Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

Salutations à tout·e·s, Êtes-vous prêt·e·s à vous lancer dans une aventure littéraire hors du commun ? 🚀 The Root Book lance son premier…




Chapitre 1: Jaune, par Isis-hanford

Il se tenait là, à peine caché, derrière une touffe d’herbes hautes, déjà sèches en ce milieu d’automne. Il avait un petit bec orange recourbé, une touffe de plumes noires en bazar au-dessus de la tête, le corps d’un poulet, et de grands yeux ronds qui fixaient Dennis d’un air interrogateur. Il faut dire que c’était une espèce rare, récemment réintroduite à New Haven, dont les dernières archives numériques dataient des années 2020 – il n’avait pas dû voir d’humain depuis longtemps.


            Dennis ajusta son objectif et prit un cliché silencieux. L’animal ne broncha pas, poursuivant son inlassable bataille de regards, tandis que Dennis, accroupi derrière un autre buisson, inscrivait ses observations dans un calepin.


            Un soleil froid tombait entre les arbres très légèrement agités par le vent. Dennis était seul face à l’oiseau, dans une partie de la forêt, pourtant peu dense, que les citadins empruntaient rarement. Il se trouvait encerclé par l’arbre capital, ses dizaines de troncs blancs et minces reliés entre eux par un tapis de racines entrelacées ; ses cimes formant avec leurs petites feuilles jaunes des arches répétées à l’infini. Là, au détour d’un sentier, derrière les buissons du même jaune criard, comme tous contaminés par une explosion de poudre ocre, certains tâchetés de blanc, d’autres calcinés par l’automne, on trouvait d’autres troncs fins couverts d’écorce rayée de noir, d’autres cimes écrasantes, d’autres clairières couvertes d’un tapis des feuilles de l’arbre capital. Un seul arbre, mais un arbre immense, qui s’était multiplié sur toute la surface de l’État noyant les grandes métropoles autant que les villages, contaminant les autres espèces forestières, saules, ronces, fougères, qui prenaient une couleur jaune pour se fondre dans la masse. La faune elle-même avait muté, et l’on avait vu naître d’autres espèces, aux formes hybrides, aux yeux jaunes dans leur pelage noir d’encre, parfois tâcheté de bleu ou de mauve. Un écosystème neuf, bouleversé disons ; qui était devenu le sujet d’étude de Dennis et son laboratoire, à l’université de Kensington (NH).


            Son duel de regard terminé avec le cabu cabu – cet animal originaire d’Océani, qui avait atterit aux Etats-Unis dans les années 60 – Dennis se releva, et reprit sa marche forestière.


            Lorsque l’arbre capital avait envahi l’État – Dennis en avait eu vent par les médias, parce qu’il n’habitait pas encore ici à l’époque – on avait cru à un désastre planétaire. Ca y est, la Nature se révolte contre nous, l’humanité va finir engloutie. Aujourd’hui, pourtant, c’était un phénomène bien naturel – on voyait même parfois, en bordure de forêt, des touristes venus du bout du monde pour se prendre en photo sur le tapis doré. De fait, lorsqu’on ne se sentait pas écrasé par la puissance de l’arbre capital, c’était plutôt joli – Dennis soulevait des nuages de terre, il entendait à ses côtés rmurer les moucherons, les criquets de paille et le vent dans les feuilles. C’était un bois bas, aéré – du moins, tant qu’on ne s’aventurait pas dans ses zones d’ombre.


            Le chercheur parvint vite à son objet du jour : le saule lotus, ainsi nommé parce qu’il se tenait, presque seul, au milieu d’une clairière. C’était un des rares endroits où l’on pouvait encore voir le ciel (aujourd’hui bleu et sans nuages, malgré l’air glacial) sans qu’il ne soit recouvert d’une dentelle de feuilles. Les racines de l’arbre capital s’étendaient tout autour de lui, bien sûr, mais le saule semblait avoir formé, avec ses propres racines et ses feuilles en rideau, un périmètre de sécurité. Il était jaune, lui aussi, d’un jaune triste et malade, mais persistait à se tenir avec une certaine prestance. Pour comprendre ce qui se jouait ici dans la lutte des espèces, ce qui avait favorisé la croissance du saule plutôt que l’arbre capital ; il fallait des échantillons de terre et d’écorces, mais surtout des mesures. Une fois par semaine, avec un mètre-ruban jaune d’architecte,  Dennis prenait, avec une précision millimétrée, la longueur des racines du saule lotus et la progression de celles de l’arbre capital – et le mouvement, quoiqu’un peu décevant, était clair : l’arbre gagnait du terrain. Ici, comme partout dans l’État – où l’on observait encore chaque année des villages se faire engloutir – c’était l’arbre qui grandissait, montrant une soif monumentale d’avaler toute la Terre. Sauf que c’était plus compliqué que ça. Déjà, quand il vivait en Europe , Dennis avait tenté de prévenir ses congénères contre les conclusions hâtives. La vérité, c’est qu’après deux ans de croissance extrêmement rapide, où l’Arbre capital avait infesté un tiers de New Haven, sa progression s’était brusquement ralentie. Chaque jour, il semblait lutter, gagner de moins en moins de centimètres, confronté à la résistance du saule lotus, d’autres arbres endémiques, ou bien – c’était la théorie de Dennis – des sols eux-mêmes.


