Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: L'Arbre-passeur, par saule

Les roues du bus crissèrent sur le chemin de terre et couinèrent en s'arrêtant. Zoé empoigna sa veste et son cartable mais au moment de se lever, sa résolution faiblit. Elle avait fait ce trajet des centaines de fois, généralement elle sortait en courant, mais aujourd'hui... Un vague chagrin la picota : elle n'en avait jamais pris conscience avant, mais la normalité allait lui manquer. 


On est arrivés.


La voix du chauffeur la força à s'ébrouer. Bon sang de bois, cela faisait des années qu'elle attendait ça, ce n'était pas le moment de flancher. Elle avait beau n'avoir que douze ans, elle savait ce que signifiait prendre une décision.


Elle se leva et remonta l'allée sous le regard lourd du chauffeur. Elle pouvait presque l'entendre grommeler : « Mais elle va se grouiller cette petite idiote ? Je n'ai pas que ça à faire, moi ! » Elle était la dernière élève à poser et il avait hâte de rentrer chez lui, retrouver sa femme, ses enfants, son chien, ses deux chats et son petit jardin –il avait sans doute un chien, deux chats et un petit jardin, beaucoup de gens avaient un chien, deux chats et un petit jardin. 


Au revoir, dit-elle au moment de sortir, sa voix coincée dans sa gorge.


Quel gros mensonge. Mais que dire d’autre ?


À demain, répondit-il.


Non, ne le détrompe pas. Elle sortit et ferma la portière. Le bus s’ébranla lentement, les essieux couinèrent et les graviers crissèrent. L’énorme engin fit demi-tour et s’éloigna sur la route de campagne. Vers la normalité. Cet homme se figurait-il sa chance ?


Zoé secoua la tête. Réveille-toi ma grande ! Elle avait beau n’avoir que douze ans, elle savait reconnaître l’auto apitoiement et n’avait aucune envie de tomber dedans. Elle fit volte-face et s’engagea sur le large chemin de terre, au milieu de la hêtraie tapissée de lierre et embrasée par le mois d’octobre. Elle regarda le chemin tant de fois parcouru avec un pincement de cœur : le reverrait-elle ?


        De toute manière, la normalité n’avait jamais été pour elle ; ses profs ne manquaient d’ailleurs jamais une occasion de le lui rappeler : ses notes n’étaient pas normales, sa mémoire n’était pas normale, les deux classes qu’elle avait sautées n’étaient pas normales, rien n’était normal chez elle. Alors, pourquoi s’arrêter en si bon chemin, hein ?


        Sa maison se dressait trois cents mètres plus loin. C’était une grande bâtisse ancienne, adossée à la forêt et envahie de lierre. Sa maison. Une belle maison. Elle avait envie de pleurer.


        Un aboiement joyeux la fit sursauter. Elle écarquilla les yeux et la grosse masse noire la percuta de plein fouet. Le monde bascula, ses poumons se vidèrent et elle se retrouva plaquée au sol par les énormes pattes du labrador, à rire sous ses grands coups de langue. 


           — Forêt… Forêt ! Lâche-moi, arrête ! Arrête !


Il la lâcha et s’assit avec un gémissement. Elle se redressa avec difficulté et faillit éclater de rire en croisant son regard implorant. Elle sauta à son cou.


— Mon gros chien…


Forêt se releva et gémit à nouveau, mais de soulagement, la queue battante et les pattes trépignantes. Gros bêta, va… Zoé sauta sur ses pieds et claqua sa cuisse :


— Viens Forêt ! 


Elle partit en courant vers la maison, le gros chien à ses trousses. Elle ralentit à peine le temps de jeter ses chaussures dans l’entrée et enfourna l’escalier de vieux bois. Elle ne s’arrêta qu’une fois dans sa chambre, où elle posa son cartable sur sa chaise de bureau et s’affala sur son lit pour reprendre son souffle.


Quand les battements de son cœur furent redevenus à peu près normaux, elle se redressa. Forêt était assis en face d’elle, la langue pendante, les yeux écarquillés sur une question muette. Il ferma la bouche et pencha la tête avec un gémissement, les oreilles à demi dressées. Il sentait que quelque chose n’allait pas.


— Aujourd’hui est un grand jour, Forêt.


Elle ferma la porte et ouvrit son sac d’école, d’où elle sortit ses cahiers un à un pour les poser sur son bureau. Elle ouvrit le livre de mathématiques, où elle avait glissé le mot pour ses parents. Elle espérait qu’ils comprendraient… Elle claqua le manuel et le posa sur le dessus de la pile.


Elle changea sa tenue de ville pour celle, pratique et confortable, d’une authentique fille des bois, son couteau suisse à sa ceinture. Puis elle bourra dans son sac quelques vêtements de rechange, y compris son gros poncho de laine, qui pourrait bien lui servir. Restait à régler la question des provisions. Elle alla piquer à la cuisine un saucisson sec, un pain, quelques barres de céréales et une paire de pommes. Enfin, son bagage était prêt. Elle attrapa son épée de bois, son arc et ses meilleures flèches et, bottes aux pieds, sortit, Forêt toujours sur ses talons.


Alors qu’elle tournait à l’angle de la maison, une voix l’arrêta net :


— Ah, je me disais bien que je t’avais entendue. Et mon bisou alors ? 


Elle se tourna. Sa mère était adossée au mur de pierres, un sourire taquin aux lèvres. Qu’elle ne reverrait plus… Zoé lui adressa son plus beau sourire et courut l’enlacer. Elle lui devait bien ça. La main de sa mère lui caressa la tête, presque insupportable. Elle était en train de la trahir, de l’abandonner, de lui mentir. Non, elle lui laissait une lettre –elle comprendrait.


