Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: Gardien de Cauchemar, par Coeurfracassé

Les marches se succèdent, grinçantes. Vingt-deux, vingt-trois… Le souffle d’Armenn se fait court mais elle continue à gravir cet escalier sans fin. Le vent s’engouffre dans la tour. 


-       - Approche, semble-t-il lui murmurer. 


Trente-quatre, trente-cinq… Surtout, ne pas penser à ce qui l’attend en haut. Quarante, quarante et une… Cette fenêtre mythique qui l’attire autant qu’un aimant. Quarante-huit, quarante-neuf… Surtout, ne pas se rappeler la raison qui l’a menée là. Les multiples raisons. Son cœur finira par éclater mais Armenn n’est pas sûre que les escaliers en soient la seule cause. Surtout, oublier ce sentiment de vide. Cinquante-trois, cinquante-quatre… Enfin, elle atteint le palier. Ça la surprend, toute cette pierre. Les marches étaient en bois, elles vivaient. Maintenant, tout est gris, tout est froid. Armenn aussi semble grise et froide. Non, non. Surtout, ne pas y penser. 


La limite entre les murs et le sol pavé est floue. La raison qui l’a finalement poussée à gravir cette tour aussi. Une mousse verte a envahi les arcades de pierre. Armenn ignore comment de telles voûtes peuvent s’élever aussi haut, pourtant, elles tiennent debout, fières. Contrairement à Armenn, qui s’est écroulée pierre après pierre pour n’être plus que ruines. En face de la cage d’escalier se trouve cette légendaire fenêtre ; de la lumière se déverse du verre opaque. Elle est imposante mais semble familière à Armenn. Des éclats de vitraux colorés parsèment la vitre blanche dans son renfoncement sculpté. 


Devant la fenêtre, un autel de pierre se découpe dans la semi-obscurité. La jeune femme s’approche, un pas après l’autre. Plus la distance se réduit, moins Armenn contrôle son corps et ses pensées. Cette fenêtre l’attire et la répugne à la fois, tout comme sa présence en ce lieu la séduit et l’effraie. Elle aimerait tant se trouver ailleurs, pourtant Armenn n’a pu s’empêcher de finalement pénétrer dans la Tour légendaire. La jeune femme s’apprête même à entrer dans cette légende. S’approchant encore, elle distingue des mots gravés dans la pierre : « L’Arbre du rêve ne surgit pas à la fenêtre du cauchemar. » Que signifient-ils ? Leur sens échappe à Armenn, et de toute évidence, ils n’auront bientôt plus aucune importance pour elle. 


-   - Ce n’est qu’une vieille légende, déclare la jeune adulte, comme si on pouvait l’entendre. 


Ça fait longtemps que plus personne ne l’écoute. Combien de temps, exactement ? Non, non. Armenn s’est promis d’oublier. Sans vraiment en avoir conscience, elle s’assied sur l’autel, les jambes pendantes. Cette grande enfant devine la fenêtre dans son dos, et derrière, le vide. Elle ne voit pas son ombre, comme si elle était déjà… Ne pas y penser, se rassérène Armenn. Elle opère un demi-tour et se retrouve nez à nez avec son reflet. Par réflexe, ses yeux se ferment pour éviter de se confronter à elle-même. 


-       - Mais c’est la dernière fois, murmure-t-elle. 


Alors Armenn entrouvre ses paupières et contemple sa pâle figure. Ses traits émaciés autrefois vivants et espiègles. Son visage fin, ses lèvres fendues d’avoir été si souvent mordillées. Son nez discret, ses sourcils dessinés. Puis Armenn remonte jusqu’à ses yeux. Avant, la jeune femme pouvait déceler une lueur pétillante qui l’accompagnait sans cesse. Son regard s’est éteint depuis bien longtemps maintenant. Trop longtemps. Tout en elle respire la douleur et la lassitude, de la pointe fourchue de ses cheveux aux ecchymoses qui décorent son corps.  


Armenn ne peut plus fermer les yeux, ni reculer. Alors elle observe celle qu’elle est devenue. Vraiment, cette fois. Cette dernière fois. La jeune femme pose son regard bleu dans leur reflet. Du gris qui n’existait pas auparavant entoure ses iris : des paillettes ternies par les coups. D’une main tremblotante, elle découvre sa clavicule ; une cicatrice encore rougeoyante est entourée de violet. Armenn a toute une collection d’hématomes plus ou moins étendus qui ornent sa peau. En revanche, elle ne possède qu’une blessure, si elle ne compte pas toutes celles infligées à son âme. La jeune femme de vingt ans revoit encore la lame du couteau, qui s’approche, dangereuse. Les centimètres entre elle et l’arme blanche qui disparaissent avec célérité, sa peur qui la paralyse puis éclate en un cri tonitruant.


Son cœur tambourine dans sa poitrine, mais Armenn s’oblige à regarder la vérité en face, cette réalité qu’elle préférerait oublier. L’homme qui semblait attentif et prévenant, et qui l’a tellement blessée. Cet homme qu’elle a rencontré dans une soirée, qu’elle a aimé. Cet homme avec qui elle a partagé son lit. Qu’elle ne pouvait fuir. Qui la battait. Et qui, à de nombreuses reprises, l’a contrainte à assouvir son désir. Armenn se souvient de ses cris, de ses larmes. Alors qu’elle voulait s’enfuir, qu’il la maintenait prisonnière. Chaque instant, elle se demande ce qui aurait pu être différent. Un simple changement qui l’aurait préservée de la légende de cette fenêtre.


–  


-    - Debout, debout, lève-toi maintenant ! hurle sa mère par la porte de sa chambre.


Le garçon ouvre un œil et se dépêche de crier :


-       - J’arrive, Maman !


Il bondit hors de son lit et enfile un vieux pantalon et un T-shirt qui commencent à se délier à force d’être portés. Kélio descend un étage et se met à table pour manger le seul bout de pain rassis qu’il leur reste.


-   -Essaie de ne pas être en retard à ton emploi, mon chéri, lui conseille sa mère.


-      - T’inquiète pas, Maman.


Après un coup d’œil à l’horloge, le jeune homme se lève, prend son sac et part ; il disparaît comme tous les matins, triste, perdu. Kélio marche dans la vieille ville, la tête basse. Un bruit attire soudain son regard : ce sont deux silhouettes qui viennent dans sa direction. Il plisse les yeux et reconnaît alors ses collègues de travail. Aussitôt, Kélio se cache entre deux ruelles et attend qu’ils passent puis repart, heureux d’avoir évité ses harceleurs.


Pendant qu’il marche, l’ouvrier repense au nombre de fois où il a fini en sang sur le sol froid qui malgré tout réchauffait sa peau glacée. Des cauchemars le hantent encore, et cela ne s’arrange pas de jour en jour. Kélio continue sa route jusqu’au grand dépôt où il se change, puis se met à son poste et commence à trier de petits bouts de métal dans différents bacs. Le jeune homme regarde les petites pièces avec un regard perdu. « Voilà la vie des jeunes de nos jours. », se dit-il.


