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Chapitre 1: Dernier week-end de juin, par Hornblower

Dernier week-end de juin 


           Valentin avait toujours détesté les réunions de famille, surtout celles organisées fin juin. Chaque été, c’était la même chose : toute la famille se retrouvait pour festoyer chez mamie, sous les saules. Deux saules magnifiques, espacés d’une trentaine de mètres, se pavanaient au milieu d’un champ bordé de tournesols au sud, et de maïs à l’ouest. Leur hauteur atteignait 20 mètres, les longues branches qui pendaient jusqu’au sol étaient si denses qu’il était quasiment impossible d’y voir à travers. La demeure des aïeux - une auberge béarnaise construite en L - avait une partie transformée en maison d’hôte, des chambres cosy et au charme désuet recevaient les familles à cette occasion. Quelques tentes étaient disséminées çà et là pour les jeunes. Valentin, qui faisait partie du nombre, ne goûtait guère ces nuits champêtres, ni les journées d’ailleurs. Le pire c’est qu’il devait partager le couchage avec Christophe, un cousin qui le harcelait depuis qu’il était en âge de filer des beignes, et faut dire qu’il était précoce dans ce domaine le bougre, mais selon Valentin c’était bien le seul domaine dans lequel il était en avance.


Le dernier week-end de juin était devenu un rendez-vous incontournable pour toutes les familles et les amis qui entouraient longtemps à l’avance, dans leur agenda, la date à ne pas manquer. Tout le monde ne pouvait être là bien entendu, mais des efforts étaient consentis par beaucoup pour y assister. Ce rassemblement, qui avait l’odeur des vacances, exaltait l’enthousiasme des participants ; ainsi les retrouvailles étaient chaleureuses, bruyantes et les repas animés. Les adultes s’étaient interrogés un soir sur le quand et le pourquoi de ce rassemblement de juin, dont l’origine remontait au siècle dernier, mais personne n’avait trouvé la réponse à cette énigme. Pas même les grands parents. Ce n’était pourtant l’anniversaire de personne - hormis celui de Christophe qui avait malheureusement vu le jour un 17 juin, mais qui s’en souciait ? Valentin, du haut de ses 14 ans, sourit à cette pensée. Son sourire s’effaça instantanément quand il songea aux problèmes de réseaux liés à ce trou paumé. Il aimait profondément ses grands parents mais ils habitaient l’une des seules régions de France - voire du monde - qui n’avaient pas de réseau. Son entrée au collège avait été un sujet d’inquiétude pour ses parents qui lui avaient offert un portable afin de les prévenir au moindre problème. Devenu nomophobe depuis, il allait devoir se passer de son téléphone, et ça le rendait encore  plus nerveux. Deux jours sans jeux, sans contact avec ses copains, sans réseaux sociaux ; c’était comme vivre à l’âge de pierre. Il avait fait une scène à ses parents pour qu’il le laisse à la maison mais ils n’avaient rien voulu entendre. Ses résultats scolaires n’avaient pas joué en sa faveur. Il allait donc devoir se coltiner toute la cousinaille, camper avec Christophe, cuisiner avec mamie et cuire les cotelettes au barbecue avec papy. 


Ces festivités avaient toujours eu un goût de cendre pour lui qui ne s’entendait pas avec ses cousins. Souvent il avait fini en pleurs, exclu des jeux, martyrisé et humilié devant toute la famille. Rares étaient ceux qui trouvaient grâce à ses yeux comme sa grand-mère et Audrey. Sa grand-mère avait toujours un mot doux pour lui, et Audrey lui réservait toujours son plus beau sourire. Audrey était la fille de Martha, la seule personne qui ne faisait pas partie de la famille mais qui entretenait des relations amicales avec quelques tantes et oncles. Elle était présente chaque année, et chaque année tous les cousins se disputaient ses faveurs.  Elle avait de belles qualités : elle était jolie sans être belle, intelligente sans être pédante, et drôle sans être vulgaire. Elle dégageait en outre quelque chose que les autres n’avaient pas. Même les filles l’adoraient. Valentin avait la préférence d’Audrey, ce qui n’arrangeait pas ses affaires. Une fois, elle l’avait même embrassé sur la joue devant ses cousins pour le consoler de leurs persécutions. Au lieu de changer de tactique, les butors avaient intensifié leur harcèlement.