— Tu pars déjà jouer dans les bois ? Tu as fait tes devoirs ?


La boule de sa gorge se resserra. Elle avait envie de fondre en sanglots et de tout avouer, là, maintenant. Elle se força à la diluer et à adopter un ton naturel :


— Non mais je vais les faire là-bas, c’est pour ça que je prends mon cartable.


Face à la mine interdite de sa mère, elle fit son plus beau regard, celui qu’elle savait capable de faire fondre n’importe qui, et elle tout spécialement. Ça ne loupa pas : elle éclata de rire et lui ébouriffa les cheveux.


— Allez, file, mauvaise graine ! 


Zoé ne se le fit pas dire deux fois.


— Et ne sois pas en retard pour manger ! lui cria encore sa mère.


« Promis », faillit-elle dire, mais ce mensonge supplémentaire fut trop pour elle. Elle s’enfuit comme une voleuse.


Arrivée dans le bois, elle reprit un pas normal. Les feuilles mortes bruissaient sous ses pieds, écho terrestre du vent là-haut. Les oiseaux chantaient le soleil de cette belle après-midi d’automne. Zoé pensait à sa mère. Et à son père. Et à son chien qui marchait toujours à côté d’elle. Et à tous les autres, tous ceux qui tenaient à elle de près ou de loin. Elle leur faisait vraiment un sale coup. Elle disparaissait. Allons, on en a déjà parlé. De toute manière, tu seras obligée de leur faire du mal un jour ou l’autre, rien que pour ne pas qu’ils t’étouffent. Tu as besoin de partir, pour apprendre, pour grandir. Alors pars. En plus, tu es sympa, tu leur laisses une lettre.


Forêt gémit d’angoisse et l’Arbre lui apparut tout à coup. Son tronc, si énorme que dix adultes auraient eu du mal à en faire le tour, était en réalité un entrelacs de troncs sombres ou clairs, tous plus gros que n’importe quel arbre de la forêt –pourtant vénérable. Son écorce était si crevassée qu’elle en était méconnaissable et ses premières branches implantées si haut qu’elles échappaient à la vue. Les feuilles qui l’environnaient étaient les mêmes que partout dans la forêt, mais impossible d’être sûre que c’étaient bien les siennes. Son âge et son essence étaient indéfinissables. 


Lorsqu’elle l’avait trouvé, lors d’une promenade trois ans plus tôt, elle avait tout de suite su qu’il était spécial. D’ailleurs, Forêt avait grogné et aboyé après lui la première fois. Il s’était calmé au fil des visites mais il n’aimait pas l’Arbre, cela se voyait.


Zoé avait donc fait des recherches, recueilli des témoignages sous différents prétextes, exhumé de vieux contes locaux –ces mêmes contes que lui racontait tante Lucie avant de mourir. C’était dans ceux-là, en croisant plusieurs sources, qu’elle avait déniché la réponse : l’Arbre était un arbre-passeur, une porte entre deux univers parallèles. Les conditions pour la franchir étaient optimales quand la pleine lune et le périgée s’accordaient. Comme ce soir.


Elle s’agenouilla devant Forêt et écarta les bras. Le labrador nicha sa tête sur son épaule en gémissant à fendre le cœur. Zoé réprima ses larmes : elle devait être forte.


— Là mon gros, murmura-t-elle. Je vais partir. Je vais rentrer dans l’arbre et on ne se verra sans doute jamais plus. 


Ça faisait drôle de le dire à haute voix. Elle respira à fond, refoula les larmes qui tambourinaient derrière ses paupières et se redressa. Forêt jappa.


Elle se dirigea vers l’Arbre à grands pas. Elle était folle, elle ne savait même pas ce qui l’attendait ; si, vaguement, d’après les contes –un monde magique en tous cas. Forêt hurla.


Tout contre l’Arbre, elle posa la main à plat sur le tronc et respira à fond. Forêt hurla encore. Inspiration, expiration. Inspiration, expiration. Un cœur battait sous sa paume. Inspiration, expiration. Les hurlements de Forêt se noyaient dans le brouillard. Son cœur –inspiration– et celui sous sa paume battaient au même rythme.


Elle fit un pas en avant.


 




Chapitre 2: Comme tante Lucie, par MadBlackHands

Le froid lui mordait toujours la peau quand elle venait, c’était tout juste s’il ne lui sciait pas l’épiderme par ailleurs, comme déterminé à laisser sur ses joues des millions de petites griffures.


Zoé commençait à s’habituer, elle venait souvent ici, depuis toujours, depuis trois ans. Elle regretta aussitôt de ne pas avoir enfilé son poncho avant d’entrer, mais elle savait - pensait savoir - que les températures pouvaient encore baisser un peu plus loin, alors il fallait faire avec.


L’autre règle qu’elle connaissait par cœur – tante Lucie avait été très claire là-dessus - tenait plus de la volonté que de la puissance : surtout, ne pas ouvrir les yeux avant d’être sortie de la forêt.


Si elle les rouvrait, Zoé avait bien conscience qu’elle en verrait trop, que son courage s’ébranlerait en un souffle, et, tétanisée sur place, qu’elle n’aurait plus la force de faire demi-tour. Du moins, selon les dires de tantine.


La jeune fille plissa les yeux si fort, qu’elle en eut mal aux paupières. Derrière, elle ressentait encore le souffle tiède de l’Arbre, toutefois, plus aucune trace de Forêt ou de sa maison. Le passage se déroulait comme prévu. Ça avait fonctionné, une fois de plus.


D’ordinaire, la blondinette restait là, à l’orée de l’arbre-passeur, trop timide pour explorer le reste de la brume mais pas assez raisonnable pour faire taire sa criarde curiosité. Tout le trajet stocké dans un coin de sa mémoire, appris à force de lectures et de rumeurs, Zoé tendit les bras devant elle, histoire de palier sa cécité temporaire, et entama la longue route qui l’attendait.