–  


La jeune femme s’y intéresse depuis le lendemain de cet acte qui a tout fait basculer. Elle en a déjà entendu parler avant, bien sûr. Qui ne connaît pas, dans la région, ce mythe qu’on raconte autour d’un feu de camp ? Armenn se souvient encore de sa première soirée d’Halloween, au pied de la Tour. Sa porte était fermée. 


- - La légende raconte qu’il y a très longtemps, une belle demoiselle tenta d’échapper à la mort. Elle avait pactisé avec le diable, et avait rompu sa promesse. Alors, celui-ci, rougeoyant de fureur, le bout de sa queue enflammé, fit appel à son amie la Mort. A l’aide de sa fourche, elle poursuivit la demoiselle. Pendant trois jours et deux nuits, la belle courut aussi vite que possible, sans jamais s’arrêter. La Mort n’était jamais très loin, mais ne pouvait capturer la jeune fille. Pourtant celle-ci, épuisée, alla finalement se réfugier en haut de la Tour. 


-      - Quelle tour ? a demandé l’idiot de la bande.  


-     - A ton avis ? a rétorqué le conteur. 


Puis il a pris une voix mystérieuse qui faisait frissonner, et a terminé sa tirade en chuchotant :


-  - La belle demoiselle gravit les escaliers de bois, espérant quelques minutes de répit, mais très vite, la Mort la retrouva. Acculée, elle s’échappa par la fenêtre… et se jeta dans les bras de la mortelle déesse. 


Cette légende n’a jamais réellement quitté l’esprit d’Armenn, car les personnes désirant la mort viennent fréquemment se jeter du haut de cette tour de pierre. Cela devient de plus en plus étrange, car jamais les corps ne sont retrouvés.  


Voilà pourquoi ç’a été la première pensée à jaillir de son esprit alors que l’homme l’immobilisait. Cette échappatoire impossible. Cette impasse remplie d’ombres où ce prétendu peintre l’a emmenée. Ses hurlements quand elle a compris. La peau froide et rugueuse sur son corps, une main pour l’immobiliser, l’autre pour… Armenn est incapable de repenser à cet instant où elle a cru mourir.


Elle préfère oublier, même si c’est la dernière fois qu’elle pourra y penser. Peut-être la jeune femme était déjà fragile avant que cet homme n’abuse d’elle puis cherche à l’assassiner. Mais peu importe, à présent ; elle s’apprête à disparaître de la même façon que ces cadavres perdus à jamais.  


Dès sa plus jeune enfance, Armenn a effacé par réflexe toutes traces de ses émotions sur son visage. Ce n’est pas par hasard que son prénom signifie la pierre dans une langue oubliée. La jeune femme s’est polie au fil des années et a toujours gardé ses sentiments cachés. Pourtant, Armenn ne ressent plus rien, aussi lisse qu’une pierre au-dedans comme au-dehors. Rien que le vide, et un gouffre duquel elle ne parvient plus à remonter. C’est tellement insoutenable que la jeune femme a décidé, au bout d’un petit mois, de mettre fin à ses jours.


–  


Un retentissant coup de cloche annonce la pause de midi ; tout le monde se lève et se disperse pour aller manger un morceau de pain, ou ce qu’il a réussi à gagner avec son misérable salaire. Voilà un an que Kélio travaille dans cette usine de pièces de ferraille, depuis ses dix-huit ans. Ce jour même, par pure coïncidence, une femme a disparu de la circulation en s’évaporant comme par magie.


Le jeune homme sort de l’usine et se rend dans le parc pour déjeuner. Alors qu’il observe les gamins sur la balançoire, quelqu’un vient lui tapoter l’épaule et le soulève par le col de son sweat ; les images du paysage volent devant le garçon.


-    - Alors, comment ça va, morveux ? lui lance l’homme d’une voix traînante.


Ce début d’après-midi d’automne n’aurait pas pu être pire. Kélio espère que les enfants ne l’ont pas remarqué ; ils ne méritent pas d’être témoins de ce sordide spectacle.


-      - Tu me veux quoi ?


-    - Ton repas, idiot ! Je n’ai plus rien à manger et mon estomac crie famine, alors donne, petit con.


-     - Laisse tomber, répond-il en se relevant.


Une droite part se loger dans la mâchoire de Kélio.


-      - Alors tu me le donnes ?


-      - Non !


Kélio lui fait face et fait semblant de frapper par la droite, mais lui donne un violent coup de pied dans les testicules, ce qui plie l’homme en deux. Puis il réitère ses coups jusqu’à ce que deux vigiles les séparent.


-       - Filez ! Et qu’on ne vous y reprenne plus !


Pourtant, Kélio semble heureux de cette entrevue. « Quelle agréable sensation de faire du mal aux autres et de ne pas être le battu. », pense-t-il. Une nouvelle partie du garçon se découvre à lui, une part cachée depuis toujours au fond de son être. Il retourne à son travail.


–  


Et la voilà, face à cette fenêtre. Des larmes coulent de ses yeux, brûlent son visage. Peu importe. Armenn remarque alors une clef près de la poignée. Elle la saisit délicatement, la jeune femme a des gestes sûrs, décidés ; elle ne reculera pas. L’objet glisse dans la serrure, qui se déverrouille dans un clic. Le vent s’engouffre en rafales et fait voler les cheveux châtains d’Armenn. Il ne murmure plus mais rugit. 


-     - Approche, Armenn. Saute ! 


La jeune adulte se demande si elle a rêvé, hypnotisée. Elle passe ses jambes dans le dormant de la fenêtre, qui sont fouettées par l’air. Une dernière inspiration, une dernière pensée pour cet homme qui a ruiné sa vie. Armenn prend appui sur ses mains et se propulse dans le vide. 


C’est agréable, cette sensation de chute. Tout ce qui tourbillonnait dans sa tête disparaît peu à peu. Armenn se calme, même son cœur ralentit, comme s’il connaissait déjà la fin de cette histoire. La jeune femme n’esquisse pas un geste, ne regrette rien. Seulement cet homme qui cavale en liberté, alors qu’il a emprisonné Armenn dans une cage de honte et de fragilité. Elle aurait aimé que ce soit différent. Mais c’est impossible. 


La jeune femme heurte la surface du sol. Il est dur, mais Armenn a l’impression qu’il l’engloutit. Puis c’est le trou noir. 


–  


Sa journée terminée, il retourne chez lui pour dîner avec sa mère. En effet, son père est décédé quelques années auparavant, c’est pourquoi il doit nourrir cette petite famille seul. Il n’était pas prêt à endosser cette responsabilité, et pourtant…


Kélio engloutit l’assiette froide qui trône sur la table et va se coucher. Dans son lit, il repense à la sensation qu’il a éprouvée en frappant cet homme ; un sentiment de fierté et de puissance monte en lui. Ses yeux se ferment et Kélio sombre dans le monde sublime des rêves jusqu’au matin.