Sous les hautes nefs formées par les rameaux tombants des saules, des tables et de nombreuses chaises étaient disposées. Chaque génération avait son arbre : les adultes d’un côté et les jeunes de l’autre. Oncle François se livrait chaque année à un rituel qui remontait à des temps immémoriaux : il baptisait les arbres. Pour l’occasion il se faisait même appeler Père François. Il avait eu dans sa jeunesse des velléités de rentrer dans les ordres, ce qui lui conférait toute légitimité pour célébrer le baptême ; ainsi les arbres avaient porté le temps d’un week-end des noms tels que : le saule des Demi-lune et celui des Indiana, Les Morlocks et les Elois ou encore les en voie de développement et les avancés. Valentin avait bien saisi que les adultes se réservaient toujours le plus beau rôle et que les jeunes n'avaient pas voix au chapitre. Cette année les arbres se nommeraient “Russes et Ukrainiens”. Comme leur espace vital était souvent envahi, pratiquement tous les adultes adhérèrent à ces nouveaux patronymes. L’oncle Père François, solennel, termina la cérémonie en versant par trois fois du rosé au pied de chaque arbre. Les grands parents de Valentin, des catholiques pratiquants, n’appréciaient guère les âneries de leur fils et chaque année ils désapprouvaient ses agissements ouvertement, mais les désapprobations avaient l’effet inverse: les adultes goguenards et hilares y voyaient là l’ouverture officielle des festivités placés sous le signe de la connerie. 


Parfois la table des grands accueillait un nouveau venu en la personne d’un jeune qui avait gagné le droit d’y siéger, grâce à 18 années de loyaux services rendus et passés sous l’arbre des juvéniles. Sous ledit arbre se concentrait donc toute la marmaille de 2 à 17 ans. Mais peu importait finalement l’âge ou la maturité car ça braillait partout. Un parfum de liberté et de fête embaumait l’air. Les marmots s’adonnaient aux facéties sans gêne, les ados aux complots puérils sans réfléchir tandis que les adultes se dévouaient aux libations sans scrupule, et avec ferveur. 


Le premier repas de la journée, à la surprise de Valentin, avait été plutôt agréable. Il avait trouvé du réconfort dans les côtelettes et les saucisses qu’il avait cuites avec papy et tonton Jean-Claude, mais aussi dans la salade de pâtes préparée avec mamie, sa mère et ses nombreuses tantes. Valentin avait noté que les activités étaient bien genrées : d’un côté les hommes et le feu, de l’autre les femmes et le repas. Il aurait de solides exemples pour sa prochaine rédaction sur le sujet qui, il l’avait noté, prenait de plus en plus de place dans les cours dispensés par ses professeurs. L’école d’ailleurs - surtout ses résultats - était revenue plusieurs fois sur le tapis pendant les préparations culinaires et les réprobations étaient tombées drues sur sa tête pour son manque de travail évident. Les remontrances, qu’elles proviennent du camp des hommes ou celui des femmes, étaient toutes les mêmes : “Tu as des capacités, alors ne les gâche pas”, “ Regarde ton oncle, il regrette de ne pas avoir travaillé à l’école. Tu veux finir comme lui ?” ou encore “ Tu devrais prendre exemple sur ta cousine Sophie, elle est très studieuse, elle !”. Valentin avait préféré subir ces admonestations avec flegme et stoïcisme plutôt que de retourner sous l’arbre des Russes, où Christophe et ses sbires l’auraient sûrement invité en tant que victime à leurs jeux débiles. Pendant le repas, Valentin avait remarqué qu’Audrey, assise en face mais deux places plus à droite, le regardait avec insistance. Le soleil qui filtrait à travers les branches du saule l’auréolait d’un charme angélique. À peine plus âgée que lui, Audrey semblait pourtant plus mature. Valentin n’avait pas de copine et n’en ressentait pas l’envie. Les filles qu’il connaissait ne l’attiraient nullement. Mais, pour la première fois, il sentit quelque chose remuer dans sa poitrine : un mélange de peur et d’excitation. Et ce regard qu’elle lui glissait lui brûlait un peu plus les joues. Heureusement personne ne s’en aperçut. Les Ukrainiens faisaient un barouf d’enfer ; comme d’habitude, dès les premiers verres de rosé ingurgités, les discussions s’animaient sur des sujets sensibles et tout y passait : politique, social, sociétal, écologie, sport, éducation, pouvoir d’achat, etc. Un Maelstrom de sons parvenait aux Russes qui pouvaient distinguer les rires, les chants et les moments d'engueulade ponctués d'invectives.


