de leur conscience jumelle leur octroyait une coordination épouvantable, chaque entité absorbant et partageant les savoirs de leurs proies respectives.


 


Leurs pas, guidés par les échos de Rhonda, les amenèrent vers les maisons les plus proches, situées aux confins du village. Ils se glissèrent furtivement dans l'obscurité, leurs corps grêles et difformes se mêlant aux ténèbres. Grâce à Rhonda, ils avaient appris le silence de la discrétion.


 


Ils entraperçurent alors une immense stature d’ours qui se dirigeait vers le village. Et une tension inédite commença à s'insinuer entre les jumeaux. Leur faim démesurée, exacerbée par la dévoration des souvenirs de leur mère, se muait en une compétition silencieuse et féroce. Ils savaient, avec une certitude glaciale, que la fin de l'autre signifierait un festin plus abondant pour celui qui resterait. Cette prise de conscience instilla une méfiance vicieuse dans leur esprit partagé, une discorde naissante qui menaçait de rompre leur unité monstrueuse.


 


***


 


Au crépuscule, alors que l'ombre du soir étendait son voile diaphane sur le paysage bucolique, Farell, l'immense férailleur sortait de l'obscurité de la forêt, en direction des faibles lumières du village. Son voyage n'avait que trop duré, et bien qu'exténué, il était bien content de retrouver son "chez-lui". Ses pas, sûrs et silencieux, étaient empreints de la précision du renard évoluant parmi les hautes herbes. Sa besace, telle une fidèle compagne, se balançait doucement au rythme de sa démarche, frappant sa hanche avec une régularité presque hypnotisante. C'est l'image chérie de sa femme Sheera, avec son sourire radieux qui rivalisait avec les premières lueurs de l'aube, et de sa fille Naela, incarnation de son bonheur, qui éclairait son chemin à travers l'obscurité oppressante de la nuit, tel un phare guidant un marin perdu.


 


Subitement, un hurlement perçant déchira la quiétude nocturne, provoquant une onde glacée qui parcourut l'échine de Farell. Ses yeux, largement écarquillés, se figèrent sur la silhouette terrifiante d'une paire de créatures que même ses plus horribles cauchemars n'auraient pas osé engendrer. Les jumeaux monstrueux, sortis tout droit d'une dimension cauchemardesque, se tenaient là, devant lui.


 


Ils étaient d'une maigreur pathologique, leurs corps déformés dans une parodie macabre de l'humanité. Leurs visages, étrangement anguleux, étaient éclairés par deux orbites d'un noir abyssal qui semblaient absorber la lumière environnante. Leur peau d'une pâleur spectrale, presque translucide, laissait apparaître un réseau complexe de veines bleutées et de muscles frémissants. Ils inspiraient à la fois une vulnérabilité effroyable et une puissance terrifiante, tels deux titans déchus capables de déclencher des cataclysmes.


 


L'un des jumeaux poussa violemment l'autre, refusant d'avoir un rival dans ce festin macabre qui s'annonçait. Celui qui avait été écarté, déconcerté, fixa son frère d'un regard mêlé de colère et d'incompréhension. Un grondement sourd, révélateur d'un ressentiment brûlant, résonna dans la gorge du premier, se transformant peu à peu en une colère froide et impitoyable.


 


La confrontation qui s'ensuivit fut d'une sauvagerie à peine croyable, rivalisant avec la férocité d'une tempête déchaînée en pleine mer. Les corps maigres des jumeaux s'entrechoquaient, leurs griffes acérées lacéraient l'air dans une danse mortelle. Paralysé par l'effroi, Farell assistait impuissant à ce spectacle de violence brute.


 


Un sentiment de terreur insidieuse s'insinua lentement en Farell, le faisant se sentir insignifiant face à cette scène d'horreur. La réalisation qu'il aurait dû être leur proie, que c'était lui qu'ils auraient dû traquer, fit monter les larmes à ses yeux. Sa gorge se noua d'effroi à cette pensée.


 


Cependant, malgré la peur qui l'envahissait, une détermination farouche s'ancra en lui. Il pensa à Sheera et à Naela, à leurs sourires complices qui faisaient éclore des papillons de joie dans son cœur, à leurs rires qui dispersaient les ombres de ses inquiétudes. Pour elles, pour la promesse d'un avenir en famille, il savait qu'il devait trouver la force d'agir.