Chapitre 2: L’élève , par Paillette


Elle se réveille. Depuis combien de temps est-elle inconsciente ? Armenn entrouvre ses yeux. Tout
semble brumeux, la jeune femme ne distingue qu’un grand arbre florissant. Il est superbe, avec des
feuilles aux reflets d’argent. Des taches blanches illuminent sa verdure ; il a l’air surnaturel. Un groupe
de mésanges piaillent sur la plus haute branche. Pourtant, autour, tout reste flou.
Lentement, Armenn se relève. Elle est désorientée, et tourne sur elle-même pour essayer de percer
la brume, sans succès.



- Je suis morte ?



Le silence lui répond, opaque. Là-haut, les mésanges se sont tues, et quand la jeune femme lève la
tête, les oiseaux ont disparu. La mort ressemble-t-elle réellement à ça ? Une errance infinie dans le
brouillard ? Armenn refuse de rester dans cet état conscient, et prodigieusement désagréable.
L’homme a ruiné sa vie, la jeune femme ne désire pas subir sa mort. Elle redresse la tête, puis choisit
une direction à emprunter.



- Au moins, je ne reste pas là, dit-elle au brouillard.


Armenn se met à marcher dans une direction inconnue. La brume l’approche sans jamais la toucher ;
ça lui donne un côté effrayant. Combien de temps marche-t-elle comme ça ? Une minute, plusieurs
jours ? Le temps semble s’écouler différemment que dans le monde réel. D’ailleurs, Armenn s’y trouve-t-elle encore ? Elle souhaite tant rencontrer une âme, peu importe qu’elle soit morte ou vivante.
Le brouillard se succède au brouillard. Tout n’est que vapeurs et silences. Armenn marche encore et
encore, sans jamais s’arrêter. Elle n’a pas faim, ni soif. Seulement ce besoin de plus en plus présent de
rencontrer autre chose que ce flou omniprésent. Puis, lassée et à bout de forces, la jeune femme se
laisse choir à terre. Une voix retentit alors dans son dos.



- Armenn. Je t’attendais.
                                      
Kélio se lève de bonne humeur ce matin-là, même s’il sait que cet état ne va pas durer bien longtemps.
Le garçon s’habille et part travailler le cœur léger. Le soleil darde quelques-uns de ses rayons timides
sur les rues pavées, l’air reste vivifiant. Parvenu devant l’usine, un ami de l’homme vient le voir :
- Rends-toi à la Tour de la légende pour répondre de tes actes, ou on viendra te chercher chez
toi, devant ta mère. Et Dieu sait ce qu’on pourrait lui faire endurer. Peut-être te torturer devant
ses yeux… non ?



- J’y serai, mais si vous touchez à ma mère… menace-t-il, énervé.



- Il lui arrivera rien si t’obéis, on se comprend ?


souffle son harceleur, se rapprochant jusqu’à
effleurer Kélio.
Puis il disparaît dans la rue sans même lui jeter un regard. L’ouvrier se met à son poste et commence
à travailler. Pourtant, il ne jette que des coups d’œil distraits aux pièces qui passent entre ses mains, se
demandant ce qui se passera. Kélio mange et finit sa journée de labeur, mais aucune solution ne lui
vient à l’esprit pour arranger les choses le soir même.

Allongé sur son lit, Kélio observe le plafond. Il est perdu, et pour se remonter le moral avant de partir,
le garçon regarde les nouvelles du monde. Peut-être qu’un mariage est annoncé ? Une naissance ? Un
rien aurait pu alléger son fardeau, mais rien de tel ne s’est emparé de la presse. À la place, un mémorial
pour une femme qui a disparu vers cette légendaire Tour il y a un an tout juste occupe toute la première
page du journal local.



- Ce sera moi le prochain, pense-t-il tout haut.
                                     
Elle lève les yeux. Tout là-haut, semblant flotter sur la brume, se tient une femme majestueuse.
Paisible, sans âge, elle inspire immédiatement le respect. Pourtant, elle se tient l’avant-bras dans un
geste protecteur. Armenn se remet sur ses jambes tremblantes et dévisage l’inconnue.



- Qui êtes-vous ?



- Aslinn. Je serai ta Guide dans ce monde.
Armenn fronce les sourcils :



- Ainsi, je ne suis pas seule ? Et cet endroit est un… monde ? Celui des morts ?



- Non, Armenn. C’est le monde inconscient de l’humanité. Chaque chose en son temps.



- Et Aslinn… pensa tout haut la jeune femme. J’ai déjà entendu ce prénom. Oh, oui !



Elle regarde plus attentivement sa Guide.



- Etes-vous… La belle demoiselle qui échappa à la Mort en se jetant dans ses bras ? Celle de la
légendaire fenêtre ?



Aslinn soupire. Elle préfère éviter les questions personnelles. Après tout, la demoiselle n’est pas
censée raconter son histoire : elle a suffisamment fait d’erreurs pour le restant de sa mort.



- Assez de questions. Viens. J’ai beaucoup à t’apprendre.



La demoiselle se met en route, et Armenn la suit péniblement. Pendant que les deux femmes
marchent, sa Guide commence son récit.



- Je t’ai déjà dit que nous sommes dans un monde inconscient. Tu vois toute cette brume ?



La jeune femme acquiesce d’un hochement de tête.



- C’est la Henna. Tu peux, avec un peu d’entraînement, la modeler à ta guise. Créer des mondes,
des organismes. Voici ton rôle, Armenn : créer les rêves humains. Tu es là pour leur donner
conseil, leur faire vivre l’irréel. Tu fais partie des Gardiens de leur inconscient.



- Donc je ne suis pas seule ?



L’espoir renaît dans sa voix. Mais pourquoi n’a-t-elle vu personne, alors ?



- Non, mais tu ne croiseras jamais personne d’autre que moi, ta Guide. C’est pour… éviter de
prendre un mauvais chemin. Tu vois cet arbre ?



Armenn se rend alors compte qu’elle est revenue près du feuillu argenté de son arrivée. La distance
pouvait-elle également s’étirer ?



- Ton âme est jumelée avec lui. S’il était coupé, par exemple, tu disparaîtrais de ce monde… Et
nul ne sait ce qui adviendrait de toi. Cet Arbre représente ta vie dans ce monde inconscient. Le
plus souvent, les Gardiens restent près d’eux pour créer les rêves. Ce peuplier blanc est ton
essence. Mais peu importe, reprend Aslinn après une inspiration. Je vais t’enseigner ta
première leçon.
                                       
Le jeune homme descend à la cuisine. Il effleure les murs tachés d’humidité, foule le plancher usé et
irrégulier. Cette maison ne paie pas de mine, mais au moins, c’est chez lui.



- Maman, je pars voir des copains, ne m’attends pas pour souper.



Après avoir reçu une réponse parvenant de la douche, Kélio claque la porte dans la nuit et s’en va
lentement. Au bout de la rue, il se retourne et voit sa maison briller parmi les autres. Soudain, ses nerfs
lâchent et il s’écroule, pleurant toutes les larmes de son corps. Peu importe que quelqu’un le voie.