            Ce n’était pas que l’arbre capital ne pouvait pousser sur l’asphalte, ou dans les souterrains construits par l’homme. Au contraire, ses racines monumentales avaient rapidement fait éclater ce qu’il restait de technologie occidentale dans la province de New Haven. Mais les sols organiques, eux, continuaient à vivre, à s’adapter, et même à ruser pour inverser la tendance. Restait à prouver cela à ses confrères scientifiques, et Dennis serait comblé. 


*


Kensington, la troisième ville de l’État, aurait aussi bien pu être un village. Quelques maisons éparses construites en bois, dont les baies vitrées devaient être déblayées tous les jours pour y voir quelque chose, des lampadaires au milieu des terrains vagues, des panneaux datant des années 2000 : église, mairie, université. Dennis se gara au parking de cette dernière – un bâtiment qui se voulait imposant, avec son grand escalier de pierre, plusieurs étages avec des moulures aux fenêtres, et la déambulation labyrinthique de son intérieur. Il était presque treize heures, les rayons commençaient à peine à se réchauffer, et Dennis fila au bureau où l’attendait son directeur de laboratoire. Alors qu’il allait entrer en trombe, il ralentit soudain en entendant des éclats de voix.


- Robert, c’est le projet de ma vie, plaidait un homme. J’ai besoin de votre soutien.


            Dennis reconnut la voix de Keanan McQuenzie, un promoteur immobilier qui avait fait parler de lui dans les médias ces derniers temps, en voulant ouvrir un terrain de karting dans l’une des clairières les mieux préservées de la forêt. On avait dû lui demander un bilan prévisionnel de l’impact écologique de son entreprise.


- C’est impossible, répondit, plus calme, la voix de Robert Sparrow, directeur du laboratoire de Sciences et études de l’arbre capital (SECA). Même s’il n’y a pas de protection juridique, le terrain est précieux pour nos équipes.


- Je ne vous demande pas de me soutenir, insista McQuenzie, simplement de remplir quelques formalités administratives. Si on y réfléchit bien, c’est à votre avantage.


- Certes, en théorie, reprit Robert. Mais comme vous l’avez judicieusement pointé, avec la mairie derrière vous, le projet sera lancé de toute manière. En retenant le bilan, en revanche, on peut maintenir le statu quo jusqu’à ce que la justice tranche pour la protection du terrain.


- Mais enfin ! (McQuenzie frappa des poings sur le bureau du directeur). Combien de temps je vais devoir vous harceler ? Votre université tombe en poussière, et vous vendez le peu de crédibilité qu’il vous reste dans des procès à n’en plus finir ? … Je propose une somme avantageuse, et la liberté de dire ce que vous voulez dans votre rapport.


            Considérant que la conversation n’allait pas s’éterniser, Dennis poussa la porte entr’ouverte et pénétra le bureau.


            - Ah, bonjour Dennis, fit Robert Sparrow avec un grand sourire. M. McQuenzie allait disposer. N’est-ce pas ?


            L’intéressé grogna.


- Pensez-y, dit-il finalement avant de partir.


*


Après son compte-rendu, Dennis alla déjeuner, seul, de la purée en poudre et des légumes bouillis de la cantine. Il donnait ensuite, de 14h30 à 16h30, un cours de cognition animale à des étudiants en éthologie – cette année, son programme s’était axé sur le langage des oiseaux. A la fin du cours, rincé d’avoir parlé pendant deux heures, il reprit sa voiture, et se rendit chez les Pearl pour le thé.


            C’était une maison en bois sous les arbres, comme il y en avait tant d’autres. Celle-ci était particulièrement monumentale, avec son étage, ses baies vitrées, et la terrasse qui en faisait tout le tour. Une vraie maison de famille nombreuse, rustique, mal isolée, qui l’avait recueilli sans hésiter.