S’il existait un accord tacite de non-invasion entre les deux parties, les incursions dans les camps adverses ne manquaient pourtant pas : des Ukrainiens venaient jeter un œil chez les Russes et des Russes s’infiltraient en loup solitaire ou en commando pour prendre, voir, demander, câliner ou se faire consoler. En fin de journée, Russes et Ukrainiens s’enlaçaient dans la fraîcheur tombante, sous les saules qui offraient un refuge naturel. Des guirlandes d'ampoules illuminaient la voûte sylvestre créant ainsi  une atmosphère fantasmagorique.


La soirée fut un peu moins agitée que la journée ; Valentin en avait passé une bonne partie à écouter les histoires de son père et de ses oncles. La fraîcheur avait eu raison de toute la famille qui s'était réfugiée à l’intérieur de la maison et des tentes. La nuit était d’encre quand les premiers vinrent souhaiter la bonne nuit, des zippements de glissière se faisaient entendre et des rires s’éteignaient doucettement. Valentin s’installa sous son saule. La tête renversée sur le dossier de sa chaise, il observait les branches oscillées sous le vent. Il n’y avait pratiquement plus personne dehors hormis son père et deux oncles. Leur conversation lui parvenait étouffée. Il pensa à Audrey. C’était bien la première fois qu’une fille occupait autant ses pensées. Pourquoi ne lui avait-il pas adressé davantage la parole que les quelques banalités qu’ils avaient échangées ? Tous les deux s‘étaient sentis gênés, maladroits. Tourmenté par ses pensées, Valentin n’entendit pas Audrey arriver. Elle se planta devant lui. Émergeant de ses songes, il bafouilla de surprise. Il la pensait déjà alitée. Sans un mot, elle se pencha et l’embrassa. Valentin en eut le souffle coupé. Ses lèvres étaient douces, soyeuses. Ses cheveux mi-longs encadraient son visage comme un léger rideau tiré sur leur intimité. Les yeux d’Audrey, grands ouverts, formaient une voûte magnifique dans laquelle il avait envie de s’immerger. Ses mains cessèrent de se crisper sur les accoudoirs, il s’abandonna et ferma les yeux. Il aurait voulu rester ainsi une éternité. Quand elle s’écarta, ses cheveux caressèrent son visage et un mince sourire se dessinait sur ses lèvres. Elle s’assit sur ses genoux, et l’embrassa à nouveau. Ils passèrent un moment ainsi, sans dire un mot, à s’embrasser et s’enlacer, bercés par la danse des branches-lianes, seuls à entendre un chant venu d’un autre monde. Le cœur de Valentin battait à tout rompre - ne l’entendait-elle pas ? Ces sentiments nouveaux, cette nouvelle expérience le bouleversaient totalement, sans parler du fait qu’ils pouvaient être surpris à tout instant. Elle se leva au bout d’un moment et dans un dernier baiser lui souhaita une bonne nuit. Il resta assis, complètement perdu… mais heureux.


Il était encore tout chamboulé quand il décida d'aller se coucher. Valentin parvint à se déshabiller et à se glisser dans son duvet sans réveiller son cousin qui ronflait doucement. Au petit matin, Valentin sentit quelqu’un remuer près de lui. À la frontière d’un sommeil paradoxal, il préféra garder les yeux clos. Peut-être rêverait-il de cette nuit à nouveau. Tandis que ses pensées se délitaient, il sentit sur sa joue un baiser se poser. Il émergea soudainement et se retourna. Christophe quittait la tente en toute hâte.