Le Grand Bal du Roi, par Wargen

Accoudée à la fenêtre du carrosse, je regardais, perdue dans mes pensées et sans vraiment les voir, les champs succéder aux petits bois. De temps en temps, le cahot d'une roue tapant un cailloux ou t…




Chapitre 2: Grande-tante, par Wargen

Après mon père et ma mère, et ma demi-sœur avant qu'elle ne parte en exil caché, Grande-tante était la personne de la famille pour qui j'avais la plus grande estime et affection.
 
Petite sœur de mon grand-père paternel, Baron de Soulogne, elle avait jouit d'un mariage prestigieux auprès du cadet de la Maison d'Orélsan, ce qui l'avait conduit à quitter la Soulogne assez jeune pour se retrouver à Orélsan ou à la capitale. Son premier mari mort d'un infection pulmonaire, elle avait de nouveau trouvé les ressources pour accéder à un nouveau mariage au dessus de sa condition. Son second mari, Monsieur Le Teiller, avait en effet été conseiller d’État avant de devenir secrétaire d’État de la Guerre de l'ancien Roi, un des proches de l'homme de l'ombre de l'ancien Roi, marquis de Barbézieux, et un fervent soutien du nouveau Roi lors de la fronde. Ce qui lui avait valu une gorge tranchée. Et un second veuvage pour Grande-tante.
 
Malgré son statut, elle se plaisait à revenir nous voir régulièrement en Soulogne, qu'elle ne rejetait pas comme un obscur petit bout de terres maintenant qu'elle œuvrait dans les plus hautes sphères du royaume. Elle ne put avoir d'enfants, et elle se prit d'affection pour ma demi-sœur et moi-même en tant que seuls petits-enfants restant de la famille de Pont-Sainte-Croix. Les manières dont elle faisait montre n'étaient que superficielles, pour s'inscrire dans le milieux dans lequel elle évoluait maintenant. Mais dans le fond, on ne trouvait pas en elle la morgue et l'orgueil de la haute noblesse sur le reste de la population du royaume.
 
Pour une campagnarde, elle s'était très facilement adaptée à la vie citadine de la capitale, et aux manières très codées, aux mondanités exubérantes et aux commérages de salon de la haute société.
 
-Alors mon enfaaaaant, as-tu développé un mal de la viiiiille ? me demanda-t-elle en souriant alors que nous nous étions assise dans son boudoir, après avoir quitté la cour et emporté une lettre cachetée que ma demi-sœur lui avait adressée.
 
-Je suis déjà allé accompagner Père à Orélsan et à Bois, mais... Ce ne semblent n'être que de petites bourgades comparées à la capitale ! Il y avait certes la chaleur et la fatigue du voyage, mais cette foule ! Jamais je n'avais vu autant de monde à la fois, et dans un si petit espace...
 
-Crois-moi, ma petite Anne... Elle se pencha vers moi et chuchota : « Anne, la vrai, même si je trouve désobligeant de dire cela, m'a averti avant que tu n'arrives, de ton changement d'identité. Même si je me rappelle bien plus de toi en tant qu'Anne qu'Anne elle-même ! Quoiqu'il en soit, je te donnerais du Anne pour toute cette année que tu passeras ici. »
 
Elle se redressa et repris une voix normale : « ...il ne doit y avoir beaucoup de viiilles sur Terre qui ne soit aussi dense et peuplééé qu'ici. Mais tu t'habitueras viiite, je le sais. Et tu ne devraiiis, je l'espère, jamaiiis trop traîner dans les quartiers sud, très peuplééés, grouillants et dangereux par lesquelles vous êtes rentrééés pour venir ici.
 
-Et cette odeur... Comment faites-vous pour supporter cela ?
 
-Ihihih, mais mon enfaaant, ce sera comme pour les gens. Et l’exiguïtééé. Et la promiscuitééé. Et le bruiiit. Et l'absence d'arbres. Avec le temps, tu t'habiiitueras. Et tu feras connaissance de tout le reste, que tu ne peux trouver qu'iiici. Tout ce qui donne le piquant de la viiie !
 
-Je l'espère, Grande-tante. Je l'espère...
 
-Mais siii, je le sais. Une fois que tu auras pris le goût et le pouls de la ville, je sens que nous allons bieeen nous amuseeer toutes les deux ! Et d'ailleurs, nous allons commencer pas plus tard que ce soiiir : nous sommes invitées pour une modeste soirée chez une de mes graaandes amies, Madame la marquise Blanche de Drouot. Va donc te reposer un peu dans ta chaaambre pour te remettre de ton voyage, et tu te prépareras par la suite. Je t'ai déjààà fait sortir une robe, dont j'espèèère un bon retour des invités. Tu pourras demander à tes gens de t'aider pour t'habiller. Nous partirons sous les coups de dix heures. Et maintenant, je te prie de m'excuser, mais j'ai à revoiiir une bonne vieille amiiie !
 
