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Chapitre 1: Le bûcher du monde, par helhiv

Une immense forêt de séquoias recouvre les montagnes au nord de l’antique cité de Xiangyang, lieu de garnison d’où sont partis les deux hommes, il y a six jours déjà. Ils avancent lentement, le terrain est difficile et ils sont prudents. La frontière avec l’empire Jin est ici mal définie et bien malin serait celui qui pourrait dire s’ils patrouillent sur les terres de leurs maîtres Song ou s’ils violent le domaine de leurs belliqueux voisins. Pour se rassurer, ils se répètent que les Jin sont occupés au nord, menacés qu’ils sont par les Mongols du puissant Genghis Khan. L’année passée, Zhongdu est tombée. La ville, que Marco Polo appellera Cambuluc et qui sera un jour Pékin, a été pillée sous les ordres d’Ögedei, le fils du grand khan. Les Song se sont réjouis du malheur de leurs ennemis mais ils ignorent encore que cette même année est né Kubilai, qui mettra fin à leur règne et deviendra empereur de toute la Chine.


Pour le moment, le jeune Shizhong et son mentor, l’expérimenté Fei, doivent accomplir leur mission, aussi ingrate qu’inutile : récupérer des sceaux égarés par un neveu de l’empereur. Si les sceaux peuvent être facilement remplacés, il est inconcevable qu’une preuve de la stupidité d’un membre de la famille impériale soit à la merci de mains malfaisantes au beau milieu de la zone frontalière. S’ils ont été désignés, c’est parce qu’ils sont respectivement complètement novice pour l’un, et rebelle à la discipline pour l’autre. Leurs chances de succès sont maigres et leur tâche s’apparente à une punition sans fin, condamnés qu’ils sont à parcourir la montagne à la recherche d’un coffret de la taille d’une main. Malgré son jeune âge, Shizhong a laissé derrière lui un nourrisson qu’il a bien peu d’espoir de revoir un jour, si ce n’est adulte peut-être. Quant à Fei, il est déjà plusieurs fois grand-père et il envisageait de se retirer dans la ferme de son fils aîné quand il avait reçu cette maudite affectation.


Outre l’observation méthodique de chaque chi1 de terrain, les compères doivent assurer leur pitance quotidienne, ne pouvant même pas rançonner quelque villageois dans ce paysage déserté de toute vie humaine. La faim est une obsession pour Shizhong qui ne cesse de ramasser à droite et à gauche tout ce qui pourrait le sauver en cas de disette. Fei ne se prive pas de le moquer voire de le tancer vertement en raison de ses poches gonflées. A quoi sert que les Song aient inventé la toute puissante poudre à canon, qui a tant fait trembler les Jin, si leurs soldats ressemblent à des écureuils craignant la famine ? L’ancien s’apprête d’ailleurs à le sermonner quand au milieu d’une clairière, Shizhong reçoit un infime coup sur la tête suivi d’un gland au creux de la main. D’où tombe donc ce fruit incongru dans une forêt de conifère ? Fei s’apprête à expliquer au jeune homme qu’un oiseau l’a sans aucun doute laissé échapper mais une flèche aussi silencieuse que mortelle lui perfore le cœur. Alors qu’il se précipite inutilement au secours de son maître d’armes, Shizhong est à son tour atteint par deux flèches traversant l’une le foie, l’autre le poumon. S’ils n’ont pas inventé la poudre, les Jin ont d’excellents archers.


Pour le regard froid et un peu cynique des nuages qui survolent la Chine médiévale, deux serviteurs de l’empire Song qui tombent sous les flèches Jin ne sont ni plus ni moins intéressants que la trajectoire du gland qui, jaillissant de la main ouverte de Shizhong à l’instant même où la mort le cueillait, s’autorise à décrire l’habituelle parabole de tout corps en chute libre même quatre cent ans avant les expériences de Galilée. Les nuages, comme souvent, ont tort. Il est des destins sublimes qui commencent par une chute. Quand, par exemple, un gland égaré choit dans un accueillant sillon de terre meuble, riche et humide que les archers Jin, venus dépouiller leurs victimes, referment de leurs épaisses semelles. Alors qu’il vient de parcourir plusieurs dizaines de lis2 à vol de d’oiseau, le gland s’enfonce avec allégresse dans l’humus, se délectant de cet environnement propice. Ce que c’est que la vie tout de même, lorsque tout est réuni pour la faire jaillir. Tout à son bonheur, le gland tombé du ciel finit par s’oublier. Bientôt une jeune pousse d'un vert éclatant apparaît, encore timide et fragile.


Tandis que dans un petit village de la province de Jinghubei, le fils de Shizhong grandit, nourri de l’amour de sa mère, un arbuste aux feuilles lobées trône déjà au milieu de la clairière où son père est tombé. Le petit homme deviendra un paysan prospère à l’abondante descendance. Il reniera son fils aîné pour ne pas s’être opposé aux troupes mongoles mais ses autres garçons lui donneront de nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants. Tel un arbre planté dans une bonne terre, les branches de sa famille se multiplieront et parmi les plus hautes feuilles se trouveront le premier taïkonaute chinois, une actrice hollywoodienne et un secrétaire général du Parti communiste, mais aussi un humble et sage fabricant de paniers et un jeune ingénieur géologue amoureux de l'Afrique.