C’est une douleur énorme que personne ne peut comprendre, un froid qui vous gèle le cœur, car vous
savez que c’est la dernière fois que vous voyez votre demeure.
Puis il se lève et prend route vers son destin, un destin écrit sous ses pas.
Une fois qu’il est arrivé à la Tour, les amis de l’homme se détachent immédiatement de l’obscurité.
« Pourquoi lui accorde-t-on autant de valeur, c’est débile ! » se demande intérieurement Kélio. Il rigole
de cette pensée idiote, si peu de temps avant sa fin. Le garçon marche jusqu’au pied de la construction
et se fait encercler.
                                       
Son monde prend peu à peu forme. D’abord, la brume est difficile à manipuler. Un dé à coudre, une
sarbacane. Des objets qui tiennent dans le creux d’une main. Puis, une chaise. Une bibliothèque. Les
contours se précisent. Il reste encore des zones floues qu’ Armenn s’empresse d’éliminer. La Henna
disparaît au fur et à mesure que la jeune fille précise son imagination ; les objets deviennent des
maisons, des montagnes ou des océans.



- Essaie les êtres vivants, maintenant, lui enjoint Aslinn après de longues heures d’enseignement



- si ce sont bien des heures, se rappelle Armenn. En soi, créer l’animal n’est pas compliqué. Ce
qui demande beaucoup d’efforts, c’est... Leur créer une âme, si je m’exprime vulgairement.
Tout être vivant a conscience de son environnement et agit en conséquence. Tu dois toujours,
toujours respecter les caractéristiques du monde humain. Plus tes souvenirs seront réalistes,
plus tes rêves éclateront de vérité. En général, les vieux Gardiens créent les rêves les moins
vraisemblables. Essaie une souris, maintenant.



Armenn se concentre. La Henna prend forme : des moustaches, un museau, des poils gris. Une souris
apparaît, avec ses deux oreilles rondes.



- Fais-la couiner, Armenn. Imagine-toi à sa place. Crée-lui un environnement. Tu comprends ? Il
ne suffit pas de modeler la Henna. Il faut lui donner des raisons d’exister.



Après quelques essais infructueux, la jeune femme parvient enfin à concevoir un monde
vraisemblable. Aslinn ajoute quelques dernières recommandations.
- N’oublie pas la conception naturelle de la Terre. En général, cela vient naturellement, comme
la gravité par exemple. Mais parfois, quand un Gardien est ici depuis longtemps, il oublie ce
genre de concept. Voilà pourquoi les humains rêvent souvent d’une chute libre infinie, puis se
réveillent en sursaut, car le cerveau humain n’est pas programmé pour passer outre ses vérités
générales.



Sa Guide reste patiente malgré ses nombreuses erreurs, et lui prodigue des conseils avisés, jusqu’à
ce qu’elle la trouve fin prête.



- Viens, Armenn. Je vais te montrer ton premier rêve.
                                      
L’homme s’approche de lui et déclare :



- Tu te rends compte que c’est la première fois qu’on m’humilie de la sorte ? Et je n’aime pas
qu’on me mette au défi.



- Je pensais pas qu’on pouvait être autant arrogant, maugrée Kélio.



- Tu es mort mais je suis joueur, je te laisse une minute pour te cacher dans la Tour. Si je ne te
trouve pas en cinq minutes, tu es libre. Sinon, je monte et tu meurs. Ça commence maintenant.



Kélio ne se fait pas prier deux fois et court de toutes ses forces. Il gravit les marches quatre à quatre,
vite essoufflé. Pour la première fois, il remarque à quel point il ’apprécie sa vie. Plus le nombre de
marches augmente, plus elle lui file entre les doigts. Il aurait aimé en profiter plus tôt.
Au sommet, Kélio atteint une haute salle circulaire, toute de pierre vêtue. Une pièce bien étrange,
car il n’y a qu’une fenêtre, et sur celle-ci, une inscription incompréhensible : « L’Arbre du rêve ne surgit
pas à la fenêtre du cauchemar. »

- Tant pis pour les détails, marmonne le jeune homme. Il faut que je me cache, mais où ?


Des bruits de pas résonnent dans les escaliers de pierre. De plus en plus paniqué, Kélio se précipite
aux quatre coins de la pièce. Il doit se ressaisir, car ses nerfs s’apprêtent à lâcher. Sa mère s’impose
alors dans son esprit et subitement, il recouvre son sang-froid. Kélio doit rester pour elle, car sa
maternelle ne réussira pas à vivre sans son fils, alors que son mari est mort.
Soudain, la porte s’ouvre et l’homme apparaît en le faisant sursauter.



- Tu sais pourquoi j’ai choisi cet endroit ?
                                         
La jeune fille suit Aslinn vers son Arbre, duquel elle s’est éloignée pendant son entraînement. Il
semble toujours aussi plein de vie, les mésanges piaillent joyeusement.



- Choisis une branche, et pose ta paume bien à plat. Laisse-toi envahir par les sensations
humaines qui reviennent : le parfum d’une dame, la soie d’un oreiller.



Armenn tend la main, puis se concentre. Peu à peu, elle ressent de légers fourmillements dans sa
paume, qui courent bientôt tout le long de sa peau. Aussitôt, la jeune femme sait qu’elle a touché
l’inconscient d’une fillette qui fêtera son cinquième anniversaire le lendemain. Mue par son instinct,
Armenn tend les mains et modèle la Henna jusqu’à ce qu’une girafe rose bonbon et un lion émeraude
apparaissent dans la savane.



- Un peu de fantaisie ne fait pas de mal aux enfants, d’ordinaire, lui a expliqué Aslinn. Tant que
tu ne franchis pas un fossé trop grand avec la réalité.



Les animaux explorent quelques buissons et la terre aux reflets cuivrés. Il y a un point d’eau, plus loin,
dans lequel nage un hippopotame mauve. Armenn fait dialoguer les créatures dans une joyeuse
ambiance. Près de son Arbre, une idée saugrenue germe dans son esprit : et si le lion attaque la girafe ?
Que se passerait-il ? Alors que la jeune femme rapproche subrepticement le félin de l’innocente au
long cou, son contrôle sur la Henna lui est arraché avec brusquerie.



- Armenn !



Sa Guide a les sourcils froncés et la regarde sévèrement. Que s’est-il passé pour que son sourire
bienveillant disparaisse ? Et pourquoi Armenn n’a pu garder le contrôle de la Henna ?



- Sais-tu ce qu’est un cauchemar ? Des Gardiens qui perdent le contrôle de leur esprit pendant
qu’ils manipulent la Henna. Ils sont aussitôt éliminés par leur Guide si celui-ci juge qu’il est un
danger. Est-ce clair ? Ne refais plus jamais cela.



- Bien, Aslinn, acquiesce la jeune femme avant de se répandre en excuses. Ça n’arrivera plus.



En effet, Armenn continue sa formation. Les rêves s’enchaînent, tantôt une rencontre amoureuse,
tantôt une régate en mer. Cheveux au vent, la Gardienne s’évertue à créer cris de baleine et vagues sur
coucher de soleil pour un jeune homme travaillant sans échappatoire dans une usine de pièces de
ferraille. Chaque personne pour qui elle crée un rêve reste ancrée dans sa mémoire. Peu à peu, Aslinn
lui accorde une plus grande liberté, et Armenn est légère, presque… heureuse. Elle a réussi à prendre
sa mort en main. Elle est devenue Gardienne. L’homme s’échappe lentement de ses pensées, Aslinn y
veille. Celle-ci a bien compris qu’il reste la source de l’instabilité de son premier songe, même si la
jeune fille n’en a pas conscience.
                                      
- Tu sais pourquoi j’ai choisi cet endroit ?