Quand bien même elle ne voyait rien, elle connaissait par cœur l’emplacement des arbres, des rochers, des racines et des obstacles qui pouvaient lui barrer le chemin. Et tout autour d’elle, le silence. Silence.


Les légendes de l’Arbre racontaient toutes la même ritournelle ; il s’agissait d’un portail menant à un monde infini, où les rêves prenaient vie, où rien n’était impossible si l’on savait faire preuve d’un peu de courage et de débrouillardise. Après avoir passé le petit bois, Zoé pourrait ouvrir les yeux et se délecter d’une avalanche de couleurs et d’aventures. Comme promis.


Tu te prends pour Alice et son Pays des Merveilles ? Pas du tout ! Tu te mens à toi-même… Mais non ! c’est ce que j’ai lu ! C’est ce que tante Lucie a dit…


Silence.


Pourquoi n’y avait-il absolument aucun bruit.


Zoé fronça les sourcils, les mains toujours en avant, l’oreille toute aussi tendue. Mais rien. Pourtant, les livres disaient tous que les chansons et les musiques pouvaient être perceptibles depuis la forêt. Elle devrait déjà entendre deux ou trois guitares, quelques flûtes sûrement, peut-être même un piano ! Et des voix ! Des voix partout lui fredonnant la vie !


Silence.


Un parfum d’embrun vint tout à coup lui piquer les narines et la gamine ne put s’empêcher d’ouvrir les yeux.


Trop tôt, bien trop tôt.


Ce n’était pas normal.


Les bois, ça sentait l’écorce, l’amer, le terre, et le café froid ; pas l’acide, ni la mer, et encore moins le sel.


Zoé, restée coite devant ce spectacle inattendu, crut que ses petites jambes allaient s’effondrer sous son poids. Elle considéra sa maison de haut en bas, tout à fait identique à celle qu’elle venait d’abandonner en traversant l’Arbre. Si rien ne différait, le fait qu’elle soit désormais en bord de mer lui remua les entrailles.


Elle préféra ne pas se retourner. Trop tard pour faire demi-tour.


Du bout du pied, elle tritura le sable humide qui recouvrait désormais le sol, il lui donnait la sensation de creuser avec une cuillère dans de la crème glacée.


-          Je suis courageuse, j’ai besoin d’apprendre, de grandir, murmura-t-elle, la voix à peine audible, comme pour se rassurer elle-même.


Peut-être que ce pavillon ouvrait lui aussi sur un nouveau passage après tout, même si Zoé restait persuadée qu’elle n’avait jamais rien lu de semblable auparavant. Un craquement lugubre dans son dos la fit immédiatement détaler en direction de ladite demeure. Elle manqua de trébucher sur les trois marches du perron. De plus près, la ressemblance avec sa maison à elle la troubla un instant. Le même paillasson de « Bienvenue », la même poigné de porte, le même petit grincement lorsqu’on l’ouvre. Identique.


Pas tout à fait finalement... Il fallait passer outre l'étrangeté du « eunevneiB » sur ledit paillasson.


En humant l’air, Zoé fondit sur place ; il y trainait une odeur de gratin de courgettes, son plat préféré. Mais ce fut surtout en entendant le bruit, qu’elle aurait reconnu entre mille, des chaussons de sa mère, que la blondinette se figea. La silhouette qui émergea dans le hall, à l’image de la maison, prenait toutes les allures de sa chère maman.


-          Te voilà toi ! J’ai cru que tu arriverais en retard pour manger !


« Maman » s’approcha, elle le faisait toujours avec une douceur folle, jusqu’à venir poser sa main sur la tête de sa fille, qu’elle tapota gentiment. Puis, elle haussa un sourcil, découvrant la moue stupéfaite dépeinte sur le visage de la petite.


-          Qu’est-ce qui t’arrive Zoé ? Il s’est passé quelque chose dans la forêt ?


A bout d’énergie, elle put juste nier d’un mouvement de tête, les yeux encore rivés sur le tablier de la femme devant elle.


-          File te laver les mains alors, on passe à table.


La grande dame repartit en direction de la cuisine, Zoé raide comme un piquet sur le tapis de l’entrée. Apprendre. Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine, si bien qu’elle se força à calmer sa respiration, terrifiée à l’idée qu’il puisse exploser. Grandir. En des milliers de morceaux, éparpillés par terre.


Il devait y avoir un truc, comme dans les tours de magie ! C’était tout bonnement impossible ! Ce n’était pas ce qui était prévu dans les livres ! Ce n’était pas ce qu’elle avait appris par cœur ! Ce n’était pas ce que tante Lucie, feue jumelle de Maman, avait dit avant de disparaître ! Ce n’était pas l’aventure qu’elle s’était promise de vivre ! Pourquoi la mer ? Pourquoi le gratin ? Pourquoi le silence ?


Prise d’un violent frisson, Zoé se délesta de son énorme sac pour l’envoyer valser au pied du porte-manteau. Il ne faisait plus froid, plus du tout. Elle se frotta les paupières, encore engourdie après avoir été fermées si longtemps, et s’engagea dans les escaliers juste en face d’elle, pour rejoindre la salle de bain, pour obéir à Maman.


A gauche à l’étage.


Mécaniquement, elle ouvrit la porte, s’engouffra dans la pièce, et fonça tout droit vers le lavabo. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle s’emmêla les pieds dans le tapis de sa chambre, atterrissant tout droit sur son lit. Zoé poussa un cri de surprise. S’était-elle trompée de porte ? Non non, la salle de bain est à gauche après les escaliers, et la chambre à droite ; ça n’a aucun sens !