 


Enfermé dans la cage de sa peur, Farell sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, chaque pulsation faisant écho aux coups et aux griffures que les jumeaux se lançaient. L'image de ces créatures inhumaines s'affrontant pour leur pitoyable suprématie était gravée dans son esprit, une scène d'horreur qui menaçait de l'engloutir.


 


Pourtant, malgré la paralysie qui menaçait de le submerger, malgré l'effroi qui faisait trembler chacun de ses membres, il savait qu'il devait bouger. Un filet d'air froid glissa sur son visage, chatouillant sa barbe hirsute et lui rappelant la réalité de la situation. Son instinct, cette voix basse et continue qui résonnait au plus profond de lui, lui criait de s'enfuir.


 


Il ferma les yeux un instant, cherchant à s'isoler du chaos qui régnait devant lui. Il se concentra sur sa respiration, tentant de calmer les battements affolés de son cœur. Il se remémora la tendresse de la main de Sheera entrelacée à la sienne, et le regard pétillant de Naela, reflet de leur amour partagé. Ces souvenirs étaient un remède contre la terreur qui menaçait de le submerger, lui offrant le courage de rassembler ses forces pour protéger le monde qu'elles illuminaient.


 


Farell rouvrit les yeux, sa détermination ravivée. Il n'était plus seulement un spectateur de l'horreur, mais un homme résolu à survivre. Il jeta un dernier regard horrifié aux jumeaux toujours en train de se battre, avant de tourner les talons et de se mettre à courir aussi vite que ses jambes musclées pouvaient le porter.


 


***


 


Les jumeaux, leurs esprits fusionnés dans une horreur partagée, observèrent Farell prendre la fuite, ses mouvements lourds et désespérés tranchant avec la grâce prédatrice de leurs propres corps déformés. Un instant, ils restèrent immobiles, leurs sens aiguisés analysant, calculant. Puis, comme s'ils étaient mus par un seul désir, ils se lancèrent à sa poursuite, leurs silhouettes se fondant dans l'obscurité comme des spectres affamés.


 


Leur course était silencieuse, une chasse orchestrée par la nature même de leur être. Ils étaient la faim incarnée, la terreur personnifiée, et Farell était devenu l'objet de leur convoitise morbide. Ils le rattrapèrent avec une facilité déconcertante, leurs corps maigres et agiles se mouvant avec une synchronicité parfaite.


 


Le férailleur se battit avec une vigueur surprenante, mais contre la force combinée des jumeaux, il était aussi impuissant qu'un agneau entre les griffes d'un loup. Ils le mirent à terre, leurs griffes déchirant sa chair avec une précision chirurgicale, leurs dents s'enfonçant dans ses muscles avec une avidité grotesque. Ils le démembrèrent avec une efficacité brutale, chaque morceau de sa chair étant une promesse de savoir et de souvenirs à dévorer.


 


Alors qu'ils consommaient le corps de Farell, ils s'abreuvèrent de ses connaissances, de ses compétences, de ses peurs et de ses espoirs. Ils apprirent de ses mains habiles, de son esprit rusé, de son cœur aimant. Ils ingurgitèrent son amour pour Sheera et Naela, et avec lui, une faim nouvelle et dévastatrice s'éveilla en eux.


 


Ils se redressèrent, le sang de Farell encore chaud sur leurs lèvres, et un désir ardent les consuma. Sheera et Naela, les noms résonnaient dans leur esprit comme un appel. Ils voulaient les connaître, les posséder, les dévorer. Ils voulaient s'imprégner de l'amour qu'il leur portait, de la douceur de leurs étreintes, de la lumière de leurs sourires.


 


Les jumeaux se tournèrent vers le village, leurs yeux brillant d'une lueur nouvelle, plus sombre, plus profonde. Ils savaient où trouver Sheera et Naela, Farell leur avait involontairement tracé le chemin. Ils se mirent en marche, leurs corps encore affamés, leurs esprits assoiffés de cette nouvelle quête.


 


Le village, plongé dans l'innocence de la nuit, ne se doutait pas de l'horreur qui s'approchait. Les jumeaux, porteurs de la mort et de la désolation, étaient désormais en quête de leur prochaine proie, guidés par les souvenirs volés à leur dernière victime.




Chapitre 3: Dans la nuit, par saule

        — Iiiiiih ! Maman !


Sheera se réveilla en sursaut.


