Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: Camping très sauvage, par Marieno

Partie 1





— Rappelle-moi, pourquoi on n’a pas pu prendre le mini-van de ton père ? grogna Alex, tandis qu’il enfilait avec difficulté les arceaux de la tente dans la doublure en nylon.


— Peut-être parce que la dernière fois que je l’ai emprunté on s’est plantés dans le sapin de Noël, place de la mairie ? lui répondit Benjamin avec un ton faussement détaché.


A l’évocation de ce souvenir, le troisième jeune homme occupé à décharger la Panda grise éclata de rire à en faire tomber ses lunettes au sol.


— Ouais, on avait peut-être un peu abusé, ce soir-là. En même temps, il n’y a rien à faire dans notre trou perdu ! Je suis plutôt fier de nous, notre exploit sera raconté comme un événement extraordinaire aux prochaines générations.


Et il déposa délicatement deux packs de bières à ses pieds.


 


C’était la première fois que la joyeuse compagnie se lançait dans un week-end de camping et leur organisation précaire trahissait clairement leur manque d’expérience. Ils avaient souvent dormi à la belle étoile, ça oui, mais plus par nécessité que par romantisme. Se réveiller allongé sur le sol terreux de la cour d’un copain, à quelques mètres de sa voiture, ne voulait dire qu’une chose : Quelqu’un tenait encore assez à leur vie pour leur avoir confisqué les clés à un moment donné… 


Les trois amis se connaissaient depuis leur entrée au lycée et avaient collectionné pas mal d’anecdotes amusantes à raconter. 


Le shérif de leur petite ville, lui, manquait cruellement de sens de l’humour et ne semblait pas apprécier leurs apparitions trop fréquentes dans son bureau.


 


Alex se passait les doigts dans sa fine barbe rousse d’un air perplexe.


— Willem, c’est toi qui as les sardines ?


— Dans la glacière verte, derrière toi…


— Mais non, je te parle des piquets de la tente, Ducon ! Benjamin, t’es sûr que c’était une bonne idée ce camping sauvage ? Il n’y en a pas un capable de monter une tente correctement. Willem n’ a prit que des trucs à boire, il va falloir chasser du cerf pour manger! Il fait humide et il y a peut-être des ours ou des machins dans le genre dans ce bois…


Le jeune homme interpellé lui jeta un regard amusé.


— Mais c’est qu’il a peur notre Alex ! C’est la première fois que tu dors sans ta maman, ou quoi ? Allez, arrête de chouiner et laisse tomber les piquets, on balancera nos sacs de couchage à l’intérieur. Avec le poids, elle ne va pas s’envoler, ta tente… 


Il posa ses mains sur ses hanches et regarda autour de lui avec satisfaction. Willem ne tarda pas à lui tendre une bière et se plaça près de lui en admirant le sous-bois qui les entourait. De gros sequoia côtoyaient les troncs plus frêles des pins blancs. Certains bouleaux avaient été arrachés par une récente tempête dans la région. Leurs tronc reposaient encore sur les branches de leurs camarades dans un léger grincement. Le son du vent caressant les feuilles avait un effet relaxant sur les amis.Alex termina son installation et rejoignit ses camarades avec la fierté d’un randonneur perché sur la cime d’une montagne.


Ce moment d’accalmie fut interrompu par la sonnerie du téléphone de Willem.


— Ouais… C’est pas difficile, avancez tout droit, vous allez nous voir, on a une tente rouge, vous n’allez pas la louper… Bon d’accord je marche dans votre direction.


— C’était qui ? demanda Alex, quand son ami eut raccroché.


— Tu vas être content, j’ai réussi à convaincre ma cousine Emma de nous rejoindre pour le week-end. Elle vient avec sa copine Sara, c’est pas celle qui te plaît ? Tu vas peut-être enfin arrêter de faire la gueule…


Il s’enfonça dans la forêt sans attendre la réponse d’Alex qui n’avait pas apprécié le sous-entendu et revint un peu plus tard accompagné des deux jeunes filles. De toute évidence, elles non plus, n’étaient pas habituées aux expériences immersives en pleine nature. Vêtues de courtes robes, elles avaient cependant évité de porter des talons et avaient opté pour des converses d’un blanc immaculé.


Emma se frottait une cheville griffée par un buisson de ronces, tandis que Sara déployait son foulard pour se couvrir les épaules. Il faisait vraiment frais dans cette partie de la forêt et les derniers rayons de soleil disparaissaient derrière les plus hautes cimes des arbres.


Alex se proposa de monter la tente des deux jeunes recrues, ce qui amusa ses camarades. Quarante minutes plus tard, ils étaient tous assis en tailleur, un sac plastique sous le derrière pour ne pas être en contact direct avec la terre et tentaient d’allumer un petit feu de camp. 


Willem ouvrit la fameuse boîte de sardines et ils se partagèrent deux paquets de pains à hot dog que les filles avaient eu la bonne idée d’emmener. Il y avait peu à manger et un peu trop à boire… 


— Emma, tu peux venir avec moi s’il te plait ? Il faut que j’aille me repoudrer le nez…


Willem regarda Sara, surpris.


— Tu dois quoi ?


— Elle doit aller pisser, on doit te faire un dessin ? s’agaça Emma.


Elle se leva, prit son amie par le bras et l’accompagna à l’écart du groupe, à la lumière d’une torche.


— On devrait peut-être les accompagner ? suggéra Alex, en les regardant s’éloigner du campement en titubant légèrement.


— Ah, c’est sûr qu’avec toi, elles vont se sentir vachement plus en sécurité ! se moqua Willem.