Je me levai et quittai la pièce pour laisser rentrer une Marthe souriante.
 
 
Une modeste soirée.
Peut-être était-ce « ce que je ne pouvais trouver qu'ici, le piquant de la vie ». Le grand salon de l'hôtel particulier de Madame la marquise était grand. Et il était bondé. Je ne sus dire combien de personnes pouvaient se trouver ici, en même temps, dans ce même lieux.
 
La robe mise à disposition par Grande-tante aurait déjà pu me mettre la puce à l'oreille : une robe rouge en soie, une matière si douce au touché mais si fragile qu'elle interdisait l'usage du corset. La robe mettait donc en valeur ma fine silhouette et proposait alentour, grâce à deux fines bretelles qui lui permettaient de tenir et un décolleté, une vue sur mes épaules nues et une plongée impudique sur mes seins. Pas de froufrous ou de bijoux incrustés. Pas besoin, m'avait glissé Grande-tante, avant de me demander de prendre une petite coiffe et un chaud veston pour le voyage en calèche.
 
Je n'avais jamais vu un tel vêtement exister, ni même pensé que cela pût exister. Et encore moins pensé que l'on pu le porter, étant donné le style vestimentaire à la mode et toute les robes qui s'offraient à ma vue.
De la même manière que je n'aurais jamais cru possible assister un jour à une soirée en compagnie d'une telle quantité d'hommes et de femmes de haute naissance ou issus de la haute bourgeoisie.
Une modeste soirée.
 
Tandis que je restais bouche bée, à l'entrée de la pièce, devant ce qui s'offrait à mes yeux, et que certains regards se tournaient dans ma direction, ma grande-tante me prit par le bras et m’entraîna vers un groupe de quatre personnes.
 
-Aaaaaah, madaaaame et monsieur le Comte de Clairmont, madame et monsieur Serbiiien, laissez moi vous présenter ma petite-nièce, Aaanne de Pont-Sainte-Croix, baronne de Soulogne !
 
Les deux couples se tournèrent dans notre direction en souriant, inclinant légèrement la tête. L'homme le plus joufflu, crâne légèrement dégarni et avec une couronne de cheveux blancs, répondit :
 
-Ah ma chère, nous nous demandions à quelle moment vous feriez votre apparition lors de cette soirée. Vous ne vous êtes que trop faite attendre !
 
Le deuxième homme, plus jeune, arborant une fine moustache et de longs cheveux bruns tombant dru de part et d'autre de son visage, compléta, avec un accent prononcé que je ne sus définir :
 
-Cependant, je pense pouvoir dire, enlevant les mots de la bouche de mon ami Jacques ici présent, que votre retard est excusé par la présence de votre sublime petite nièce !
 
Les deux hommes gloussèrent, tandis que leurs femme les regardaient d'un œil sombre. La femme de Jacques, l'homme joufflu, se tourna vers moi, persiflant :
 
-Baronne si jeune... et ainsi vêtue ? Moi qui pensais que les baronnies n'étaient là que pour apporter la plus grande part du sang noble dans nos vaillantes armées. Je crois que vous ne seriez que d'une piètre aide sur le champ de bataille, dans cette tenue !
 
-Que nenni, chère Mathilde, rétorqua ironiquement l'homme à l'accent prononcé. « Notre chère Anne éblouirait la soldatesque ennemie, les faisant tourner casaque à sa seule vue ! »
 
-Tout comme vous seriez prêt à me tourner casaque de votre côté, mon cher époux ? rétorqua froidement sa femme, une jolie et grande femme blonde aux yeux bleus sans fard ni maquillage, ce qui tranchait avec la trop pomponnée Mathilde.
 
-Diantre non, chère Ingrid, fleur de mon cœur, éclat de mes rêves, que ne sais-je tout ce que je vous dois !
 
-Ne serais-ce votre tiiitre, mon cher Enguerraaand ? glissa malicieusement Grande-tante.
 
Les cinq autres gloussèrent. Ingrid se tourna vers moi : « Je m'excuse pour le manque d'éducation de mon époux, que j'ai du mal a encore tenir en laisse. Néanmoins, je crois comprendre que nous nous trouvons toutes les deux, ou tout du moins tous les trois avec mon époux, dans un cas similaire : j'imagine aisément que vous vous retrouvez dépositaire d'un titre gagné fortuitement et précocement suite aux événements tragiques d'il y a deux ans.
 
-Effectivement, madame la comtesse. Feu mon père était baron de Soulogne, et en l'absence d'un frère ou d'un époux, j'ai récupéré la lourde tâche de représenter et administrer notre domaine.
 