— Maman ! appela encore sa fille. 


Sheera repoussa la couverture et lança ses jambes au dehors.


— J’arrive, ma chérie.


Elle rejoignit le petit lit de l’autre côté de la pièce et s’y assit avec précaution. Elle passa la main sur le front empoissé de sueur de la fillette. Celle-ci s’agrippa à elle et posa la tête sur sa cuisse.


— Maman, j’ai fait un cauchemar, gémit-elle.


— Ce n’est rien, ma chérie. Je suis là, les démons sont partis. Tu veux me parler d’eux ?


Naela faisait beaucoup de cauchemars ces derniers temps, plus que ce qui était normal pour une enfant de trois ans. Et son père qui était parti depuis plusieurs mois commercer avec le clan voisin, enfin il ne tarderait plus désormais, il serait là d’un jour à l’autre. La dernière fois, elle avait rêvé qu’il était tombé dans un ravin, qu’il était mort mais qu’il se relevait, les dents pointues et les yeux entièrement noirs, pour venir la chercher… Où allait-elle chercher tout ça ?


— Ils sont pas partis, maman. Ils sont dehors. 


Naela respirait vite et des larmes d’angoisse s’entendaient dans sa voix. Sheera respira profondément. Plus sa fille était angoissée, plus elle devait être calme.


— À quoi ressemblent-ils, ces démons ?


— Ils… ils sont dehors, maman. Et ils ont des griffes et des dents, et… ils viennent me chercheeeeeer !


La fillette éclata en sanglots, le visage enfoui dans le ventre de sa mère.


Que faire ? Jamais Naela n’avait eu de réaction aussi violente à ses cauchemars.


Respirer. Lui caresser la tête pour l’apaiser.


— Naela ? Aucun démon ne viendra te chercher, tu m’entends ? Aucun. Et tu sais pourquoi ? Parce que je suis là. Et que personne, personne ne touche à ma petite fille chérie. D’accord ? D’accord, Naela ?


La réponse lui parvint entre deux sanglots :


— Oui.


Sheera attrapa le mouchoir en fibres d’ortie sur la table de nuit.


— Alors, souffle un bon coup. 


La fillette se redressa et obéit, après quoi Sheera lui sécha les yeux.


— Allez, on sèche ses larmes, et après tu sais ce qu’on va faire ? On va faire un gros dodo toutes les deux, et après tous les démons seront partis. D’accord ?


— D’accord.


Elle se blottit avec elle dans le petit lit. Elle lui embrassa le crâne et huma la forêt tiède de ses cheveux. Naela, son trésor.


 


Un craquement la fit rouvrir les yeux. Tout contre elle, Naela dormait paisiblement. Elle scruta la nuit qui les enveloppait. Le rayon de lune par la fenêtre, le vent dans les arbres, le hululement d’une chouette au loin, le chant des criquets… Tout était normal. Elle avait dû rêver.


Elle se laissa aller contre l’oreiller et ferma les yeux.


Craquement, à nouveau, tout près. Ce coup-ci, elle en était sûre. Elle sortit du lit en veillant à ne pas réveiller sa fille, qui se contenta de gémir dans son sommeil quand elle retira le bras qui était sous elle. Troisième craquement. Sheera respira profondément pour refouler l’angoisse qui menaçait de l’étreindre. Elle décrocha son épée du mur et la dégaina. Garde basse, à l’affût.


La voix de Naela résonna dans sa tête : « ils viennent me chercheeeeeer ! » Non, ce n’était qu’un rêve, le cauchemar d’une enfant de trois ans. Inspirer, expirer. Quoique, Sheera revit le visage creusé de rides de sa grand-mère Hilda, la main usée qui caressait la tête à peine née de Naela, « Ta fille a pris de moi, avait-elle dit. Le moment venu, ne l’oublie pas. » La vieille druidesse était morte quelques jours plus tard et Naela... Naela était normale jusqu’à ces cauchemars. Craquement encore. Une ombre bougea à la porte de la chambre. Deux ombres. Feulement. Éclat de lune sur une rangée de dents. Sheera serra les siennes et affermit sa prise sur la poignée de cuir.