— Laisse-les faire pipi tranquilles, vieux pervers ! renchérit Benjamin.


De nombreuses minutes passèrent, durant lesquelles les garçons finirent les paquets de chips sans se soucier d’en laisser à leurs compagnes d’aventure. De temps à autre, ils entendaient un cri d’animal nocturne, dont nos trois citadins ignoraient la provenance. Ils faisaient tous semblant de ne pas l’avoir entendu et parlaient ou riaient plus fort dans l’espoir de faire fuir la bête en question.


Willem finit par se lever en se frottant le derrière.


— Bon, elles sont où les filles ? Elles devraient être revenues, là, non ?


Il saisit son téléphone pour appeler sa cousine, mais se retourna avec terreur lorsqu’une main glacée se posa sur son épaule.


— Oh putain, Emma tu m’as fait peur !! Vous en avez mis du temps !!


Les deux filles éclatèrent de rire et se mirent à imiter la réaction du grand gaillard. Enfin, la frêle Sara prit la parole :


— On cherchait un buisson un peu large pour faire ce qu’on avait à faire sans être dérangées, quand on a vu un arbre… Magnifique ! Le tronc était torsadé comme un chiffon qu’on essore, c’était incroyable ! Et puis les branches étaient si grosses et basses qu’on aurait pu largement s’installer dessus avec nos sacs de couchages et y passer la nuit, en mode Mowgli et Bagheera ! Bref, on a fait pipi sur ses racines et puis on s’est rendues compte que derrière, à quelques mètres, il y avait une vieille bâtisse, on aurait dit une école, un hospice ou un truc du genre parce qu’il y avait des fenêtres partout. 


— Ouais, l’interrompit Emma. S’il se met à pleuvoir cette nuit, on saura où aller s’abriter…


— Oh non, pas moi, j’ai pas envie d’y mettre les pieds perso… s’opposa immédiatement Sara.


Benjamin saisit sa torche et se leva à son tour, en défroissant ses vêtements.


— Bon allez, c’est l’heure de la petite visite touristique, les enfants ! Prenez vos sacs à dos, vos gourdes, et n’oubliez pas les casquettes ! lança-t-il à la troupe avec une voix haut perchée, comme s’il appelait sa classe de CP à se mettre en file devant lui.


Si certains accueillirent la proposition de la “maîtresse barbue” avec enthousiasme, d’autres suivirent le groupe, plus par peur de rester seuls que par réelle envie de réaliser un Urbex nocturne en pleine forêt…


 




Chapitre 2: Francesca, par helhiv

Les cinq jeunes progressaient en file indienne à la suite de Benjamin. Celui-ci était envahi par un sentiment qu’il se garda bien de communiquer aux autres : le sentier semblait devenir plus étroit, la végétation plus envahissante, les troncs et les branches plus proches à chaque nouveau pas. Personne ne parlait, l’atmosphère était lourde et les torches s’agitaient nerveusement derrière le guide auto-proclamé.


— C’est par là que vous étiez passées, les filles ? demanda-t-il.


— Je ne crois pas, je ne reconnais pas…


C’était Sara qui avait répondu et son ton indiquait qu’elle avait déjà le trouillomètre à zéro. Alex se voulut rassurant et vit là l’occasion d’établir le contact.


— T’en fais pas, tu n’es pas toute seule. Dis, Ben, tu n’es pas en train de nous perdre, des fois ?


— Relax, on est à deux cent mètres du camp. C’est pas la peine de flipper !


D’ailleurs, il était inutile de se faire des films d’horreur sur la nuit en forêt. La silhouette de l’arbre torsadé se devinait déjà dans le faisceau que Benjamin braquait devant lui. Ils étaient arrivés. Sains et saufs ! La nuit sous les tentes promettait d’être mémorable si chacun convoquait ses peurs d’enfance au moindre ululement d’un hibou. Sara n’avait pas menti. Aucun d’entre d’eux n’avait jamais vu un pareil tronc et des branches aussi larges. Ce n’était pas naturel. L’arbre semblait souffrir le martyre, il paraissait le jouet d’une malédiction qui l’avait contraint à se vriller dans l’espace et à s’alourdir de bras monstrueux.


Emma fut saisie d’un frisson. Elle avait gardé le silence jusque-là mais déjà, quand Sara et elle s’étaient accroupies pour pisser en rigolant, elle avait senti une emprise, trop légère alors pour la rendre soupçonneuse, mais qui ne faisait que croître depuis que la troupe avait repris le chemin menant à l’arbre. Elle n’osait pas lever la tête de crainte qu’un regard direct vers la cime de l’arbre fût interprété comme un défi au géant végétal.


— C’est quoi comme arbre d’abord ? interrogea Willem.


— On s’en fout !


La réponse de Benjamin résumait bien l’avis général. L’arbre avait beau être une curiosité, il n’avait pas l’attrait mystérieux de la vieille bâtisse qui se dressait trente mètres derrière. Ils le laissèrent derrière eux comme un vigile paralysé incapable de retenir une bande d’intrus.


— C’est quand même incroyable qu’on ne la connaisse pas, cette baraque, s’étonna Alex. Même l’arbre, on aurait dû déjà le remarquer. C’est pas la première fois qu’on traîne dans le coin.


— Sauf qu’on en a toujours un coup dans le nez quand on vient zoner dans les bois.


— Vous êtes pathétiques, les mecs ! Quelqu’un a pris les bières au fait ? s’enquit Sara.