- Non, répond Kélio, étonné par la question.



- Ma copine aurait disparu ici, d’après la police.



- Celle qui est prétendument morte il y a un an ? Mais on n’a jamais retrouvé son corps…



- Oui, dit l’homme.



La mort s’est peu à peu peinte sur son visage. Le regret déchire ses traits. Lors d’une fraction de
seconde, ce n’est plus devant Kélio un assassin mais un homme brisé par le chagrin.

- Pourquoi ? Pourquoi est-elle partie ? questionne le jeune homme.



- Elle m’attirait tellement fort… Disons que je l’ai peut-être frappée…



- Tu es vraiment un monstre ! Voilà pourquoi elle a préféré se suicider, crie Kélio.



En réponse, l’homme se jette sur lui, mais l’ouvrier l’esquive de justesse. Puis son adversaire repart
à la charge et réussit à attraper le pied du jeune homme, qui se retrouve plaqué à terre. Un couteau
vient caresser sa gorge. Le manche est noir comme les ténèbres, mais Kélio n’aperçoit pas la lame.



- Je vais te tuer pour ce que tu as osé dire ! tonne la voix rauque de l’homme.




Chapitre 3: L'homme, par Coeurfracassé

Un jour, alors que la Guide s’affaire près de son propre Arbre, Armenn décide de gravir le sien, et parvient à poser sa paume sur la branche la plus haute. Son cœur s’affole, ses muscles se tendent. Elle laisse échapper un cri, tente de retirer sa main, mais celle-ci reste aimantée au rameau. Les mésanges ont arrêté de piailler.


Armenn a pénétré dans l’inconscient d’un homme.


Un homme qu’elle ne voulait jamais revoir.


L’homme qui l’a menée à se jeter de la fenêtre.


Aussitôt cette pensée formulée, l’instinct vengeur qu’elle a enfoui reprend ses droits. Oubliés, les avertissements de sa Guide. Armenn a accès à l’inconscient de l’homme et elle compte bien en profiter. Le tuer comme il l’a fait. Sans aucun scrupule.


La jeune femme conserve son lien avec l’homme et cherche au tréfond de son âme ce qui pourra l’ébranler. Non, pas simplement l’ébranler. Le choquer au point qu’il ne désire même plus vivre. La Henna prend la forme d’une falaise, si haute qu’Armenn n’en voit pas la fin. La roche rassemble des teintes ocre et grise, ponctuées çà et là de taches rouges. Un rouge identique à celui du sang humain. La chute est à pic. Armenn rompt le contact avec son Arbre mais garde le contrôle de la Henna dans l’esprit de l’homme. Elle veut se venger personnellement.


La jeune femme pénètre dans son rêve. A ses côtés, à la lisière de la falaise, se trouve l’homme. Il observe les alentours, captivé, lorsque son regard tombe sur Armenn. Aussitôt, son visage change de couleur jusqu’à devenir de marbre. La jeune femme, euphorique, esquisse un sourire diabolique. La vengeance est un plat qui se mange froid.


Armenn s’approche lentement de son bourreau. Elle savoure chaque instant de terreur intense qu’elle décèle dans les yeux de l’homme. Chaque pas la rapproche un peu plus de lui. Bientôt, la jeune femme peut frôler son épaule. Ses lèvres s’étirent pour former un rictus carnassier. Armenn lui adresse un clin d’œil avant de le pousser dans le vide de la Henna.


-          Armeeeeeeeeenn !!!


Son cri se perd dans sa chute. Le contact est brutalement rompu ; elle sait instinctivement que l’homme s’est réveillé en sursaut, ruisselant de sueur.


–  


Il soulève Kélio et le traîne vers la fenêtre, puis le pose sur le rebord, la tête dans le vide.


-          Quelle belle fenêtre, tu ne trouves pas ? demande-t-il.


-          Remonte-moi, s’il te plaît.


Malgré sa politesse, et surtout l’effort qu’elle lui a demandé, la réponse est sans appel :


-          Je crois pas, non.


L’homme le pousse encore plus dans le vide ; Kélio n’est maintenu plus que par ses pieds.


-          Maintenant ton heure a sonné ! Voilà pourquoi il ne faut pas me chercher !


Sur ces paroles, l’assassin le lâche dans le vide.  


–  


-          Armenn ! entend-elle d’un ton furieux. Que faisais-tu, dévergoigneuse ! Qu’as-tu fait ? Cet homme... Tu as manqué à tes devoirs de Gardienne ! Je te faisais confiance ! Tu as tout ruiné. Tout ! Comprends-tu seulement ce que ça signifie ? Cet homme sera changé à jamais.


-          Il ne se souviendra même pas de ce rêve. Et puis combien de personnes sur Terre font des cauchemars ? Et pourtant, ce n’est pas la fin du monde !!! riposte Armenn, dont la fureur monte en flèche.


-          C’est le subconscient de l’homme qui sera changé à jamais. Et un surplus de mauvais rêves peut causer une dépression chronique. Et tous les autres Gardiens qui ont expérimenté ce manque au règlement ont tous - je dis bien tous - disparu. Dans ce monde de l’inconscient, Armenn, chaque erreur est sévèrement punie. Car nous n’y avons pas droit.


-          Et comment s’y prend-on pour tuer des êtres immortels, exactement ?


Aslinn hésite avant de répondre, mais est finalement emportée par sa colère.


-          La Henna !!! C’est autant un moyen de répandre le bien qu’une arme redoutable ! Cette brume peut te tuer de bien des façons, si ton assassin possède assez d’imagination ! Il faut juste la manip...


La Guide s’arrête brusquement de parler mais il est déjà trop tard. Elle comprend sa destinée avant même qu’Armenn la choisisse. Aslinn voit la Henna onduler et se transformer ; un corps vaporeux apparaît alors. Sa chair se disloque en lambeaux, se confondant avec les pans de sa tunique. Deux jambes squelettiques en ressortent, pourtant ses pieds n’effleurent pas le sol. Des pinces cadavériques remplacent ses bras, et cette créature des ténèbres observe son environnement de ses deux têtes triangulaires. Une aura maléfique se dégage d’elle, et Armenn voit sa Guide reculer d’un pas.


La terreur se peint sur son visage, et Aslinn recule pas après pas. La bête se recroqueville sur elle-même, prête à attaquer. Un bouclier de Henna apparaît entre ses mains peu avant que le monstre n’attaque. Un combat silencieux s’ensuit. L’armure dont Aslinn s’est entourée encaisse les coups et se reforme immédiatement, pourtant la jeune fille remarque peu à peu que sa Guide faiblit.


-          Tu ne pourras jamais me vaincre, Armenn ! Tu ne possèdes pas assez d’expérience !