Aucune aide n’était à attendre, leur maison était trop à l’écart. Et dire que la vieille Lara lui avait proposé de venir chez elle jusqu’au retour de Farell… Elle avait refusé. Et elle avait encore refusé aujourd’hui, quand Derion était venu lui dire que Lara avait été retrouvée dévorée à l’orée du bois, qu’il se passait des choses étranges, que la forêt n’était pas sûre… Lara, dévorée, comme… Inspirer, expirer. S’ils voulaient sa fille, il faudrait d’abords qu’ils composent avec elle.


 





 


 


 




Chapitre 4: Ultima Pugna, par Shadowlight

Au-delà du pas de porte, les jumeaux se délectaient de la terreur instillée. Depuis leur dernier festin, ils avaient mué au profit d’une nouvelle enveloppe. Devenus adultes, leur taille ne dépassait guère celles d’un adolescent aux membres grêles et à l’aspect maladif. Mais sous une peau diaphane couverte de veinules bleutées se tendaient des muscles secs, à la force et à la vivacité incroyable. Leur attention se focalisa sur l’humaine tétanisée qui voulait s’ériger en rempart protecteur. Ils retardèrent leur attaque pour faire durer le plaisir. Un jeu cruel, mais ô combien jouissif. Ils voulaient se délecter de ses terreurs avant de frapper, afin de lui prouver toute la futilité de ses choix. Peut-être l’épargneraient-ils le temps nécessaire pour qu’elle assistât à la mise à mort de sa fille ? Ce serait une expérience amusante, sentir son désarroi total, son impuissance horrifiée. Ils salivèrent à cette perspective. L’un des démons pointa un doigt griffu vers le lit où reposait la fragile créature emmitouflée sous un épais plaid.


Là-bas, Naela poussa un gémissement dans son sommeil agité, preuve d’une étrange acuité du danger par-delà ses rêves. A son côté, tendue à l’excès, Sheera resserra ses paumes moites sur la poignée de l’épée. Elle déglutit à plusieurs reprises, hésitant sur la conduite à tenir face aux choses qui se tapissaient dans l’ombre. Mais le geste de la créature qui les désignait était facile à interpréter. Respirer. Expirer. Faire fi de la peur qui menaçait de la paralyser. Sheera tourna un regard navré vers Naela, mais empreint de la résolution d’une mère aux abois dont la seule possibilité se résumait à donner sa vie pour sauver sa progéniture.


— Adieu, mon amour, murmura-t-elle.


Elle chargea.


Sa lame accrocha un rayon de lune et s’abattit en direction de la monstruosité qui pénétrait dans la chambre. Son cri, mélange de peur et de colère, résonna tel un appel à l’aide désespéré. Le fil de l’épée racla l’épiderme rosâtre sans l’entamer. La peau des bêtes se révélait hors d’atteinte des armes de ce monde. Toutefois l’impact s’avéra suffisant pour repousser la créature, plus surprise que blessée.


Un double sifflement de contrariété creva le silence de la nuit. Le second démon se matérialisa devant Sheera et la balaya d’un revers méprisant au thorax. Le choc lui coupa la respiration. Elle se retrouva catapultée vers le lit de sa fille. Le contact brutal contre le montant lui fit lâcher son arme. Les côtes endolories, elle se réfugia auprès de Naela réveillée en sursaut qui se mit aussitôt à pleurer. Sheera la serra contre sa poitrine tuméfiée en tentant de lui masquer la présence des ignominies.


— Ne regarde pas ma chérie. Tout sera bientôt terminé…


La fenêtre de la chambre explosa sous la poussée d’un corps lancé à pleine vitesse.


Une forme musclée roula au milieu des débris avant de se redresser, une hache menaçante dans la main, un homme couvert de tatouages qu’elle reconnut.


— Ga.. Galenn ? balbutia Sheera interloquée par l’intrusion salvatrice.


Figé par l’indifférence, le visage de marbre aux yeux de glace se détourna d’elle. Elle n’était qu’un élément négligeable dans la réalité du Symbiote. Il focalisa son attention sur l’Ennemi et inonda la vision du bûcheron d’écarlate.


« Tue ! Tue ! »


À nouveau la couleur se faisait mots.


Le Symbiote avait perdu de précieux instants à assimiler le fonctionnement de l’hôte, à en tirer la quintessence nécessaire à ses objectifs. Fini les gestes mécaniques du début, remplacés désormais par une coordination parfaite des mouvements. Ouïe, odorat, vue avaient permis une traque efficace. Chaque muscle, tendon, réflexe se trouvaient optimisés pour mener à terme une rivalité qui ne souffrait plus d’échappatoires.