Le bâtiment, gris dans la pénombre du halo des torches, se colorait d’un beige sale sous la lumière directe. Il était incontestablement abandonné car la toiture était envahie par endroits par le lierre et les vitres étaient opaques de crasse. Toutefois, toutes étaient intactes et aucune tuile ne manquait. Une petite ritournelle, comme celle des boîtes à musique d’antan, à peine audible, attirait les cinq jeunes gens vers la porte d’entrée. Sara fut la première à réagir.


— C’est bon, on se casse maintenant. On n’a pas le droit d’être là de toute façon, c’est une propriété privée.


Les autres ne l’entendirent pas ou préférèrent l’ignorer. Ça aurait été trop bête de faire demi-tour maintenant de toute façon. Autant voir ce qu’il y avait dedans. C’est Emma qui prit les devants et qui tenta d’ouvrir la porte de bois vers laquelle elle s’était dirigée, aimantée par le chant dans sa tête. L’huis résista mais un petit coup d’épaule en vint à bout. Tous les autres, Sara y compris, la suivirent hypnotiquement.


C’était une grand pièce tout en longueur et totalement vide sous un haut plafond. Chaque son rebondissait à l’infini entre les quatre murs oubliés du monde. Une autre porte sur le mur opposé était l’unique issue, les fenêtres étant bien trop hautes pour être atteintes. Avançant par la grâce de l’irrésistible magnétisme, chacun pouvait laisser libre cours à ses hypothèses mais sans mot dire. Pour Benjamin, il s’agissait d’un ancien réfectoire où il imaginait de longues tables garnies d’assiettes. Willem voyait la pièce encombrée des lits d’un hôpital du siècle précédent ou de celui d’avant. Sara qui n’avait aucune religion se voyait pourtant portant l’habit dans un austère couvent. Quant à Alex, il trouvait le lieu parfait pour le paintball à condition d’aménager des cachettes et des mezzanines. Seule Emma ne pensait pas. Elle avait pressé le pas et distançait ses camarades de virée d’une bonne dizaine de mètres. Elle s’empressa vers la seconde porte, l’ouvrit et disparut dans l’obscurité de la salle suivante. Le passage dans cette nouvelle pièce rompit le charme qui avait guidé le groupe d’amis et ils se demandèrent presque ce qu’ils faisaient là.


— Emma ? Où est Emma ?


Les faisceaux des torches balayèrent la pièce alors que tous s’engageaient sans rien voir. Alex ne dut qu’à un réflexe de Willem de ne pas faire le grand plongeon. Ils se tenaient au bord d’un bassin dont la surface se distinguait à peine du sol. C’était plus qu’un bassin : une piscine.


— C’était moins une ! Tu voulais te rafraîchir les idées, Alex ?


— Je n’aurais pas aimé me retrouver à la flotte sans être prévenu !


— Maintenant que tu l’es, on va pouvoir te balancer alors !


— Purée, les mecs, vous soûlez ! Où est Emma ?


Une seconde passa, le temps pour l’écho de mourir, probablement noyé.


— Je suis ici, Sara.


La voix était d’une solennité qui n’avait rien à voir avec la gouaille habituelle d’Emma. Toutes les torches furent dirigées vers l’endroit d’où provenait la voix sépulcrale. Alex pensa d’instinct à une prêtresse d’un culte cannibale dédié à une déesse cruelle. Enfin, ils la virent. Elle avait ôté tous ses vêtements et se tenait sur la planche d’un plongeoir deux mètres au-dessus de la surface. Les garçons étaient bouche bée devant le corps pâle d’Emma et Willem s’accusa d’être troublé par les formes de sa cousine. Sara réagit, totalement incrédule.


— Meuf, mais t’es à poil ! T’as pété un câble ou bien ? T’es en train de te faire reluquer par les trois obsédés !


Mis en cause, les garçons se cherchèrent une contenance qu’il trouvèrent dans l’expression brouillonne de leur inquiétude jusque-là occultée par, Sara avait raison, le souci de ne pas perdre une miette du cadeau offert par Emma pour s’en souvenir lors des nuits de détresse solitaire.


— Tu ne vas quand même pas plonger ?


— L’eau a au moins mille ans, c’est plein d’algues !


— Tu ne sais même pas si c’est profond ! crut bon d’ajouter Benjamin nullement gêné par l’idée qu’on pût installer un plongeoir au-dessus d’un pédiluve.


Ayant contourné le bassin, les quatre amis d’Emma n’étaient plus qu’à quelques mètres d’elle.


— Arrête ton délire maintenant, sis, descends de là, resape-toi et cassons-nous avant qu…


La même voix d’outre-tombe que plus tôt l’interrompit.


— Francesca me le demande.


Et Emma plongea dans l’onde noire.


 


Lorsqu’elle refait surface, Emma reçoit une vague de chaleur qui contraste avec le froid qui l’a saisie lorsqu’elle a pénétré dans l’eau. L’eau semble s’être brusquement réchauffée.


Allons, Francesca, sortirez-vous enfin ? Les messieurs trépignent d’avoir le bain pour eux !


Je sors, Ninon, mais Dieu sait que j’y passerais volontiers la journée.


C’est vous qui invoquez Dieu et qu’on voit moins de deux fois l’an sur les bancs de l’église !


Faites dire la messe par un joli curé de trente ans et vous m’y verrez chaque jour à mâtines et aux vêpres.


Ces mots, c’est bien elle qui les a prononcés mais ce n’est pas sa voix. Les gestes qu’elle accomplit pour sortir de l’eau et pour couvrir sa nudité d’un large drap de lin sont les siens sans qu’elle les ait décidés.