-Si jeune, si désirable, et toujours sans époux ? Je pense que vous pourrez aisément, si vous le souhaitez, faire une croix sur la tranquillité de votre célibat à l'issue de l'année à venir. Et, très chère Anne, savez-vous que même la présence d'un époux à vos côtés ne vous ôte pas toutes responsabilité quant aux décisions à prendre pour vos terres. Bien au contraire ! Je me targue de ne pas laissé intervenir mon cher époux dans les charges décisionnelles qui incombent à notre titre. Quelle folie cela serait, de laisser un tel sieur sans manières commander !
 
-Caçari lo loups qui intra dins l'ostal, lui répondit Enguerrand en souriant.
 
Ingrid lui donna une petite pousse dans l'épaule.
 
-Vous savez très bien, mon cher, que je ne goûte vous entendre parler dans ce dialecte du fin fond de nos terres civilisées.
 
-Je ne le sais que trop bien, ma chère Ingrid. Tout comme je sais comment vous dirigez votre domaine, et moi-même, d'une main de fer. Et, si vous ne goûtez mon dialecte et ne me reconnaissez que peu de mérites, au moins y a-t-il un endroit dans lequel vous goûtez de ma personne.
 
Grande-tante glissa, malicieusement : « Ne serait-ce dans la chambre conjugaaale ? »
 
Le groupe gloussa.
 
Mathilde se tourna vers ma grande-tante :
-En vous attendant, nous étions en train de converser à propos de...
Un coup d’œil dans ma direction.
-... savez-vous...
Grande-tante me prit par le bras :
-Ma petiiite Anne, veux-tu bien nous laisser discuter tranquillement ? Tu trouveraaas bien assez de divertissements à cette soirééé !
 
Saluant le groupe, je pris congés. Un valet, portant un plateau rempli de verres fins et allongés, se porta à mon encontre :
-Une flûte de vin de Compagne, gente dame ?
-Je vous remercie, mon brave, répondis-je en prenant un verre.
Le liquide était jaune translucide, et semblait mousser sous l'effet d'une myriade de fines bulles remontant vers la surface. Le goût légèrement sucré était néanmoins caché par l'acidité piquante des bulles qui explosaient sur ma langue. Et je sentis après coup l'effet de l'alcool, qui accentua l'explosion de couleurs, dû à l’assemblage de robes et jaquettes multicolores des convives, qui dandinaient devant mes yeux.
 
Un murmure suffisamment fort émergea du brouhaha ambiant, sur ma droite. Tournant la tête, je vis une masse de convives entourant ce qui semblait être une table. Je m'approchais prudemment, mon verre à la main, esquivant des groupes de personnes qui jetaient de temps en temps de rapides coup d’œil dans ma direction. Tentant de trouver une brèche dans le mur de convive qui se tenait devant moi, je finis par trouver un petit espace en me glissant entre les froufrous d'une robe blanche et une jaquette mauve. La jaquette mauve se tourna vers moi et me laissa un peu de place, tandis qu'un nouveau murmure montait de la table :
-Venez-vous voir cette partie endiablée, belle enfant ?
 