La jeune Gardienne ne prête pas attention à ces paroles et se concentre. Toute la rage, la rancœur qu’elle a enfouies lors de son arrivée dans ce monde ressurgissent, décuplées. La créature gagne en puissance, alimentée par Armenn, et prend le dessus sur sa Guide. Aussitôt, les lambeaux de tunique s’enroulent autour de sa gorge et l’enserrent. Aslinn devient alors transparente ; son regard se voile. Quelques instants avant de disparaître complètement, la Guide chuchote :


-          J’étais comme toi, Armenn. Je suis désolée de ne pas t’avoir sauvée. Mais « Il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. », a dit Victor Hugo.


Puis Aslinn s’évapore comme si elle n’avait jamais existé.


Armenn reprend alors contact avec la réalité. Avec l’horreur qu’elle vient d’accomplir. La Gardienne a tué sa Guide. Sans même s’en rendre compte. Guidée par sa colère incontrôlable, la jeune femme a créé un monstre à deux têtes à l’aide de la Henna. Cette brume qu’elle a su maîtriser mieux que sa professeure. Armenn ignorait qu’elle est capable de tant de cruauté. Qu’elle peut ôter la vie de quelqu’un sans remord.


Pourtant la jeune femme regrette amèrement son geste. Emportée par ses sentiments fougueux, elle a supprimé l’âme d’une innocente… A cause d’une seule personne ; cet homme qui l’a violée à de nombreuses reprises. Le revoir une seule fois et tout son équilibre vole en éclats.


Des larmes brûlantes ruissellent sur ses joues. A travers ses larmes, Armenn aperçoit son Arbre argenté, et, à ses côtés, une silhouette floue recroquevillée sur elle-même.


–  


Le cri de Kélio se perd dans la nuit. Il ferme les yeux et pense aux bons moments passés avec sa mère, ainsi qu’à toutes les choses qu’il aurait dû lui dire.


Il se prépare à sentir le sol.


Un grand frisson traverse tout son corps, puis plus rien.


-          Voilà ce qu’est la mort ? pense-t-il.


Puis Kélio ouvre les yeux et voit une femme à genoux qui pleure à côté d’un arbre, un bel arbre aux feuilles argentées. Cependant, des feuilles commencent à tomber à son pied. Le brouillard tout autour lui fait tourner la tête et Kélio s’évanouit.


–  


Un mouvement rappelle l’existence de la silhouette à Armenn. Celle-ci s’approche et son regard vitreux se pose sur un jeune homme d’une vingtaine d’années.


-       Où suis-je ? marmonne-t-il.


Ses yeux se posent sur une splendide femme qui lui souffle :


-       Dans un cauchemar.


Sous le choc, Kélio se lève trop vite et vacille ; des points noirs dansent devant lui. Des mains moites le soutiennent et l’allongent contre un corps chaud. Cette étreinte lui rappelle la sécurité des bras de sa mère, pourtant des gouttes d’eau salée viennent s’écraser sur son front.


Malgré ses sanglots, elle sent une brûlure sur son poignet. Sa main vient se nicher sur la source de la douleur.


Kélio perçoit un mouvement dans son dos, relève la tête et remarque dans son regard un éclat de douleur.


-       Tout va bien ?


-       Oui, oui, dit-elle, la voix tremblante.


Kélio tourne la tête et son regard se pose sur l’arbre duquel tombent une dizaine de feuilles argentées. Celles-ci viennent compléter le tapis qui s’est formé au pied du tronc.


-       Quel est cet arbre ? demande-t-il en se détachant d’Armenn.


La jeune femme se remet debout et enjoint à Kélio de faire de même. Etrangement, celui-ci lui rappelle un jeune homme dont elle avait créé le rêve.


-       C’est toi. Le reflet de tes émotions. Enfin, c’est nous. Notre Arbre.


-       Je comprends pas. Ça n’a pas de sens.


-       Tu saisiras un jour. J’ai pris du temps aussi.


La situation échappe entièrement à Kélio. Tout est flou, comme tout ce qui l’entoure. Pourtant une chose reste claire : il faut absolument qu’il parvienne à rentrer chez lui.


-       Et comment on rentre chez soi ?


-       Le seul moyen de sortir d’ici est de devenir Guide et de former un Gardien.


Armenn lui explique alors tout ce qu’Aslinn lui a enseigné avant que son élève ne rencontre l’homme dans un rêve. Elle omet toutefois que la mort reste la seule porte de sortie.


-       Donc attends… Nous sommes dans un monde inconscient où des Gardiens créent les rêves des humains grâce à la brume…


-       La Henna, le coupe-t-elle machinalement.


-       Grâce à la Henna. Je dois devenir Guide pour rentrer chez moi. Mais si l’Arbre nous reflète, pourquoi perd-il des feuilles ?


Son regard assassin lui transperce l’âme et un frisson parcourt tout son corps. Visiblement furieuse, Armenn tourne les talons, tandis que Kélio l’observe s’éloigner. Etonné, il se hâte pour la rattraper. Une feuille morte lui tombe sur la tête. Cet Arbre ne peut être vivant, alors pourquoi dépérit-il ? Cette question demeure encore sans réponse.


Par quoi faut-il commencer ? Comment endosser cette responsabilité sans Aslinn ? Et comment être sûre que son élève ne se retournera pas contre elle ? Tellement d’incertitudes et de doutes… Et même si la Guide a pénétré l’inconscient de Kélio, elle ne le connaît pas réellement.


-       A ton tour.




Chapitre 4: Le nouveau chemin, par Paillette

Kélio apprend vite, motivé par cette promesse de revoir sa mère. La Henna devient de plus en plus
malléable au creux de sa main. Cela ressemble à une valse mêlant brume et esprit. Ses rêves se
complexifient davantage. Pourtant, même si Kélio côtoie sans cesse sa Guide, des parties de son âme
lui restent inconnues. Il a plusieurs fois abordé le sujet, mais Armenn détourne systématiquement la
conversation sur sa progression. Pourtant, le jeune homme voit à chaque fois leur Arbre dépérir de plus
en plus.
Lorsque Kélio aperçoit une branche sèche, il décide d’aller parler à sa Guide, toutefois sans conviction.
Le jeune homme a besoin de réponses car ce ne sont pas ses sentiments qui détériorent l’Arbre.



- Armenn, j’ai besoin d’explications. Les feuilles tombent sans raison, une branche a séché. C’est
évident que quelque chose ne va pas, mais tu refuses de me parler.



- Y a rien à savoir ! dit-elle en lui tournant le dos.



- Si ! Explique-moi. S’il te plaît.



Armenn sursaute quand elle sent une main juste au-dessous de sa cicatrice. Sans réfléchir, elle se
retourne en lui assénant une gifle incompréhensible. Il saisit alors ses poignets et les maintient tout en
la foudroyant d’un regard lourd de reproches.



- Je suis désolée, Kélio.



- Non, t’es pas désolée, et tu le seras jamais ! T’as pensé à moi, ne serait-ce qu’une fois ? Ce que
je vis ?



La branche sèche se brise et vient avec fracas sur le tas de feuilles mortes.