Regardez-moi donc, Francesca… Vos yeux ! Que leur arrivent-ils ? Ils roulent en tous sens comme si vous étiez saisie de frayeur ! Et leur couleur… Je n’avais jamais remarqué qu’ils étaient d’un vert si intense…


Verts ? Ma bonne amie, ils ont toujours été de la couleur des noisettes. Et s’ils sont affolés, c’est de voir la tête que vous faites ! Vraiment, passez me voir pour quérir quelque herbe réputée pour vaincre les saisissements !


Francesca, je vous assure que c’est fort étrange…


Ninon, je vous en prie.


Emma, Francesca, ou le corps de Francesca dans lequel Emma se trouve, récupère ses vêtements… qui ne dépareraient pas dans un cortège folklorique tant ils semblent appartenir à une autre époque, les revêt et se dirige vers la porte (celle-là même qu’elle a franchie dans un état second avant son plongeon) cerbèrement gardée par deux matrones chargées d’éloigner les hommes à l’heure du bain des femmes. Tout à l’heure vide et obscure, la pièce est maintenant baignée de soleil et remplie d’étals vendant nourriture, savon ou linge. Une femme âgée lui touche délicatement le bras.


Demoiselle Francesca, je vous conjure de venir au chevet de Madame la Vicomtesse. Elle se meurt ! Les médecins ne font que la saigner, elle s’épuise et elle souffre chaque jour davantage.


Madame Bréard, vous savez que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour soulager votre maîtresse. Je ne puis plus rien pour elle, hélas. Dois-je aussi vous rappeler que Monsieur le Vicomte m’a chassée du château la semaine passée en me faisant rouler dans la poussière par ses gens ? Écoutez, accompagnez-moi jusqu’à mon logis et je vous donnerai un onguent qui, non ne guérira pas votre bonne maîtresse, mais en adoucira la fin.


Mais, Demoiselle Francesca, vos yeux…


Ah non, pas vous. Vous vous êtes passé le mot, ma parole ! En route, Madame Bréard et laissez mes yeux en paix.


Les deux femmes sortent du grand bâtiment et Emma peut voir le grand arbre torturé juste devant elle. De forêt, en revanche, point. Là où elle et ses amis s’étaient frayé un passage depuis leur campement jusqu’ici, se dresse un village de chaumières. Ces charrettes, ces chevaux, ces paysans aux fourches de bois. Emma n’est pas tombée au fond de la piscine dans un festival historique mais a fait un bond de trois siècles dans le passé. Pourquoi ? Pour remplacer les yeux de cette Francesca et la faire passer pour une folle ?


Les deux femmes se dirigent vers le village à grand pas mais un homme ne tarde pas à leur barrer la route. Une rencontre qui ne fait pas plaisir à Francesca qui n’en laisse néanmoins rien paraître.


Bien le bonjour, Monsieur le curé !


Trêve de simagrées, fille du diable ! Madame la Vicomtesse s’éteint dans la douleur par ta faute ! Je m’étonne, Madame Bréard, de vous trouver en compagnie de l’empoisonneuse de votre maîtresse. Je ne saurais trop vous conseiller de vous en éloigner. Pour votre bien…


Le ton est doucereux et Madame Bréard ne sait comment réagir. Deux hommes en uniforme ont surgi. Ce sont des gendarmes mais tous savent qu’ils sont à la botte du vicomte. Malgré ses protestations, Francesca est emmenée de force, non pas vers le château ni vers le bâtiment de la prévôté, mais vers la rivière qui coule derrière la maison des bains. Quelques voix de femmes s’élèvent que des hommes font taire. Le curé suit sans se presser, sûr de son pouvoir.


Ça ne suffira pas à purifier son âme noire de péchés mais jetez ce succube à l’eau. Tu n’es qu’au début de ton calvaire, Lilith aux yeux de vipère !


Les gendarmes arrachent les vêtements de Francesca et la poussent dans le vif courant où ils lui maintiennent la tête sous l’eau.


 


— Emma ! Emma !


— Willem, passe ton maillot, elle a froid !


— Pourquoi moi ?


— La rivière… Francesca !


— C’est bon, meuf, t’es sortie du bouillon. T’es restée sous l’eau au moins cinq minutes !


— Seulement cinq minutes ?


— On ne pouvait même pas aller te chercher, l’eau s’était transformée en gel. Tu es remontée toute seule mais carrément en transe !


— Allez, faut pas qu’on traîne ici, il se passe des choses trop bizarres.


Les cinq amis sortent de la maison des bains par là où ils sont entrés, Emma soutenue par Benjamin et Willem. Dans le halo des torches, elle regarda l’arbre si différent la nuit et la forêt avant d’y pénétrer. Elle repensa au village qui se tenait là dans l’étrange rêve que l’eau lui avait inspiré, et à Francesca bien sûr. Marcher à trois de front sur le sentier n’était pas facile mais la hâte de s’éloigner de la maison et de l’arbre leur fit garder le rythme. Sara et Alex marchaient devant. L’adrénaline avait dû faire sauter quelques barrières car leurs mains étaient entrelacées. Benjamin rompit le silence avec un sourire aux lèvres.


— Je voulais te dire, Emma… T’as vraiment des seins sublimes !


— Punaise, t’es vraiment con, Ben ! C’est ma cousine !


— Allez, c’est le bon côté de la soirée ! Cet hypocrite s’est rincé l’œil aussi, je te le garantis.


— Je suis désolée, les mecs, je ne sais pas ce qui m’a pris de me mettre à poil devant vous…


— T’excuse pas. En plus, j’adore voir Willem avec un tee-shirt mouillé.


— Ta gueule, Ben, ça caille !


— Autre chose, Emma. Tu pues un peu...