Elle sauta sur ses pieds et se rua dans la pièce juste en face, afin de faire taire ce mauvais pressentiment qui grondait entre ses côtes.


La salle de bain. Là où sa chambre devrait reposer.


En reculant de terreur, Zoé se cogna contre la rampe d’escalier, elle s’y accrocha comme si sa vie en dépendait. Peut-être.


-          Tout va bien là-haut ? gronda une voix à l’étage inférieur.


Elle tourna la tête, incrédule, les doigts serrés autour de la rambarde, si fort qu’ils devenaient blancs. Sa mère refit une apparition en bas de l’escalier. Zoé s’étouffa avec sa propre salive, prise alors d’une subite quinte de toux.


Le porte-manteau n’avait jamais été à gauche de la porte, mais à droite.


Tout comme le grain de beauté sur la pommette gauche de Maman. A gauche. Pas à droite. 


Pas comme celui de cette femme.


En bas de l’escalier.




Chapitre 3: Normale, par Lyn

— Allez viens, c’est prêt.


Précaution et hésitation se mêlaient dans la démarche de la jeune fille tandis qu’elle se rapprochait du hall d’entrée.


Une marche.


Puis l’autre.


Sa main, devenue moite, était posée sur la rampe comme pour freiner la descente.


Une marche.


Puis l’autre.


Et une fois en bas, je fais quoi ?


Une marche.


Puis l’autre.


Deux options s’offraient à elle : soit jouer le jeu et prétendre être la fille de cette femme, soit la confronter. 


Une marche.


Puis l’autre.


Il lui sembla plus sage de se cantonner au rôle de fille aimante car à partir du moment où l’illusion serait brisée, elle pourrait s’attendre au meilleur comme au pire, et il n’y aurait aucun retour en arrière possible.


Une marche.


Puis l’autre.


En bas, ça y est.


Zoé suivit la femme à gauche, ah non, à droite, dans la cuisine. Face à elle, la fenêtre au centre du mur lui servit de repère pour évoluer naturellement dans cette pièce à la fois familière et inconnue.


Alors qu’elle prenait place, un détail lui sauta aux yeux, dans le ciel crépusculaire. C’était pourtant bien la pleine lune quand je suis partie !...


— Mais enfin, Zoé, qu’est-ce qui te prend ? C’est ma place ici.


Quelle erreur avait-elle commise ? Elle s’asseyait toujours face à la baie vitrée pour observer la vie dans la verdure.


— Ahah, désolée Maman.


Maman.


— Je dois être un peu fatiguée.


Dos à l’extérieur, Zoé ne se sentit même pas capable d’apprécier la délicieuse odeur du gratin maintenant à portée de fourchette. Le goût non plus ne signifiait rien. C’était incompréhensible et elle ne supportait pas de ne pas comprendre.


— Ça s’est bien passé, en cours ? demanda subitement la femme.


Les cours ? L’ennuie. Ça lui semblait si loin, le bus, le chauffeur impatient qu’elle descende pour retrouver sa femme, ses enfants, son chien, ses deux chats et son petit jardin…


— Je ne voudrais pas que tu perdes confiance en toi à quelques semaines de la rentrée… tes résultats avaient monté au second et au troisième trimestre l’an dernier. Tu avais juste besoin d’un temps d’adaptation.


— « D’adaptation » ? répéta Zoé, incrédule.


— Pour l’entrée au collège, c’était un nouveau rythme à prendre et c’est normal d’avoir du mal.


Zoé ne remettrait pas cet état de fait en cause, mais ne s’était nullement sentie concernée. Au contraire, elle avait d’abord trouvé la perspective d’avoir plus de professeurs tout à fait formidable, avant de déchanter. Aussi lâcha-t-elle un « Hein ? » rempli d’incrédulité.


— Enfin, Zoé, tu es d’accord pour dire que l’an dernier c’était un peu juste au début. Mais tu as fini par avoir des notes tout à fait normales.


Hein ?


— Euh, mais la sixième, c’était il y a deux ans...


Parce qu’elle avait sauté le CM1.


— Et, là, je viens de ressauter une classe.


Aujourd’hui bien plus proche d’entrer au lycée que de sortir de la primaire.


— Tu n’aurais pas sauté deux classes quand même, s’agaça son interlocutrice. Ça n’arrive qu’à des élèves d’exception, ça.


Et toi, tu ne l’es pas.


Le visage contrarié de sa prétendue mère s’adoucit ensuite pour poursuivre :


— Je sais que ça peut être tentant de vouloir grandir vite… mais laisse-toi le temps, va à ton rythme, normalement.


Décontenancée, Zoé ne pipa mot. Quel que soit ce qu’elle était censée être ici, il lui sembla que sa propre chambre était l’endroit idéal pour investiguer, comprendre ce qui clochait dans ce monde parallèle qui n’était définitivement pas ce qu’on lui avait promis. Une réalité alternative plus qu’une aventure merveilleuse.


À peine vida-t-elle son assiette qu’elle attrapa son sac, se jeta dans les escaliers et, cette fois, ne se trompa pas de direction, à gauche.


La pièce était sensiblement la même, en acceptant qu’il s’agisse d’une copie miroir de sa chambre, la vraie, de l’autre côté. Tapis légèrement molletonné au centre, posters à l’effigie de ses héros fictifs préférés pour veiller sur son sommeil et de paysage côtier pour faire face à son bureau, où elle passait en réalité plus de temps à flâner qu’à apprendre sans que personne ne s’en doute.


Enfin, ça, ce n’est pas la Zoé d’ici.


Ses livres de cours étaient toujours empilés sur son bureau, celui de mathématiques au-dessus, exactement comme elle les avait laissés avant son départ. Des livres niveau cinquième.


Des livres pour des élèves de onze à treize ans.