Le temps se suspendit une fraction de seconde, chaque protagoniste jaugeant son adversaire à l’aulne de ses capacités offensives. Griffes, crocs, machiavélisme de l’obscure contre hache aiguisée et rage des couleurs. Les entités se défièrent du regard. Les jumeaux affichèrent leur confiance. Ils s’étaient découverts invulnérables aux armes de ce monde. Ils sifflèrent à l’unisson leur haine.


Galenn attaqua.


Ses quadriceps le propulsèrent à la rencontre des rejetons du Multiple, véritable force silencieuse en mouvement. Sa cognée décrivit une courbe mortelle, mais la vivacité des démons leur permit d’éviter le contact. Des griffes effilées déchirèrent son flanc. Trois profondes entailles que le Symbiote s’empressa de réparer à la grande surprise des jumeaux. L’arme inversa sa trajectoire pour s’abattre vers une jambe grêle. Confiant dans sa résistance, le monstre visé ne jugea pas utile de s’écarter.


À tort.


La lame forgée dans le cœur d’une étoile tombée du ciel, capable de fendre la trame des dimensions, trancha chair et os dans un jaillissement d’ichor noir. Le membre sectionné se contorsionna un bref instant sur le sol, animé d’une vie propre avant de s’immobiliser. Ivre de douleur, la bête s’écroula en poussant un cri qui vrilla les tympans et rampa.


Galenn relevait sa hache empoissée quand l’autre jumeau l’attaqua. Lié psychiquement à son double, il avait ressenti toute sa souffrance. Il percuta le bûcheron, l’entraîna par terre dans un enchevêtrement de bras et de jambes. Les griffes animées d’une furie vindicative lui lacérèrent le visage, le dos, les épaules. Impossible d’utiliser la cognée dans ce corps à corps brutal. D’une ruade désespérée, Galenn parvint à repousser son adversaire. Du sang plein les yeux, il balança son arme sur la tête difforme, explosa la boîte crânienne aux veines pulsantes. Sa hargne était telle que les lames poursuivirent leur course dans la poitrine rachitique jusqu’à ouvrir en deux le corps diabolique.


Le bûcheron voulut s’occuper de l’amputé quand une douleur brûlante lui déchira le thorax. Le démon avait récupéré l’épée de Sheera et venait de la planter dans son dos grâce à une poussée nerveuse de son membre intact. Agrippé à la poignée pour se maintenir debout, il accentua la pression jusqu’à forer la cage thoracique.


Le fer acéré ressortit entre les pectoraux du forestier. Il expulsa un jet écarlate, ses jambes fléchirent. Il tomba à genoux, son cœur percé de part en part. Une plaie fatale que le Symbiote ne pouvait réparer. Alors que l'esprit prisonnier de Galenn trouvait enfin l'échappatoire des actes ignomineux commis sous emprise, l’entité céda à une panique totale, incapable de subsister sans hôte.


Près du lit, mère et fille avaient suivi avec angoisse la lutte dantesque. Sheera poussa un cri d’horreur quand elle vit Galenn blessé, puis le démon jubiler en enfonçant pouce après pouce sa lame jusqu’à coller son infâme visage à celui de l’agonisant. Convaincue qu’elles allaient bientôt le rejoindre dans la mort, la femme étreignit la main de Naela.


L’enfant qui ne pleurait plus ignora la pression des doigts enlacés aux siens. Elle venait de basculer ailleurs, dans un rêve éveillé, détaché du monde réel. Les cauchemars qui l’avaient récemment agitée n’étaient que signes précurseurs, les prémisses de l’épanouissement d’un don en sommeil depuis sa naissance, hérité de son arrière-grand-mère. Son ancêtre lui avait transmis la puissance des anciens druides qui éclatait aujourd’hui au grand jour. Habités d’une acuité surnaturelle, les yeux verts de Naela transperçaient les deux corps enlacés dans une étreinte morbide. Elle comprit le déséquilibre entre les couleurs fractionnées du Symbiote et les obscures ramifications du Multiple. Elle resserra ses doigts autour d’une chose invisible, la tira, puis la jeta d’un mouvement brusque de la main.