- Bah oui, je ne fais que ça ! Sans cesse, je cache mes émotions pour t’aider !



- Quelles émotions ?



Piégée et affaiblie par le souvenir de l’homme qui l’assaille, Armenn rend les armes, même si sa colère
ne diminue pas.



- J’ai tué Aslinn, ma Guide. J’ai sauté d’une fenêtre, parce que mon copain me violait, hurle-t-
elle, des larmes de douleur ruisselant sur son visage.



- Je suis désolé, Armenn. Pour tout.
Sa voix n’est plus qu’un murmure. Enfin, il comprend.



- Donc c’est toi la copine de l’homme qui m’a tué… marmonne-t-il.



- L’homme que j’aimais… Tu le connais ?



- Quand j’étais encore en vie, un homme s’est approché de moi. Tu sais, nous étions pauvres, ma
mère et moi. A peine de quoi manger, car mon père est mort dans un accident à l’usine. Je dois
endosser ses responsabilités, mais… Les autres n’ont pas plus d’argent que moi. Ils voulaient
prendre mon seul revenu, j’ai refusé… Et voilà, je suis là maintenant.



Kélio ne désire pas s’attarder sur le sujet. Armenn a déjà vécu trop de souffrances, et ses problèmes
lui paraissent bien dérisoires en comparaison.



- Donc attends… reprend Armenn, troublée. Comment as-tu su que c’est le même homme ?



- Il m’a donné rendez-vous à la Tour, parce que tu y étais morte. Je crois qu’il regrette ce qu’il a
fait… Mais cet homme reste mauvais.



- C’est vrai ? dit-elle, étonnée. Il regrette ?
Un soupçon d’espoir perce dans sa voix.

- Je crois qu’il regrette plus son jouet que ta personne. C’est cet enfoiré qui aurait dû passer par
la fenêtre.



- On ne peut pas être tout blanc ou tout noir non plus. Il avait sûrement ses raisons.



Le regard de Kélio s’obscurcit.



- Un homme qui en jette un autre par la fenêtre n’a pas de cœur. Il ne mérite pas de vivre. C’est
dommage qu’on ne puisse rien faire, à part lui fabriquer un beau rêve.



Les yeux d’Armenn se voilent et une ébauche de rictus vient étirer ses lèvres.



- Kélio, je t’ai pas tout expliqué… Il y a un moyen.



- Lequel ? On est pieds et poings liés, ici. Incapables de retourner dans le monde réel.



La Guide entraîne le jeune homme vers leur Arbre.



- Je vais te montrer. Pose ta main sur la mienne.



Leurs doigts s’entrelacent sur l’écorce. Aussitôt, ils pénètrent l’inconscient d’un enfant d’une dizaine
d’années. Armenn commence à manipuler la Henna ; une sombre forêt prend forme autour d’eux. Les
arbres ne laissent pas pénétrer la lumière, hormis une lueur au loin. Le garçon court pour rejoindre
cette lueur d’espoir, mais rien ne change. Les sapins se succèdent à eux-mêmes. Des yeux jaunes
apparaissent dans l’obscurité, luisants. Un cri animal déchire la nuit. Le garçon court, toujours plus vite,
toujours plus loin. Epuisé, l’enfant s’effondre et se met à sangloter. Armenn détache sa main de l’ Arbre
et arrête l’enfer de ce cauchemar.



- Mais pourquoi tu as fait ça ? Tu aurais juste pu m’expliquer ! Tu as terrorisé un enfant d’à peine
dix ans ! Et pour quoi ? Ta vengeance personnelle, ce n’est pas contre des innocents que tu dois
la diriger !



- Je t’ai juste montré ce que tu voulais. Ne rejette pas toute la faute sur moi !



- Alors dirige ta colère sur les gens qui en sont dignes ! crie Kélio à sa Guide.



- Au lieu de me hurler dessus, tu ne veux pas plutôt essayer ? J’ai déjà tenté ma chance ; j’ai tué
ma Guide. Je ne veux plus m’y risquer.



- Soit. Tu refuses d’éliminer ta colère. Tu ne me laisses pas le choix de te protéger. J’essaierai là
où tu as échoué, mais pas pour moi, conclut le jeune homme.



A nouveau, il pose sa main sur leur Arbre. Le froid de l’écorce grise remonte dans son poignet en
milliers de petites fourmis. Fermant les yeux pour se concentrer, Kélio projette sa conscience pour le
trouver. Il est là. Le même banc que la dernière fois, un maigre sandwich entre les doigts. Le Gardien
pénètre le subconscient de l’homme encore éveillé.
Paniquée à l’idée de mourir de la même manière qu’Aslinn, Armenn n’essaie pas de retenir Kélio. Elle
hésite alors à pénétrer dans le cauchemar pour suivre la suite des événements.
Kélio, déstabilisé par la conscience de l’homme, se rend compte qu’il voit à travers ses yeux. Il aperçoit
le manche du couteau voler devant son visage ; l’homme s’amuse à le lancer et le rattraper par la lame.
Sur celle-ci est gravé un arbre mort, ses racines jusque sur le manche. Effrayé, Kélio ferme les paupières,
prend une inspiration et sent la douleur affluer au creux de sa paume. Surpris, il rouvre les yeux mais
tout est noir dans la conscience de l’homme. Kélio remarque que son corps est étroitement lié à celui
de son ennemi. Même si leurs consciences sont séparées, il possède une certaine liberté sur son corps.
Le jeune homme ressent sa douleur.
La Guide entend son élève retenir un grognement de douleur. Sa conscience lui crie de fuir, pourtant
la dernière phrase de Kélio émerge dans son esprit. Elle ne peut décemment l’abandonner aux griffes
de son propre cauchemar, d’autant plus que c’est le seul homme qui s’est inquiété pour elle. Qui désire
la protéger. Sa main se pose sur l’écorce froide de plus en plus fissurée, sans qu’Armenn ne contrôle
son geste.
Kélio commence à façonner la Henna et laisse son imagination créer ses désirs meurtriers. Le décor
se pose comme une pièce de théâtre dramatique, l’ambiance s’assombrit. Armenn pourrait presque

distinguer des rideaux bordeaux se lever pour laisser entrer les personnages sur scène, entre les murs
froids de la Tour. Les mains habiles de Kélio reproduisent Armenn dans les moindres détails, mais son
regard reste sombre. Le spectre de la jeune femme s’avance vers l’homme qui commence à paniquer.



- Que fais-tu là ? crie-t-il.



- Je viens te proposer de sauter pour me rejoindre, qu’en dis-tu ?



- Sors de ma tête ! Tu n’es pas Armenn, celle que j’aimais est morte !



Le double de la Gardienne reprend à nouveau la parole.



- Celle que tu aimais ? Tu m’aurais aussi jetée par la fenêtre comme le jeune garçon ?



- Comment le sais-tu ? Tu étais déjà morte.



- C’est ce jeune homme qui me l’a appris. Il est venu avec moi. Tu mérites de mourir. Tu n’es
qu’un monstre !