Une fois au camp, personne ne fit long feu. Alex et Sara s’éclipsèrent vite dans la tente des filles ce qui obligea Emma à emménager avec son cousin et Benjamin dans l’autre igloo. Personne n’eut même envie d’attaquer la bière. La tension nerveuse retombait et faisait place au sommeil.


— Au fait, qui est Francesca ? demanda Willem avant de s’endormir sans attendre la réponse.


Benjamin, lui, ronflait déjà. Emma, quant à elle, ne pouvait même pas fermer l’œil, obnubilée par le destin de Francesca. Elle écarta la main que Willem avait posé sur elle en guise de protection et se faufila hors de l’abri. Elle devait y retourner. De toute façon, Francesca l’appelait. Elle avait besoin d’elle. Ça venait de l’arbre tordu. C’était urgent.


Elle parcourut les quelques dizaines de mètres qui séparaient leur camp de l’arbre en courant malgré les racines et les branchages qui semblaient être apparus depuis leur précédent passage. Au pied de l’arbre, elle s’arrêta. Il y avait une voix. Ou plutôt deux. Celle de Francesca, très faible, et celle de l’arbre, impérieuse, qui la poussait à retourner vers la piscine. Elle obéit sans même se sentir contrainte. Elle le fit pour Francesca. Au bord de la piscine, elle ôta son sweat et laissa glisser les bretelles de sa robe le long de ses bras. De nouveau nue, elle s’avança sur le plongeoir et, sans la moindre hésitation, pénétra dans l’eau saumâtre.


 


À mort, la sorcière ! Empoisonneuse !


Le corps de Francesca est pendu, nu, à une des branches de l’arbre torturé. Ses pieds sont à quelques centimètres du sol mais le poids de son corps tire sur ses bras. Une douleur atroce déchire son dos. On vient de la fouetter. Un homme est là au premier rang de la foule. Il pourrait tout arrêter. C’est le vicomte. Mais il hurle avec les autres.


Meurtrière ! À mort !


Les coups redoublent. Emma ressent chaque souffrance de Francesca. Comme elle, elle est terrifiée…


Regardez ses yeux ! Ça recommence !


C’est Satan qui la possède ! À mort, la diablesse !


Soudain, Francesca/Emma ressent une sensation de chaleur. L’arbre essoré aux branches duquel elle est suspendue s’est embrasé !




Chapitre 3: De l'autre côté, par saule

          Les villageois crient de plus belle :


          — Sorcière !


          — Au bûcher !


          — Crois pas t'en tirer si facilement, bête du Diable !


         Quelqu'un approche avec un seau d'eau. Pour éteindre les flammes ? Elle se le reçoit en pleine face.


     


          Glacial. Eau, partout. Le haut, le bas ? De l’eau dans ses narines, ses poumons, je me noie ! Soudain elle refit surface, aspira l’air, toussa. Où était-elle ? Il faisait noir. Là, un rebord. Elle nagea tant bien que mal jusqu’à lui et s’y assit.


          Les bains. L’eau était froide et sentait les algues, mais aucun doute. Qu’y faisait-elle ? L’instant d’avant… Elle passa la main dans son dos mais ne trouva aucune plaie. Francesca se leva d’un bond. L’arbre s’était embrasé et puis…


 


          Les gens hurlaient.


          — Sorcière ! Sorcière ! scandaient-ils.


Emma écarquilla les yeux. Qui étaient-ils ? L’instant d’avant elle avait l’impression de les connaître mais maintenant… Ils ramassèrent des pierres, les lui jetèrent, elle détourna le visage, cria sous les impacts. L’arbre crépitait, son dos était en feu, elle sanglota convulsivement :


 — Stop ! Stop ! Pitié ! Arrêtez !


Soudain, ses bras cessèrent de la tirailler et le sol vint la frapper en pleine face. Les coups plurent sur elle, elle tenta de se protéger mais les ombres s’abattaient avec autant de cris furieux, un goût de fer envahit sa bouche.


 


Ce fut sa vessie qui tira définitivement Willem du sommeil. Il attrapa ses lunettes à tâtons et, à moitié dans le coltar, rampa hors de la tente et dériva jusqu’à un arbre où il put libérer la vanne avec un soupir de plaisir. Le soleil lui caressait la peau et les oiseaux s’en donnaient à cœur joie. Il inspira profondément en reboutonnant sa braguette : ça allait être une sacrée fichue bonne journée !


Il s’étira et revint vers la tente en clignant des yeux sur toutes ces belles couleurs. Son estomac gronda. Il aurait dû prendre du pain, des œufs et du bacon. Puis de la confiote. À la place de ça, il allait falloir chasser le cerf dont parlait Alex. Et d’ailleurs, si… Non, il n’allait pas réveiller Alex : il était probablement à poil avec Sara, ils n’auraient pas envie d’être dérangés. Willem haussa les épaules et décida d’aller réveiller Benjamin.


Il rentra dans la tente. Tiens, Emma n’était pas là, sans doute qu’elle avait dû se réveiller avant lui. Et partir pour une promenade en forêt, seule ? Bizarre… Mais Emma était bizarre depuis… Le rouge lui monta aux joues et des fourmis envahirent son bas-ventre au souvenir de… Il se gifla, c’est ta cousine, merde ! Il secoua son ami :


 — Ben ! Réveille-toi, Emma n’est plus là !


 


Mais qu’est-ce qu'il avait à le secouer cette andouille…


 — Fous-moi la paix me…


Il ouvrit les yeux d’un coup.


 — Quoi ?!


Il avait bien entendu ?


 — Emma a disparu, articula Willem.


Disparu…


 — Vraiment disparu ? Tu l’as cherchée ?


 — Bah non, je viens de voir qu’elle est pas là.