Là-bas, le Symbiote se sentit extrait de force, arraché de Galenn par une puissance inconnue. La gelée irisée qui le constituait abandonna le moribond, jaillie de ses narines pour se retrouver catapultée à l’intérieur de la bouche de l’Ennemi. Son spectre coloré se confronta à son antithèse, le noir, l’absence totale de lumière. À l’instar de la matière rencontrant l’antimatière, un maelström d’annihilation mutuelle s’épanouit.


Le corps efflanqué du démon se déforma, ses veines dilatées par des fluides en ébullition. Les chairs enflèrent, des os se rompirent avec d’horribles craquements. Le solide épiderme se fissura sous la poussée de gonflements incontrôlés. Une terrible chaleur se dégagea de cette anarchie interne. Il commença à brûler. Une combustion sans flamme, un brasier cellulaire vecteur de néant destructeur. Le fils du Multiple se ratatina en lâchant des cris d’une souffrance infinie. Ses râles faiblirent, se firent murmures. Le peu de lui qui demeurait se mua en fine poussière grise. De l’infâme créature, il ne subsista qu’un petit tas de cendres qu’un courant d’air nocturne soufflé par la vitre fracassée balaya.


Soudain privée d’énergie, Naela s’écroula dans les bras tendus de sa mère avant d’éclater en sanglots. Le cauchemar terminé, elle redevenait une simple enfant traumatisée. Sheera caressa sa chevelure blonde d’une main tremblante et l’embrassa alors que des larmes de soulagement sillonnaient ses joues.


Au-dehors, l’aurore darda ses rayons timides porteurs de renouveau sur le village endeuillé. Le pays d’Yslandis se dotait d’un nouveau souffle après le viol brutal des créatures d’Outremonde. Il restait désormais aux Fils de l’Homme la lourde tâche de pleurer l’âme de ses disparus.


***


Vingt ans plus tard, le chêne séculaire qui n’en était pas un, la porte cachée entre les univers, trônait toujours dans la forêt d’Yslandis. Il étendait ses racines profondes jusqu’à l’Outremonde, offensait la nature par sa seule présence. La possibilité de relâcher une nouvelle fois l’horreur demeurait pour quiconque parviendrait à fendre la trame des plans.


Une jeune villageoise à la longue chevelure blonde se campa face à l’aberration dimensionnelle. Devenue adulte, Naela avait atteint le plein potentiel de son don. Son ample robe blanche à capuche attestait de son rang. Elle était Bandrui, femme-druide du clan, réputée pour la puissance de ses pouvoirs. Elle posa la main sur l’écorce rêche, abaissa ses paupières et se concentra.


Oui. C’était bien lui. Elle l’avait trouvé !


Son visage grave, fatigué par ce long jeu de piste, se détendit enfin. Depuis la tragédie qui avait par le passé endeuillé sa communauté en marquant à jamais sa mémoire, elle n’avait eu de cesse de chercher. Vingt années d’une quête insensée à parcourir l’immense forêt avec pour seul objectif de découvrir la source du mal. Vingt années pour peaufiner son don et se préparer à cette rencontre cruciale.


Ces beaux yeux verts où couvait une haine féroce se durcirent.


— Je te tiens. Tu ne peux plus te cacher. Aujourd’hui, tu vas disparaître.


Naela se recula sans perdre du regard sa cible honnie. Estimant se trouver à distance suffisante, elle ouvrit son esprit aux forces de la nature. Aussitôt la chaleur de la Terre convergea vers elle, s’amalgama sous ses pieds, prête à se déchaîner pour effacer l’abomination d’Yslandis.


Le sol se mit à trembler, de profondes fissures germèrent alentour, rejoignirent l’arbre, fragilisèrent ses fondements. Il bougea, commença à s’affaisser en même temps que les failles s’élargissaient. Dans un nuage de poussière, il disparut au fond du gouffre qui venait de s’ouvrir. Des grondements souterrains s’élevèrent, accompagnés de fumées toxiques. Une lueur rouge remonta à la surface et une lave épaisse jaillit, visqueux fluide purificateur né des entrailles de la Terre.


Naela s’éloigna, satisfaite et libérée de son fardeau.


C’était fait.


Au lieu de détruire l’arbre maudit et prendre le risque de laisser échapper à nouveau le mal, elle avait préféré l’enfouir là où nul ne le trouverait. Engloutie dans le magma en fusion, la porte dimensionnelle invulnérable aux éléments de notre monde coula au fond du premier volcan d’Yslandis.


FIN