Le spectre se jette alors sur l’homme. Celui-ci, terrorisé, s’empare du couteau planté dans sa paume
et le loge dans la poitrine du fantôme. Derrière Kélio, la Guide étouffe un cri, mais ne ressent aucune
douleur. Sitôt le couteau enfoncé jusqu’au cœur, le visage du spectre se métamorphose et prend les
traits de leur ennemi. Une douleur traverse la poitrine de l’homme ; celui-ci tombe à genoux en même
temps que sa réplique.



- Tu es moi. Tuez-moi, lui murmure son double.



- Comme... comment ? Qui es-tu vraiment ?



- Je suis tes erreurs, répond-il d’un ton calme.


Le reflet retire alors le poignard de sa poitrine et
le dépose dans la paume de l’homme, puis s’efface comme s’il n’avait jamais existé.
Kélio se retourne et tend une main à Armenn.



- Viens et aide-moi à finir ce que j’ai commencé pour toi. Tu le mérites.



Armenn s’avance vers Kélio, lui prend la main et de l’autre façonne sa propre silhouette et celle de
son sauveur. Leurs spectres s’approchent lentement de l’homme à terre. A leur vue, l’assassin
désorienté se relève, couteau en main. Ceux-ci s’approchent de l’homme abasourdi. A nouveau
l’assassin, de plus en plus paniqué, empoigne fermement son couteau et le brandit au-dessus des deux
Gardiens. Le spectre de Kélio se jette devant celui de sa Guide afin de la protéger.



- Kélio !!! hurle la réplique d’Armenn. Non !



Dès que la pointe de la lame effleure l’épaule du jeune homme, son visage se transforme et adopte
les traits de son adversaire. Le tissu qui entoure la plaie profonde se trempe rapidement de sang, et le
spectre disparaît bientôt en poussière.
L’homme, horrifié par la répétition de ses morts, commence à reculer vers la fenêtre de la Tour. Le
spectre de Kélio se rematérialise devant l’homme, puis il le contourne à une vitesse inhumaine. Le
jeune homme l’empoigne et bloque ses mains dans le dos, genoux à terre. Kélio récupère d’un geste
habile le couteau et le tend à Armenn.



- Je sais ce que je lui réserve, mais je te laisse l’honneur de commencer si tu t’en sens capable.
Cette phrase sort d’un ton calme de sa bouche.


Armenn regarde et essaye de comprendre Kélio : ses
yeux sont complètement dilatés et aucune once de pitié ne s’y reflète. Une aura de malveillance se
dégage du Gardien. Ses traits se figent. Cet être qui ressentait tant d’amour pour sa mère. Qui désirait
protéger Armenn au péril de sa vie. Cette créature n’a plus rien d’humain.
Contaminée par la détermination sans état d’âme, Armenn s’empare de la lame. Le temps se fige. Le
doute s’impose dans son esprit. Doit-elle réellement mettre fin à la vie de cet homme ? Même si elle
l’a haï, peut-elle décemment ôté la vie d’un être, une deuxième fois ? La Guide se rappelle le sentiment
qui s’est emparé d’elle alors que son monstre de Henna s’attaquait à sa propre Guide. Ce sentiment de
puissance absolue. Que rien ni personne n’aurait pu l’arrêter. Ce sentiment qui l’apaise, la protège.

Armenn en veut encore. Cette impression que la terre entière peut se plier à sa volonté. Et si cet
homme meurt… Rien ni personne ne pourra l’arrêter. Son Gardien lui offre son plus grand désir. Il lui
suffit de planter la lame dans le cœur de l’homme.



- Tu vas mourir, Alaric.



- C’est impossible. Nous sommes dans un rêve, dans ma tête. C’est moi le roi.



La jeune femme saisit l’allusion à son prénom mais ne relève pas. Après tout, elle ne l’a jamais aimé.
Armenn prend une inspiration et enfonce son arme dans la chair d’Alaric.



- Dans les rêves, il existe une exception. Si un Gardien vous tue, précise Kélio alors que l’homme
se vide de son sang entre ses mains.
                                       
Dans le parc, les enfants crient sur la balançoire tandis que leurs parents les surveillent d’un œil
inattentif.
Deux amoureux se promènent main dans la main en observant les oiseaux dans les branches d’arbres
verts.
Une grand-mère tricote, installée sur une couverture de pique-nique. Elle lève les yeux pour observer
le calme environnant. Elle n’aperçoit qu’un homme qui dort sur un banc. Elle retourne à son tricot sans
remarquer
Ni les gouttes écarlates
Qui commencent à perler de l’homme jusqu’au sol,
Ni le couteau
Planté
Dans sa poitrine.
                                        
Les deux Gardiens reprennent contact avec la réalité de leur monde. Quand ils retirent leur main de
l’Arbre, ils arrachent par mégarde un morceau de l’écorce. Celle-ci est aussi sombre que leurs yeux
dilatés. Plus aucune feuille ne parsème les branches noircies par l’obscurité de leur âme. Leur Arbre est
mort, mais ni Armenn ni Kélio ne s’en préoccupent.
La jeune femme lève la tête et scrute le brouillard. L’homme a disparu. Tué de sa main. Pourtant, elle
ne ressent rien, ni tristesse, ni culpabilité, hormis l’intense satisfaction d’avoir ôté la vie.



- Ça va ? la questionne Kélio.



- Oui. Le meurtre d’Alaric m’emplit de plaisir. Il ne manquera à personne.



- Tu ressens les mêmes choses que moi, Armenn. Le monde n’est pas entièrement bon ou
mauvais. C’est à nous d’être juges et bourreaux, et toi et moi ne sommes pas faits pour
apporter le bien. D’autres s’en chargeront.



Armenn médite ces paroles. Son élève a compris d’instinct que d’autres Gardiens sillonnent la Henna,
quelque part dans l’inconscience. La jeune femme sent le tatouage qui orne son bras la brûler ; son
heure est venue.



- Kélio, je dois t’enseigner un dernier précepte. Un Guide peut disparaître uniquement si son
élève a foi en ses valeurs, et s’il n’a plus peur d’offrir des rêves aux personnes malveillantes.
Cette déclaration s’est imposée à elle comme une évidence, car Aslinn n’a jamais pu le lui enseigner.



- Mais je ne réponds pas au deuxième point.



- Au contraire, tu viens de démontrer que tu es prêt en exécutant l’exact contraire. Tu as respecté
tout ce que je t’ai enseigné. J’ai confiance en toi. Adieu, Kélio.



Avant que le jeune homme ne puisse protester, il voit Armenn s’évaporer comme si elle n’a jamais
existé. Kélio sent une brûlure sur son avant-bras ; soulevant sa manche, il découvre un tatouage
représentant un arbre mort. Les branches sont brisées et sèches ; pas une feuille n’orne les rameaux.

Le Gardien comprend que ce dessin exprime son nouveau rôle. Il n’est plus un élève, mais dorénavant
un Guide.
Il lève la tête et fouille les alentours du regard. Près de l’Arbre mort, une silhouette se matérialise. Il
se dirige vers celle-ci pour perpétuer les valeurs d’Armenn. Il n’est plus élève d’un monde de rêve ; il est devenu maître d’un monde malveillant. Gardien de Cauchemars