Des livres pour des élèves de onze à treize ans normaux.


Fébrile, elle ouvrit le manuel d’algèbre. Aucun billet à l’attention de ses parents ne tomba, mais c’était davantage les problèmes et les leçons qui l’intéressaient.


J’y comprends rien.


Elle était en cinquième l’an dernier.


Je connais le programme.


C’était facile, normalement.


Alors pourquoi rien ne lui revenait ?


Elle ouvrit le manuel à une page au hasard, mais vers la fin quand même, là où c’est plus compliqué, et s’attela au premier énoncé sur lequel ses yeux se posèrent.


Après cinq minutes, désespérée devant sa feuille blanche, deux hypothèses se frayèrent un chemin dans le méandre de ses pensées confuses : la première, la norme d’ici était calquée sur sa norme à elle ; ici, Zoé n’avait pas pu sauter de classe parce que le monde avait changé… pour moi ? Seconde hypothèse, ce n’était pas le monde qui changeait, mais elle, sa mémoire, son intellect et sa cognition.


J'ai chaud.


Chancelante et le souffle court, elle s’arracha à son bureau pour ouvrir la fenêtre, panorama parfait sur la nouvelle lune.


Tu n’as pas pu l’inventer, ça, c’était dans les livres ! « La pleine lune à son périgée », tu n’aurais même pas pu partir sans cette condition, reprends-toi !


Elle était bien partie.


Peut-être avait-elle juste commis une erreur, ouvert les yeux trop tôt et s’était perdue quelque part entre le monde magique promis et sa réalité à elle. En résultait alors cette réalité difforme, ni tout à fait la sienne, ni tout à fait celle escomptée. Ceci étant, si quelqu’un avait pu retranscrire ce qu’il y avait de l’autre côté de l’Arbre pour nourrir les folklores locaux et les histoires de tante Lucie, alors il en était revenu. Donc elle pouvait espérer en faire autant, oublier ce détour et réessayer jusqu’à arriver à destination.


Elle se crut rassérénée, quand la voix de sa mère s’éleva à travers la porte, la faisant sursauter.


— Zoé ?


Ce n’était que sa voix, pas sa mère.


La jeune fille ouvrit prudemment, non sans avoir d’abord sculpté un sourire trompeur sur son visage.


— Maman ?


— Je voulais parler de ce dont nous avons discuté à table…


Elle avait beau avoir une voix excessivement douce, excessivement dans l’humilité et excessivement dans l’empathie, Zoé ne voyait que ce grain de beauté pas à sa place.


— Je ne voulais pas te vexer. Tu sais ce n’est pas grave… d’être normale.


Alors pourquoi s’excusait-elle ? Pourquoi ça me fait mal ?


— Chacun est ce qu’il est, tu es toi, et je n’ai pas besoin de plus pour t’aimer.


Je pleure ?


— Oulà, d'où tu fais des tirades philosophiques comme ça !


Zoé avait beau s’efforcer de le prendre à la rigolade, les mots de cette mère résonnaient en elle avec une puissance qu’elle n’aurait pas soupçonnée.


— Ahah, t’as raison. C’est Lucie qui est douée pour ça.


Comme sa mère, cette mère avait un regard voilé de tristesse en l’évoquant, subséquemment ça n’arrivait presque jamais. Cet état de fait avait toujours désolé Zoé, pour qui l’évocation de sa défunte tante n’était pas un prétexte au chagrin, mais un moyen de la garder encore un peu. Fallait croire que sa mère, et cette femme aussi, voyait les choses autrement. Comment je peux savoir, moi ? Zoé n’avait eu ni frère ni sœur, alors une jumelle ?


— Oh, Maman…


Arrête ! C’est pas ta mère, te fais pas avoir.


— Elle nous manque.


Zoé eut à peine le temps de se sentir vraiment bête, à s’émouvoir ainsi pour un simulacre de sa mère, que celle-ci la gratifia du même air contrarié qu’à table.


— Mais tu l’as vue tout à l’heure !


La jeune fille, qui avait esquissé un geste, un début d’étreinte envers cette âme en peine, se rétracta aussitôt.


La mère ignora son geste pour plaquer sa main sur son front.


— Je devrais peut-être l’appeler pour lui dire que tu n’iras pas en cours, demain. Tu as mal quelque part ?


— De quoi tu… ? L’appeler ?


— Pour lui dire que ce n’est pas la peine de t’emmener au collège.


Les mains de la femme palpèrent successivement ses joues et son cou.


— Tu n’as pas l’air d’avoir de fièvre…


— Mais, le bus ! s’écria Zoé. J’y vais en bus !


— Le bus ne s’arrête pas dans un coin aussi perdu que le nôtre, t’imagine le détour que ça ferait juste pour une personne ?


Zoé recula, incrédule, non, non, non…


— Tu es bizarre ce soir, dit la mère.


Et là, serait-ce le moment pour la confronter ? Lui dire qu’elle venait de l’autre côté ? Lui parler de l’Arbre ? La tante Lucie d’ici, vraisemblablement en vie, était-elle encore une férue de mythes en tous genres ?


— Je vais bien, bredouilla Zoé. Je…


Tu te dégonfles.


— Je vais me coucher.


— Tu es sûre ? Tu n’as pas d’ennuis à l’école ?


— Je suis un peu fatiguée, je raconte n’importe quoi.


Sur ce, elle referma doucement la porte de la chambre.


Et maintenant ? Devrait-elle se jeter sur ses livres ? Vérifier sa documentation sur l’arbre-passeur ? Et si, à l’instar de ses manuels scolaires, elle se surprenait à découvrir autre chose ? Je suis venue là pour apprendre, de quoi j’ai peur ! Peur d’apprendre ?