 — Mais qu’est-ce que tu fous ?


Il poussa Willem hors de la tente et déplia son grand corps. Bon.


 — Emma ? appela-t-il.


Où c’est qu’elle pouvait être ? La bâtisse. Benjamin se frotta la tête pour chasser le sommeil accroché à ses poils et s’y dirigea.


 


La salle naguère vibrante de vie était noire et morte : nul étal, nul passant, rien que la poussière. Frisson. Francesca resserra ses bras sur son corps nu et dégoulinant. La porte de sortie du bâtiment était ouverte, elle la franchit. Que… Ses jambes se dérobèrent sous elle. Où était donc passé le village ? Plus qu’une forêt, qui frémissait sous le clair de lune. Était-ce bien le bâtiment des bains qu’elle venait de quitter ? Ressaisis-toi donc, ma fille ! Elle se redressa, épousseta au mieux la terre qui s’était collée à ses fesses et fit quelques pas. Pourquoi diantre ses pieds étaient-ils aussi sensibles ? Ce n’était tout de même pas la première fois qu’elle marchait pieds nus. Elle se figea.


Là, l’arbre torsadé. Celui du village, celui qu’elle aimait tant, celui-là même où on l’avait attachée avant… qu’il s’embrase…


Francesca secoua la tête. Une ombre, il y avait là une ombre : le brasier puis l’eau glacée, le seau qui s'était transformé en noyade et entre les deux… Sa mâchoire battait la breloque, elle tenta de l’immobiliser, en vain. Elle avait besoin d’une couverture, d’un feu, de quelque chose ! Dieu ne l’avait tout de même pas sauvée de la vindicte des villageois pour la faire mourir de froid… ici ? Ou alors, c’était que le Créateur avait décidément un humour des plus douteux, sens dans lequel il y avait tout de même quelques indices.


Bon, si Dieu maniait assurément l’humour noir, ce n’était pas une raison pour laisser passer sa chance ; elle devait comprendre où elle était et ce qui s’était passé. Elle huma l’air : senteurs de sève et de feuilles vertes. À l’oreille, des oiseaux, quelques grenouilles… Printemps. On était donc à la même période ici que chez elle.


Francesca boitilla jusqu’à l’arbre, car ses pieds engourdis lui faisaient un mal de tous les diables. Allons, ce n’était pourtant que quelques cailloux ! Elle posa ses doigts insensibles sur le tronc rugueux et leva les yeux. Il avait l’air d’aller bien, aucune trace de l’incendie dont elle se souvenait – même si, en pleine nuit, l’examen n’était sans doute pas des plus probants. Mais où était-elle, sacrebleu ? Pourquoi tout le monde avait-il disparu ? Était-elle morte ? Si tel était le cas, était-ce le paradis ou l’enfer ? Ou bien une sorte de purgatoire ? Arrête de te mettre martel en tête, tu n’es point morte. Mais si elle ne trouvait de quoi se réchauffer, cela ne saurait tarder…


Elle regarda en tous sens, mais rien que la forêt où qu’elle portât son regard. Ou bien le bâtiment d’où elle sortait ; devrait-elle s’y réfugier ? Une chaleur, tout près… Elle reposa sa paume sur l’écorce, tiède. Rêvait-elle, ou bien… Elle n’en était après tout pas à une invraisemblance près. Francesca se blottit dans ses racines.


 


Des flammes. Où est-elle ? Francesca cherche son corps mais ne le trouve pas. Elle est… Je suis dans l’arbre. Elle est en feu. En contrebas, des gens qu’elle reconnaît vocifèrent ; ils s’acharnent sur quelque chose au sol qu’elle met un temps à identifier : un corps nu, roulé en boule. Une jeune femme. Elle.


Non, non, non ! Elle rugit, une branche embrasée se fracasse au sol, les bourreaux se dispersent en criant.


La jeune femme se redresse en titubant, le corps tuméfié, puis lève de grands yeux verts. Verts ? Murmure :


 — Qui es-tu ?


 


La lumière qui passait entre les branches inondait le sentier de teintes verdoyantes. C’est joli, se dit Willem, de quoi rire de leur frousse nocturne, s’il n’avait pas le ventre aussi serré. Où était passée Emma, bon sang ?


Willem avait emboîté le pas à Benjamin et le fait que lui aussi ait pensé à la bâtisse n’était pas fait pour le rassurer. D’un autre côté, c’était un coup à la chercher dans toute la forêt, rentrer bredouille et se rendre compte qu’elle était juste partie pisser dans le buisson voisin… Passer pour un con, quoi. D’ailleurs, c’était peut-être l’idée. Ça ressemblerait bien à Emma, ce genre de blagues idiotes. Peut-être devrait-il rentrer au camp pour la trouver et lui dire qu’il avait tout compris ?


Mais ils étaient arrivés : l’arbre torsadé se dressait juste devant eux. Benjamin poussa un juron et courut vers l’arbre, Willem écarquilla les yeux : recroquevillée dans les racines, Emma. Nue.


— Emma !


Il se précipita à la suite de son ami.


 — Elle est gelée ! s’écria Benjamin. Passe-moi ton sweat !


Willem obtempéra. Ce faisant, son regard s'attarda sur… Le sweat voila le spectacle, Willem tressaillit et s’accroupit avec Benjamin pour la frictionner. Tu crois que c'est le moment, conneau ?


 — Emma ? Emma ? Réveille-toi, meuf.


 


Francesca ouvrit les yeux. Un visage. Elle cria et se redressa en sursaut, resserrant la fine couverture qui était apparue elle ne savait trop comment. Le jeune homme à barbe noire écarquilla les yeux derrière ses larges lorgnons et sa mâchoire balla.


