Le Domaine, par AlexGNSTR

C’était ce que, dans la région, on appelait pompeusement « un domaine ». Laissons ce terme là et admettons simplement qu’il s’agissait d’un gr…




Chapitre 2: Le saule, par Nomeris

Chacun soupçonnait son voisin. On s’observait de loin, sans mot dire. À l’intérieur des foyers, les frères accusaient les sœurs et les parents doutaient de leur progéniture… Même les résidences secondaires semblaient suspectes, tant on pensait que le Corbeau pouvait s’y cacher dans le plus grand secret.


Là-haut, depuis sa vigie, Lola étudiait la ville qui se tendait, se raidissait. Elle vivait depuis bientôt deux ans dans la maison du gardien. Toute en hauteur, sombre et pourvue de minuscules fenêtres, elle veillait sur le Domaine comme un gros chat dont les yeux perçants épient alors même qu’il paraît endormi.


Lola ne se mêlait pas à la population. Elle examinait, notait et surtout lisait les feuilles de chou qui étaient publiées dans que l’on sache par qui, ni dans quel dessein. Elle était la gardienne. Comme un vautour en haut d’un arbre mort, elle se délectait des crispations et des disputes qui nourrissaient à présent la petite commune à ses pieds.


Mais déjà, les choses changeaient. Le juge avait cessé de siéger, la police ne s’occupait plus des querelles de voisinage, le maire ne prenait plus de décision. Le Corbeau était dans toutes les têtes, mais les mots ne sortaient plus de l’esprit des habitants. Pourtant, un matin, alors que l’oiseau de mauvais augure avait étendu ses ailes au-dessus de la ville dans une nième missive des plus acides dans laquelle il était question d’exactions en famille, quelque chose se produisit. Les boîtes aux lettres, d’ordinaire aussi vides qu’un placard sans vêtements, contenaient, pour certaines, deux feuillets, l’un du jaune trahison, l’autre rouge passion. Trois personnes en avaient été destinataires, dans le plus grand secret. La petite note disait ces mots :


Retrouvez-moi à la tombée de la nuit sous le vieux saule. Venez seul et ne parlez à personne de cette initiative. Il est temps de mettre un terme aux agissements de ce corbeau de malheur. Pour plus de discrétion, vêtissez-vous de noir, ne prenez ni lumière ni bougie et sortez par l’arrière.


Qui était l’énigmatique expéditeur ? Pourquoi la lettre avait-elle été écrite à la machine ? Le mystère était entier.


Sylvie, vieille fille de son état, en avait été l’une des destinataires. Depuis que le Corbeau avait ruiné sa réputation et celle de sa gargote, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Les accusations avaient eu sur elle l’effet d’un coup de poignard. Et les regards fuyants des habitants n’avaient fait que renforcer le dégoût qu’elle avait pour ce Corbeau. Elle qui ne vivait que pour son commerce, en était réduite à présent à errer parmi les tables, dans une salle immensément vide, à peine éclairée par les quelques interstices laissés entre les vastes planches de bois qui condamnaient les vitres. Aussi, lorsqu’elle eut lu la petite note, sut-elle qu’il était temps d’agir. Agir d’abord, se poser des questions ensuite.


Alors que la journée touchait à sa fin et que la folie menaçait de prendre possession de son esprit, la vieille femme fouilla dans les armoires et les garde-robes. Elle poussa la recherche jusqu’à la penderie de son défunt père, qu’elle n’avait pas osé ouvrir, même après tant d’années. Mais il était temps. Si ce devait être elle ou le Corbeau, le choix était rapide. Elle lui survivrait. Elle saurait, tel le phénix, renaître de ses cendres et reconstruire, verre après verre, la gargote qu’elle tenait de son père, qui, lui-même, la tenait de son père, qui, lui-même…


Alors que vingt et une heures sonnaient à l’église, Sylvie était prête. Elle avait revêtu un pantalon noir. Un peu trop grand pour elle, des bretelles lui permettait de ne pas glisser. Un pull sombre moulait ses quelques kilos en trop. Des bottines et un long manteau complétaient sa tenue. Elle enfila à la hâte un bonnet de laine, qu’elle descendit bas sur ses yeux, et quitta la maison.


Le petit chemin à fleur de coteau grimpait en pente douce. Elle se déplaçait avec toute la grâce dont son corps tanné par les années était pourvu. Les petites racines et les cailloux nombreux étaient autant de pièges qu’elle tentait tant bien que mal d’éviter. Le saule pleureur paraissait si loin, mais l’envie de tirer au clair cette histoire était plus forte que la douleur qui meurtrissait ses vieilles articulations. Un pas après l’autre, soufflant et soupirant, elle avançait à petits pas comptés. Ses efforts rougissaient son visage. Des gouttes de sueur tapissaient son front et glissaient le long de ses rides comme autant de perles de rosée.


Enfin, l’arbre était en vue. La tenancière songea, malgré la douleur et la fatigue, que l’enjeu était risqué. Elle n’avait aucune idée de qui pouvait bien l’attendre là-bas, ni de combien ils seraient. Avait-elle été l’élue, celle qui devait résoudre le mystère ? Ou seraient-ils nombreux à chercher la vérité dans ce marasme ?


Sylvie ralentit encore le pas, si tant est que cela fut possible. Elle écoutait avec attention les bruits de la nuit. Puis avançait doucement son pied. Écoutait de nouveau. Rien. Pas un souffle. Pas une parole. Pourtant elle avait la sensation de ne pas être seule. Comme si une présence flottait à ses côtés. Comme si quelqu’un observait ses faits et gestes depuis qu’elle avait quitté sa maison. Tu perds la boule, ma pauvre vieille, s’invectiva-t-elle. Alors, seulement, elle se sentit le courage de franchir le rideau de branches qui masquait une étendue étroite mais accueillante.


Lola, elle, venait de se coucher.