Finalement, peut-être que l’autre côté était effectivement en train de la transformer.


À nouveau en proie à l’angoisse, elle se fit la reflexion que, dans ces moments-là, elle aurait bien cherché du réconfort auprès de son chien. C’était difficile à décrire, mais à travers le reflet de ses prunelles noires qui brillaient comme des billes, elle avait l’impression d’être profondément comprise, bien au-delà de tout échanges de mots. Nul doute que Forêt savait quand elle était triste.


Forêt ?


Elle n’avait pas vu ses gamelles dans la cuisine, celle pour l’eau à droite de celle des croquettes. Aucune.




Chapitre 4: Zoé animale, par helhiv

Sa fatigue et son désespoir donnèrent finalement raison au sommeil. Au pays des rêves impossibles de l’autre côté de l’Arbre, ses songes furent peuplés de personnages familiers, de ses parents et de son chien, qui lui parurent dans la lumière du subconscient aussi extraordinaires et désirables qu’ils avaient été quotidiens et, parfois – elle s’en accusa au réveil – trop communs.


En attendant de trouver le moyen de quitter ce monde, peut-être à la faveur de la prochaine pleine lune, il fallait donner le change, comprendre, apprendre, explorer. Une bonne douche lui ferait du bien… Comment s’ouvre ce fichu robinet ? Comme la disposition de la maison, comme les caractères des livres, tout était ici inversé : il lui suffit de visser le robinet et l’eau chaude et bienfaisante s’écoula sur son visage. Aussitôt séchée et habillée – les vêtements de l’armoire lui allaient comme un gant – elle prit un de ses manuels et l’ouvrit devant un miroir. Les énoncés redevenaient facilement intelligibles malgré leur niveau inattendu. Zoé regarda ensuite longuement son reflet qui suivait, comme il se devait, ses propres mouvements. Ce reflet était l’exacte réplique de la fille dont elle avait pris la place. Où est-elle ?


Très concentrée pour tenir son rôle sans faux pas, elle descendit prendre son déjeuner. Elle espérait que le chocolat chaud et la confiture de figues existaient aussi là où elle avait atterri. Sa mère, ou plutôt la mère de l’autre Zoé, se tenait déjà attablée avec un grand sourire. Elle aussi sourit le plus sincèrement possible.


Alors, bien dormi ? Plus du tout fatiguée ?


Ça va. J’avais besoin de cette bonne nuit.


Tout de même, tu as dit des choses hier…


Vraiment, je n’étais pas dans mon assiette.


Dans ton assiette ? Intéressante expression ! Attends, il y a quelque chose de bizarre… Tu as fait quelque chose à tes cheveux ?


Non…


C’est agaçant, je n’arrive pas à trouver ce qui me perturbe… Peu importe. Il faut toutefois que nous discutions de ce nom... Maman, c’est ça ?


Je…


Écoute, je n’ai rien contre les surnoms, surtout affectueux, mais celui-là fait un peu… niais, non ? On croirait que tu chouines ! Je préférerais que tu continues à m’appeler Agathe, comme tu appelles Lucie, Lucie, et Viviane, Viviane, d’accord ?


Qui est Viv… D’accord ! Il n’y a pas de beurre ?


Qu’est-ce que le « beurre » ?


Le reste du déjeuner se passa bien malgré quelques maladresses dues à l’utilisation inhabituelle de sa main gauche pour tremper son pain margariné dans son bol. Cela fit rire Agathe et danser le grain de beauté incongru. Finalement, ça m’arrange bien de ne pas devoir appeler cette femme Maman. Logiquement, il faudrait qu’elle appelle son père – le père de l’autre Zoé, Enzo.


Je suis rentrée ! Zoé, tu es prête ? Nous partons tout de suite !


La voix provenant de l’entrée gela le cœur de Zoé. C’était une voix d’outre-tombe. Une voix qu’elle n’aurait plus jamais dû entendre si ce n’est dans de vieilles vidéos. Une voix dont le souvenir même était appelé à s’éteindre avec le temps. La voix de Tante Lucie ! Il lui fallut mobiliser toutes ses ressources pour ne pas laisser ses émotions déborder ses yeux, envahir ses jambes et la jeter dans les bras de l’élégante et rieuse femme qui se tenait sur le pas de la porte. Il lui fallait rester l’autre Zoé, celle qui n’avait pas connu le deuil et la souffrance de perdre sa tante adorée.


Ce que Zoé n’avait pas anticipé c’était l’effarement qu’elle lisait dans les traits de ladite Lucie. Une expression que cette dernière ne pouvait pas contrefaire ni dissimuler. Ou elle m’a démasquée ou elle m’a reconnue... Le temps se figea à peine une seconde, peut-être beaucoup moins. Agathe ne s’aperçut de rien.


Allez, Zoé, Lucie a raison. Vous allez être en retard ! C’est Viviane qui ira te chercher, ce soir.


Zoé n’en était plus à une surprise près. Nulle voiture n’était garée devant la maison mais une carriole attelée avec deux... arbustes rappelant vaguement des chevaux.


Ne dis rien et monte.


Elles parcoururent un bon kilomètre au rythme soutenu de leur attelage de branches et de feuilles avant d’entrer dans un bois. Lucie gara sa curieuse hippomobile et saisit l’adolescente par les épaules.


Zoé ! Je suis sûre que c’est toi, dis-moi ! Ma petite Zoé !


Celle-ci ne savait pas comment réagir. Devait-elle continuer à jouer son rôle et feindre l’incompréhension ou profiter de la réaction de cette Lucie pour en savoir plus rapidement sur le lieu où elle s’était rendue par le truchement de l’Arbre-passeur ?