 — Emma, tu vas bien ?


La question provenait d’un deuxième jeune homme, blond celui-ci, aux sourcils froncés. Physiquement appréciable. Comment l’avait-il appelée ?


 — Emma, s’écria le premier, tes yeux…


 — Comment, mes yeux ?


Elle sursauta en entendant sa voix. La sienne, vraiment ?


 — Ils sont… marron.


 


Regardez-moi donc, Francesca… Vos yeux ! Que leur arrivent-ils ? Ils roulent en tous sens comme si vous étiez saisie de frayeur ! Et leur couleur… Je n’avais jamais remarqué qu’ils étaient d’un vert si intense…


 


 — Noisette, murmura-t-elle.


 — Quoi ?!


 — Ils ont toujours été de la couleur des noisettes…


 — Hein ? Tu perds la boule ou quoi ? Ils ont toujours été verts.


Elle reporta son attention sur le garçon.


 — Verts ?


 


Je n’avais jamais remarqué qu’ils étaient d’un vert si intense…


 


 — Regardez ses yeux ! Ça recommence !


 


 — Qui es-tu ?


 


Francesca tressaillit. La fille aux yeux verts… La fille qui avait pris sa place… Elle regarda les deux hommes tour à tour, qui ne la quittaient pas du regard.


 — Je ne suis point Emma, dit-elle. Mon nom est Francesca.




Chapitre 4: Ce n'est pas juste., par Lyn

D’abord, Willem toisa sa cousine avec défiance.


— Encore…


— De quoi ? fit Ben.


— Bah tu te rappelles pas ? Quand elle est sortie de l’eau, c’est le premier truc qu’elle a dit.


Benjamin haussa les épaules.


— Et maintenant on fait quoi du coup ?


— On va rentrer. Emma peut pas rester comme ça.


Face à sa main tendue, le visage de sa cousine exprimait l’envie de fuir.


Pourtant Benjamin prit ses jambes à son cou en premier, direction un buisson, avant d’émettre en rot sonore précédé d’un son moite.


— Mec, ça va ? s’enquit Willem.


— Ouais… Hé, pourtant on n’a pas trop bu hier…


Et peu mangé.


— Allez Emma, insista Willem. Là faut qu’on rentre.


— Je ne suis…


— Francesca, d’accord, d’accord. On va en discuter mais avec les autres, un peu plus au chaud et pas à côté de… ça.


Si la forêt semblait moins menaçante au lever du jour, l’arbre était toujours aussi imposant et douloureux à regarder.


Se voulant rassurant, Willem posa une main sur l’épaule de sa cousine et, aussitôt, une bile acide incendia sa gorge.


Lorsque le jeune homme se pencha pour vomir, ce qu’il régurgita n’avait pas l’aspect d’un reste de bière, de pain à hot dog, de chips et de sardine.


 


 


 


— Sara, va vraiment falloir que tu nous expliques.


Groggy, la jeune femme rejoignit les trois garçons autour du feu de camp éteint.


Avant qu’elle prenne la parole, Benjamin relata les évènements depuis que Willem l’avait réveillé jusqu’à leur retour au camp.


— Vous êtes partis sans Emma ? grogna Alex.


— On ne peut pas la toucher, réexpliqua Benjamin. Et elle voulait pas nous suivre.


— T’as juste pas bien digéré un truc d’hier.


Sans doute une sardine pas fraîche.


— Et Will qui crache du sang juste après, tu l’expliques comment ! Au fait, ça va ?


Le concerné, silencieux depuis l’évènement, leva un pouce en l’air.


— Hier, quand elle s’était jetée à l’eau, une couche de gel nous empêchait de la chercher. Et maintenant ça…


Willem en était arrivé à la conclusion que plus ils tenteraient d’intervenir dans le cours des interactions entre Emma et cette Francesca, plus les représailles s’intensifieraient.


— C’est du délire, soupira Alex.


— Bah vas-y alors, argua Benjamin. Tu nous fais confiance pour l’épitaphe ou tu veux un truc en particulier ?


Alex jura pour ne pas admettre ouvertement, surtout devant Sara, qu’il était en train d’accepter le surnaturel de la situation et que ça le faisait flipper. Il avait surtout pris la parole pour que Sara ne soit pas mise en porte-à-faux.


— Et vous voulez que je vous dise quoi ? osa celle-ci d’une petite voix.


— Il s’est passé un truc en particulier quand vous êtes allées faire pipi sur l’arbre, hier ? interrogea Benjamin.


— Euh… non. Enfin, à un moment, elle s’est vautrée sur une racine mais c’est tout…


 


 


 


Pourquoi ?


Tremblante et éperdue, Francesca tournait atour de l’arbre, enjambant laborieusement ses racines noueuses.


Viens.


Elle se lova au pied du tronc, l’endroit exact où elle avait été découverte par les deux jeunes hommes. Qu’était-il arrivé au village, à la foule, aux maisons pour aujourd’hui retrouver les lieux, non pas à l’abandon, mais à l’état primitif ? Ce qu’aurait pu être le bourg avant même que le moindre édifice y soit érigé.


Qu’était-il arrivé à sa propre maison ? Brûlée avec la sorcière ?


Moi !


Les mains enfonçant son crâne dans l’eau.


Encore.


Encore.


Encore.


Chut…


Tousser, éructer, la gorge en feu, les poumons en feu.


Respire…


Son corps tracté par les poignets, d’abord sur les graviers, puis dans les airs, sous les branches de l’arbre, objet d’inspiration pour la future mise à mort.