Une douzaine de personnes était assises autour d'une table, chacune avec un tas de jeton devant elle. Les tas étaient de tailles disparates, signe de fortunes, personnelles ou au jeu, diverses.
Un grand et bel homme, vêtu d'une veste militaire brodée de quelques médailles, tira une carte de la pile devant lui. Un As de trèfle, qu'il plaça devant le joueur à sa gauche. Tout le monde, public comme joueurs, regarda les cartes face visibles sur la table, puis le joueur venant de recevoir sa carte mit un tas de jetons dessus. Je remarquais alors qu'en dehors du militaire, chacun avait une carte face visible avec un tas de jeton dessus, en dehors d'un joueur ayant trois cartes semi empilées, quatre de pique, de cœur et de trèfle, avec un tas de jeton trois fois plus gros dessus. Il ne restait plus que le miliaire sans carte. Jaquette mauve se pencha vers moi :
-Pensez-vous que le banquier va quadrupler, belle enfant ?
Le militaire posa la main sur le tas de carte, suspendant son geste. Il regarda les autres joueurs dans les yeux. La tension semblait palpable. Puis il jeta un coup d’œil au public. Et accrocha les miens. Son sourire s'élargit, et il me fit un clin d’œil. Jaquette mauve, qui semblait tressaillir d'impatience :
-Je parierai bien dessus. Ce gentilhomme a une chance du démon depuis le début de la partie.
Ne me quittant pas des yeux, le militaire tira la carte qu'il posa devant lui. Un « oh » général monta de l'assemblé autour de la table. Un des joueurs pesta. Quatre de carreaux. Celui que jaquette mauve venait d’appeler le banquier ramassa le tas de trois quartres qu'il empila sous son quatre. Il récupéra tous les tas de jeton présents sur les cartes présentes devant chaque autre joueur, et vint augmenter son propre tas de jetons déjà plus imposant que les autres. Puis il repris alors l'ensemble des cartes sur la table et se mit à mélanger. Un des autres joueurs en bout de table, le visage posé dans ses mains, avec un maigre tas de jeton devant lui, souffla que cela serait la dernière pour lui.
Je me tournai vers jaquette mauve :
-Mais, monsieur, qu'est-ce que tout ceci ?
Jaquette mauve, un homme sec, avec une grande perruque blanche et la face toute poudrée, me regarda surpris et souriant.
-Mais, belle enfant, serait-ce la première-fois que vous voyez le jeu du Lansquenet ?
-Je... je suis nouvelle en ville, et vient d'un domaine où ce genre de soirée... comment dire...
-N'existe pas. Je vois bien que vous ne semblez pas totalement vous fondre dans le paysage. Bien trop voyante, à ce que je peux maintenant voir, me fit-il avec un clin d’œil après m'avoir détaillé des pieds à la tête. « Ne vous en faite pas, gente dame, je pense savoir pourquoi vous vous trouvez à la capitale, et je pense que vous vous fondrez, avec le temps, dans la masse. En attendant, laissez-moi vous expliquer les règles du Lansque...
On m'attrapa et me tira brusquement par l'épaule, m'éloignant de jaquette mauve et de la table. Me retournant, je fis fasse à mon agresseur. Mon agresseuse. Une grande femme châtain, fortement bâtie, habillée d'une robe en chouquette bleu azur qui tranchait elle aussi dans la masse des autres robes de la soirée, se trouvait, regard acéré, attitude agressive, devant moi. D'une voie glaciale suffisamment faible pour que cela reste entre nous, elle grinça :
-Que faites-vous là !
-Je... je voulais regarder ce qu'il se jouait ici.
-Ne joue pas à la minorée avec moi. J'étais là la première, ceci est chasse gardée !
-Je ne comprends pas.
-Ze ne comprends pas, ze ne comprends pas. Ne joue pas à la petite fille craintive et apeurée, je t'ai vu te placer devant Monsieur le Duc pour te faire voir. Je sais que tu n'es qu'une courtisane pouilleuse qui cherche une proie à cette soirée. Avec toutes les vieilles momies qui nous entourent et te reluquent, tu n'as que l'embarras du choix. Mais pas touche au Duc, il est à moi.
Elle se retourna brusquement et me laissa seule, pantoise, sans que je ne puisse rien rétorquer. Quelle horrible femme. Me prendre pour une simple courtisane. Comme si je n'étais là que pour ça. Reprenant mes esprit, je revins vers la table de jeu et jaquette mauve.
-Ah, vous revoilà, belle enfant.
Le jeu semblait avoir repris sur la table.
-Voulez-vous que je vous explique les règles.
Une courtisane !
-Vous seriez bien aimable, mon bon monsieur.
Même si, levant de nouveau les yeux vers le bel homme, je la comprenais. Pourquoi ne pas lier l'utile à l'agréable ? Et... un titre de Duc... ce n'était pas chose courante, en ce royaume !
 
Pendant que Jaquette mauve m'expliquait des règles qui me sortaient directement de la tête, je ne lâchais pas le Duc des yeux, le voyant s'extraire de temps en temps de sa partie pour regarder le public, me trouver des yeux et me sourire.
 
-Même s'il n'a taillé que six fois sur cette manche, le banquier a bien réussi sa soirée. Et dire qu'il a gardé son rôle toute la partie!
Jaquette mauve semblait extatique sur le jeu du beau militaire.
La partie venait de se terminer, le coupeur dépité qui avait déclaré son dernier tour à la manche précédente ayant été pris le premier sur celle-ci.
Tandis que les joueurs se levaient, des valets venaient récupérer les jetons sur la table et remettre des lettres d'intention et bons de paiements aux joueurs sortants, d'autres joueurs venaient prendre la relève, et le reste du public alentour papillonnait.
 
A travers le mur de convive, je vis le Duc me faire un clin d’œil et ce qu'il me semblait être un geste de le suivre. Tournant la tête, j’entraperçus le regard glaciale, pointé sur moi, de la chouquette bleu azur. Qu'elle aille au diable, me dis-je, en rentrant dans le mur de convive à la poursuite du Duc.




Duché coulé, par Wargen

Je suivais la silhouette militaire du Duc quand un valet s'interposa, me proposant une coupe de Compagne. Le temps de le congédier, et j'avais perdu ma cible. Néanmoins, la sortie &eacu…