Comme je suis contente de te voir, Zoé ! Tu es passée par l’arbre, bien sûr ! Je savais que tu suivrais mes traces ! Je ne devrais pas tant me réjouir mais c’est si incroyable et si bon de te retrouver !


Cette fois, il n’y avait plus d’erreur possible. Cette Lucie était sa Lucie, la tante qui l’avait accompagnée toute son enfance, la complice de tous les mystères, la sœur jumelle de sa vraie mère. Tout allait de nouveau bien. Il restait encore des milliers de questions sans réponse mais la seule présence de sa tante redonnait l’espoir à Zoé, l’espoir de retrouver son monde ou d’en explorer d’autres.


Tante Lucie !


Oui ! J’ai tant de choses à t’expliquer. Mais toi, dis-moi tout. Comment tu t’es retrouvée toi aussi dans ce monde ?


Tout est inversé ici ! La gauche est la droite et vice-versa !


Oh, la chiralité ! Je te promets que ce n’est rien par rapport au reste. On s’y fait vite. Je suis sûre que tu as déjà trouvé le truc pour lire des livres sans te retourner le cerveau. Allez, raconte depuis le début.


Alors, Zoé lui dit comment elle s’était préparée, comment elle avait relu tout ce qu’elle avait trouvé sur l’Arbre-passeur, comment elle avait revu toutes ses propres instructions, comment elle avait touché l’arbre et abandonné Forêt. Oh, Forêt... Sa voix se contracta. Elle lui narra encore le parcours les yeux fermés, le silence étrange et inquiétant, son imagination qui turbinait en inventant des sons et des couleurs qui n’existaient pas encore.


J’avançais les bras tendus, de moins en moins sûre d’être sur le bon chemin, et puis…


Tu as senti les embruns et tu as ouvert les yeux malgré toi !


Oui, mais comment…


Bon sang ! Mais j’ai commis exactement la même erreur il y a un an et nous nous retrouvons ici dans une des bifurcations du chemin, dans un monde qui n’est ni pire ni meilleur que le nôtre, mais qui n’est certes pas le monde infini que je t’avais prédit. Je n’avais pas prévu ça du tout.


Le premier mystère pour Zoé n’était pas le labyrinthe qui se cachait derrière l’Arbre-passeur mais comment Lucie pouvait exister ici et être morte dans l’autre monde, ce que sa tante ignorait peut-être.


Tante Lucie…


Prends l’habitude de m’appeler Lucie, je t’expliquerai.


Lucie, je dois te dire qu’il y a six mois, tu…


Je ?


Tu… Tu nous as quittées… Tu es morte. Est-ce une sorte de paradis ici ? Suis-je morte moi aussi ?


Oh non, quel malheur ! Non, ce n’est pas le paradis et non, tu n’es pas morte. Mais celle qui est morte, hélas, c’est la Lucie d’ici. Vois-tu, les mondes sont liés. Quand j’ai décidé de venir ici, la Lucie d’ici a décidé la même chose sans nous connaître ; je l’ai compris en arrivant ici. Ou nous nous serions rejointes dans le monde infini – peut-être aurions-nous fusionnés, ou nous devions toutes deux échouer et échanger nos places. J’ai l’impression qu’une partie de moi a disparu...


Les choses se mettaient à leur place dans la tête de Zoé. C’était évident maintenant. Le changement chez Tante Lucie, un an auparavant. Elle ne comprenait plus rien, ne se souvenait de rien. Sauf ses histoires d’arbres qui énervaient tant Maman. Et puis la dépression, de plus en plus profonde. Jusqu’à ce jour, six mois plus tôt, où sa mère et son père l’avaient prise dans leurs bras pour lui annoncer la terrible nouvelle. Mais si sa Tante Lucie est ici et que l’autre Lucie a fait le chemin contraire…


Je sais à quoi tu penses, ma petite Zoé. La Zoé d’ici est actuellement chez toi et a certainement appris que sa Lucie à elle n’était plus d’aucun monde. Et c’est bien plus terrible pour elle, crois-moi, que tout le chagrin que tu as peut-être eu quand tu as cru que c’était moi.


Évidemment que j’étais effondrée, tu m’as tant manqué ! Mais pourquoi, serait-ce plus dur pour elle ?


Le monde où nous sommes n’est pas seulement une image-miroir du nôtre. Certaines choses y sont très différentes. La nature des humains, par exemple, si je peux les nommer ainsi. Il n’y a ici ni homme, ni femme. Malgré leur apparence similaire à la nôtre ou parfois à celle de nos animaux, les êtres sont tous végétaux. Oh, j’y pense, ne cherche pas ton père. Ici, il n’existe pas.


Oh ! C’est pour ça qu’Agathe ne comprend pas quand je l’appelle Maman.


Ça n’a pas de sens ici. Les êtres s’accouplent comme chez nous… Enfin, je pense que tu es assez grande pour savoir comment ça se passe…


Évidemment ! Je ne suis plus une gamine !


Sauf que cette union peut se faire à deux, à trois, à quatre, etc et entre des êtres eux-mêmes issus d’une même ascendance. Ainsi, dans ce monde, tu es le résultat de l’amour d’Agathe et de ses sœurs, Lucie et Viviane. L’autre Lucie était donc un peu la mère de l’autre Zoé même s’il s’agit de liens très différents.


Mais Maman et toi n’avez pas de sœur !


Tout n’a pas à être exactement semblable dans les deux mondes. Mais sache que nous étions des triplées. Une d’entre nous n’a pas survécu à sa naissance. Je n’ai jamais demandé à Mamie si elle lui avait donné un prénom…


Elles avaient encore bien des choses à se dire… Comment Agathe n’avait pas découvert que Lucie n’était pas sa sœur. Comment Lucie s’était adaptée à ce monde essentiellement végétal. Surtout, pourquoi Lucie n’avait pas repris le chemin inverse ou le passage vers le monde infini ? Les réponses devraient attendre. Dans ce monde, chacune avait une place à tenir et il n’était pas question de musarder. Les arbustes, c’était fabuleux à dire, allaient devoir galoper pour déposer Zoé à temps pour les cours.