Ce n’est pas juste.


Son corps devenu trop lourd pour qu’elle puisse soulever convenablement sa poitrine.


C’est fini.


La suite ne lui appartenait plus.


Écoute.


 


 


— Tu la sens comment cette virée ? se soucie Sara.


— Impossible qu’on arrive à tenir tout le week-end, rigole Emma. Ces bouffons ont encore tout improvisé. Mais t’as peut-être une touche ?


— Hein ?


Emma glousse et lance à son amie un sourire goguenard. Elle s’apprête à l’éclairer sur les intentions d’Alex, quand un sentiment de stupeur et d’émerveillement prend possession de toutes ses pensées.


— C’est quoi ce truc, il est énorme !


Et ce n’est rien comparé à son allure biscornue donnant l’impression que cet arbre sort tout droit d’un bois enchanté, d’une jungle sauvage ou d’une forêt hantée.


Les deux amies marchent autour, ébahies quoiqu’un peu frustrées que la nuit les empêche d’immortaliser cette trouvaille dans leur téléphone. Elles constatent la présence d’une construction datée qui fait carburer l’imagination d’Emma.


— Raison de plus pour qu’on y emmène les garçons ! sourit-elle. Ça nous occupera à défaut de crever de faim.


Au bout du compte, elles sont d’accord pour considérer que l’agencement des racines permettrait de faire leurs petites commissions plus confortablement que dans un buisson.


— T’as fini ? s’écrie Sara en réajustant sa robe.


— Ouais attends… Ah !


Alertée, Sara fait fi de toute pudeur pour se précipiter sur le versant de l’arbre investi par Emma.


— Ça va ?


Son amie lui fait dos, genoux à terre, en appuie sur ses mains.


— Emma ?


Comme elle est toujours immobile et à quatre pattes, Sara est prise d’un vague sentiment d’inquiétude. Elle s’apprête à poser sa paume sur son épaule quand Emma semble prise d’un sursaut.


Puis elle jure.


— T’es vraiment pas douée, se moque Sara. Et après ça taille son cousin.


Emma pouffe tout en prenant le soin de s’inspecter furtivement. Rien à signaler si ce n’est sa cheville, celle-là même qui avait accroché un roncier pendant leur errance à la recherche des garçons, qui s’est remise à saigner.


Quelques gouttes, rien d’alarmant.


— Ça commence bien, tiens.


— Je sais pas dans quel état on te retrouvera à la fin du week-end à ce rythme !


 


Francesca se détacha de l’arbre, consciente de la vie qu’elle prenait.


Emma.


De quel droit usurperait-elle l’existence de cette pauvre fille ?


Pour te sauver.


Emma lui apparaissait comme une demoiselle fort enjouée et aimée pour cela.


On pouvait reprocher à Francesca son oisiveté, son impudence, et une tendance raisonnable à nourrir d’inavouables pensées lubriques pour la gent masculine, mais en aucun cas de chercher à faire sienne la vie d’autrui, surtout si cela impliquait de l’échanger avec l’enfer qu’avait été sa mort à elle.


Ce n’est pas juste.


Ce n’était pas ce qu’elle avait souhaité en s’adonnant aux sciences de la nature. D’autant plus qu’elle n’était ni désirée ni attendue ici.


Telle la sorcière qu’ils avaient condamnée.


Mais tu ne veux pas mourir ?


 



 


Un groupe de cinq campeurs âgés de vingt-deux à vingt-trois ans avait disparu entre le 30 avril et le 2 mai. Les trois jeunes hommes du groupe étaient connus du shérif de leur bourgade pour des incidents divers et variés, mais c’était la première fois qu’il était question que quiconque soit blessé ou pire.


Originaire d’une localité avoisinant la forêt, Nina Bréard avait décidé de prendre part aux recherches lorsqu’elle avait entendu parler de cette histoire. Les gens du coin n’oseraient pas bouger le petit doigt, eux. La légende disait que trois siècles auparavant, du monde vivait ici. Un soir, le trois-quarts de la population se serait volatilisé, le reste aurait fui, laissant le comté à l’abandon. Ça se serait passé en une nuit et si, maintenant, on tendrait à penser que se serait le fruit d’une catastrophe naturelle, d’une épidémie, d’une intoxication, ou d’une hallucination collective, la piste de phénomènes paranormaux persistait dans toutes les têtes sans franchir aucune lèvre.


Nina contacta le shérif lorsqu’elle trouva un campement. Deux tentes, un feu de camp mort, des glacières et des packs de bières, beaucoup de packs de bière. Une réserve à peine entamée. Sans doute que la bande de joyeux lurons n’avait pas profité de l’intégralité du séjour.


Son rapport terminé, elle s’autorisa un tour des environs, supposant qu’à partir de là, ils toucheraient au but.


Quand elle était petite, on racontait aussi à Nina que cet endroit était le lieu de rencontre des sorcières pendant la nuit de Walpurgis. Une année, elles y auraient planté un arbre maudit. Un arbre qui se dota d’un sentiment de révolte lorsqu’il se retrouva témoin et instrument du supplice d’une apothicaire. L’arbre se serait alors voué à sauver la jeune martyre lorsqu’une femme du même âge mêlerait son sang à la sève.


Petite fille, Nina avait trouvé que l’histoire faisait trop peur.


Adolescente, Nina avait trouvé que le récit d’un arbre vengeant une innocente par la mort d’une autre innocente était vide de sens.


Adulte, Nina avait laissé ce conte sortir de son esprit.


Aujourd’hui, elle avait l’arbre tourmenté sous les yeux, bien réel, le corps d’une jeune femme ballant sous ses branches.