Quand Kubilai devient empereur de Chine, le chêne des archers mesure la taille de dix hommes. Nul ne sait déjà plus d’où vient le nom de ce curieux arbre isolé gardant à distance la forêt de conifères. Il grandit paisiblement au milieu des chants d’oiseaux et des bruits feutrés de la faune animale. La nature est belle et il en fait pleinement partie. Tout comme le papillon oublie qu’il fût une chenille, le beau chêne dominant la vallée de la rivière Tuanhe ne se rappelle plus du jeune gland bousculé, il y a bien longtemps, par le vent, les animaux et les hommes. La rumeur du monde ne l’atteint pas, le vent d’alors ne transporte que les pollens et les insectes. Il est déjà un adulte robuste lorsque les Ming avec leur porcelaine et leur muraille détrônent les Yuan mongols. L’arbre n’en a cure. Majestueux, son feuillage s’étale au soleil tandis que ses racines s'étirent de plus en plus profondément, de plus en plus loin. Bientôt, ses glands s’enfoncent aux aussi dans le sol, là où ses longues branches s’étendent et il est heureux de voir que lui aussi a une descendance. La clairière n’en est plus vraiment une et une petite chênaie entoure vite celui qu’on considère déjà comme un vénérable ancêtre. Les tempêtes lui enlèvent parfois ses enfants ; lui-même craint pour sa vie lorsque la terre se met en colère, en plein hiver, dans le Shaanxi. Il a alors plus de trois siècles d’existence et il domine son monde d’une hauteur de trente hommes. Sa taille inédite et sa prestance attire déjà les pèlerins qui veulent voir un signe divin dans ce colosse immuable.


Trois siècles passent encore, le chêne des archers semble intangible, hors du temps qui s’écoule, parfois un peu médiocre. C’est une célébrité qu’on visite. Des amoureux indélicats gravent leurs initiales dans son écorce et il souffre un peu. Des malotrus se soulagent contre son tronc et sa parure frissonne de dégoût. Des désespérés se pendent à ses plus basses branches et il pense qu’il n’a pas fait souche ici pour servir de potence. La nuit cependant, ses environs sont le royaume de la vie. Entre ses racines et entre ses branches circulent d’innombrables espèces animales qui se savent protégées par cet ami multiséculaire et silencieux. Il aime les hiboux perchés, prêts à fondre sur leur pitance de la nuit, il aime les chauve-souris au vol saccadé, il aime l’innocent pangolin cherchant à dérouler son interminable langue dans quelque fourmilière, il aime le serpent qui louvoie à l’automne parmi les feuilles qu’il a perdues, il aime même la civette qui fertilise le sol de ses déjections odorantes.


Le chêne pense éternité mais le monde s’est engagé sur une voie dangereuse et l’air porte déjà les infâmes relents de la fin. Ce n’est pas tant les révolutions des hommes qui menacent le grand arbre que leur volonté de s’étendre, de dominer, de plier la nature à leurs volontés. La rumeur du monde qu’il méprisait devient vite trop forte, les cris habituels des bêtes sauvages ne couvrent plus les notes discordantes d’une musique métallique qui n’a plus rien d’organique. Les machines. Ce ne sont plus les fusées de l’armée Song de son enfance, ce sont les bulldozers du capitalisme d’État qui vont devenir le symbole de son agonie. Depuis la rivière, lui parvient le grondement de ses cousins séquoias froidement abattus. L’eau ruisselle, le sol s’appauvrit, la petite végétation meurt. Les animaux fuient, lui ne le peut pas, il fera face. Lorsque le premier chêne tombe – est-ce un de ses fils ou de ses petits-fils ? – sa sève se glace et il sait que son destin est scellé. Il revoit sa terre natale, il revoit l’oiseau, il revoit la main de Shizhong, il revoit les pieds des archers… Un jeune pangolin terrifié s’abrite toujours dans ses racines tortueuses et une colonie de Rhinolophus sinicus désemparés n’ose encore quitter le refuge de ses branches. Cependant, lorsque les lames des tronçonneuses déchirent son écorce puis sa chair, ils l’abandonnent eux aussi. Comment leur en vouloir ? Pendant que le chêne des archers, presque millénaire, s’abat à son tour, lourdement mais dignement, dans l’espace – n’était-ce pas une paisible clairière autrefois ? – où il était le dernier à se dresser, les petits animaux paniqués vont à travers la campagne dévastée, vers les forêts modernes de ce monde devenu fou, emportant avec eux leur chair, leur sang et ce qu’il renferme… Volez, courrez, petits amis, allez demander raison aux hommes et pardonnez au vieil arbre de faire trembler la terre lorsqu’il s’effondre enfin.



1 Chi : unité de longueur chinoise valant 0,27 mètre sous l’empire Song puis 0,32 mètre à l’époque contemporaine.




2 Li : unité de longueur chinoise valant 486 mètres sous l’empire Song puis 576 mètres à l’époque contemporaine.