En attendant de trouver une solution, il fallut donner le change au collège comme à la maison. En classe, la plus grosse difficulté consistait à écrire de manière inversée de droite à gauche, ce qui était bien plus compliqué que la lecture. Le niveau était également très élevé en mathématiques notamment avec des notions qui, Zoé en était sûre, n’existaient pas dans son monde. Les nombres fleuris n’étaient ni entiers, ni réels, ni imaginaires. Les nombres colorés avaient la propriété d’être à la fois grands et petits. Elle s’y confronta avec acharnement. La littérature était tout aussi surprenante. La forme y prenait une grande importance. Le nec plus ultra était une sorte de grille de mots-croisés qui pouvait se lire de droite à gauche ou de haut en bas en racontant des histoires différentes. Évidemment, Zoé, curieuse et avide d’apprendre, se livrait là encore à cette gymnastique intellectuelle avec délice, mais la lenteur de son écriture constituait un handicap insurmontable. Ses notes s’en ressentaient inévitablement suscitant l’inquiétude de ses « mères ». Surtout de Viviane. Elle était tendre et attentionnée comme sa mère, drôle et fantasque comme Tante Lucie. Zoé l’adopta en un rien de temps. Jouer le rôle de l’autre Zoé, dont elle connaissait si peu la vie malgré les indications de sa tante, était épuisant mais elle s’en sortait honorablement, surtout avec Viviane. Celle-ci ne pouvait nier que Zoé avait changé mais ses bizarreries pouvaient sans doute être attribuées à un début de crise d’adolescence. La jeune fille écrivit un jour une rédaction qui plut beaucoup à Viviane. Elle y décrivait un monde où une autre forme de vie existait avec des êtres qu’elle nomma malicieusement animaux.


Chaque jour qui passait rapprochait Viviane et Zoé et celle-ci n’était plus si pressée de repartir, même si la « vraie » Agathe, son père et Forêt lui manquaient atrocement. Ce monde était tellement étrange que quelques semaines ne suffiraient pas pour le découvrir et le comprendre. Un point la tracassait particulièrement : ce qui se passait dans la chambre de ses « mères » la nuit venue. Elle avait bien sûr interrogé Lucie mais celle-ci n’avait fait que sourire, rougir et dire que c’était absolument privé… et magique.


La nouvelle lune revint. Conformément au plan qu’elles avaient élaboré, Lucie et Zoé s’éclipsèrent après le souper. Agathe et Viviane n’en furent pas étonnées car ces promenades vespérales en forêt étaient devenues une habitude. Devant l’Arbre, elles s’arrêtèrent, posèrent les mains sur le tronc et… attendirent. Il ne se passa rien. Elles attendirent encore mais rien n’était comme les fois où elles avaient chacune pris le passage. Elles rentrèrent visiblement dépitées... chacune pourtant secrètement ravie que l’Arbre ne leur ait pas ouvert le chemin du retour. Viviane...


Elles tentèrent de nouveau à chaque pleine lune, à chaque nouvelle lune, persuadées qu’il fallait une conjonction exacte entre les deux mondes pour que l’arbre s’ouvrît. Il fallait aussi espérer que Zoé fût arrivée seule à la même conclusion qu’elles. La mort de l’autre Lucie avait brisé la symétrie. Zoé, quant à elle, était déchirée entre l’amour nouveau qu’elle portait à Viviane et son désir de retrouver son monde. Il plut la nuit de la troisième nouvelle lune comme si le ciel souhaitait pleurer avec la jeune fille ou rendre ses larmes insignifiantes. Lucie et Zoé étaient déjà trempées lorsqu’elles parvinrent devant l’arbre. Elles comprirent tout de suite que le passage serait possible car l’arbre baignait dans un halo infime mais inhabituel. Zoé appliqua à regret ses mains sur l’écorce et ferma les yeux. Elle les rouvrit aussitôt car elle avait compris que Lucie n’avait pas posé les siennes. Tante Lucie ?


Alors, qu’est-ce que tu fais ?


Sa voix était agressive. Elle était en colère sans en admettre la raison. Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi moi et pas elle ?


Allons, Zoé, tu sais aussi bien que moi que c’est inutile, n’est-ce pas ? L’arbre ne me laissera pas passer.


Tu m’abandonnes alors ? Que vas-tu faire ici ? Ce n’est pas chez toi !


Je crois que je vais avoir une autre Zoé à consoler. Quant à toi, je te renvoie chez nous. Tu seras heureuse, tu verras.


Non, Lucie, je… Dis à Viviane que...


L’autre Zoé le dira à ta place. Pars vite.


Le voyage de retour se déroula de la même façon que quelques mois plus tôt. Elle n’ouvrit pas les yeux tant qu’elle ne sentit pas l’air frais sur ses joues noyées de tristesse. Si elle l’avait fait, peut-être aurait-elle aperçu son alter ego défigurée ou se seraient-elles retrouvées ensemble dans un autre univers.


La première chose que vit Zoé fut Forêt aboyant et courant vers elle pour lui faire la fête. Mais que t’arrive-t-il, Forêt ? Forêt ! Ses parents suivaient le chien en courant eux aussi.


Forêt ! Viens ici ! Au pied, immédiatement !


Oh, non ! Il va lui sauter à la gorge !


Comment a-t-il pu s’enfuir du chenil ? Nous aurions dû le faire abattre !


S’il la mord encore comme le mois dernier, je ne me le pardonnerai jamais !


Forêt !!!