            Sur le perron, devant la porte, se tenait une petite fille blonde, huit ans déjà ; qui portait encore, malgré la fraîcheur, une robe blanche et des sandales noires de terre. Voyant Dennis arriver, elle se tordit en souriant, les bras derrière le dos, comme si elle avait quelque chose à cacher.


- Jade, s’exclama Dennis en allant la saluer. Ta grand-mère n’est pas là ?


- Si, fit Jade, sans perdre son sourire espiègle.


            Elle accourut près de lui. En se penchant pour se mettre à son niveau, Dennis aperçut la grand-mère, effectivement, qui faisait tranquillement sa vaisselle dans une pièce à la lumière jaunie.


- Tu m’attendais ? demanda-t-il à Jade.


- En fait… (elle lui chuchota quelque chose à l’oreille). Tu comprends ?


            Il n’eut pas le temps de se relever qu’arrivait une deuxième voiture. Une femme de la trentaine, les cheveux bordeaux dans un chignon défait, avec un visage rond et un petit ventre, en sortit. Elle portait une blouse ouverte, et, malgré la boue couverte de racines dans laquelle il fallait marcher, des souliers rouges à talons. Erintée, mais toujours élégante.


- Dennis ! salua-t-elle. Tu arrives tôt aujourd’hui.


- J’étais fatigué, dit celui-ci en haussant les épaules. Et toi, Willow ? Tu as du temps libre ?


- Pff, m’en parle pas, dit celle-ci en soupirant (elle alla rejoindre Jade, et s’accroupit pour remettre ses vêtements en place). Quatre cas graves ont été transférés à l’hôpital ce matin, je n’ai même pas eu le temps de déjeuner. Mon chef de service est compréhensif, il me laisse prendre ma fin d’après-midi. Mais ce soir, j’y retourne.


            Quel courage, commenta Dennis dans sa tête, mais il n’osa pas le lui dire.


- Des cas graves, tu dis ? Des nouvelles formes de l’allergie ?


- Non, rien de nouveau. Deux aveugles, une petite avec une inflammation à l’oreille. Et un vieil homme qui perdait l’usage de sa jambe gauche. On l’entendait crier dans tout le service.


            Elle releva la tête vers sa fille, qui la regardait toujours d’un air espiègle.


- Dis donc toi, qu’est-ce que tu fais couverte de terre ? Ne me dis pas que tu es allée jouer dans la forêt ?


            Jade hocha la tête.


- Si. Dennis m’a accompagnée.


            Willow haussa les sourcils.


- Ah bon ? C’est vrai ce mensonge ?


- C’est vrai, fit Dennis, sans avoir l’air sûr de ce qu’il avançait. Mon cours a été annulé cet après-midi, c’est pour ça.


- Ah, d’accord, dit Willow d’une voix douce, c’est pour ça que tu es arrivé plus tôt…


- Mais rien de dangereux bredouilla Dennis. On a été jusqu’au lotus, hein, Jade ?


- Ouais. J’ai vu deux lièvres !


- Ah oui ? (Dennis attrapa la petite, et la chatouilla affectueusement). C’est bien, hein ?


            Elle approuva en riant. Willow eut un petit sourire, se releva.


- Mais sérieusement, dit-elle en reprenant son air inquiet. Je ne veux pas qu’elle coure le moindre risque. Et s’il faut s’aventurer dans les coins reculés, alors, il faut veiller à ce qu’elle aie toujours son masque. Les allergies se déclenchent chez n’importe qui. Je compte sur toi.


- Tu peux me faire confiance, acquiesça Dennis.


*


C’est ainsi que Dennis passait des après-midi, des soirées, dans la petite famille qui l’avait recueilli quand il avait dû s’arracher à ses racines, pour migrer au bout du monde, et s’installer, en catastrophe, à New Haven. Les Pearl, une famille ordinaire, des gens qui travaillaient dur tous les jours, s’autorisant parfois de rêver d’art et de musique. Ruth, la mère, dont le visage de cinquante-six ans marquait quelques signes de vieillesse, des rides, des yeux fatigués ; mais elle avait des cheveux courts et bouclés, ne cachait pas ses mèches blanches, et remontait son tablier avec vigueur, dans la brasserie populaire dont elle était patronne. Ses filles étaient déjà bien grandes ; Faith, trente-cinq ans, une fille mince et rêveuse, que l’on trouvait souvent accoudée à sa fenêtre, les yeux suivant distraitement une araignée tissant sa toile au-dessus du givre ; ou assise dans un rocking-chair sur la terrasse, lorsque la brume nimbait un village endormi, en train d’écrire machinalement dans un journal intime. C’était elle qui s’était chargée tant bien que mal de l’éducation de Jade depuis que celle-ci avait arrêté de fréquenter l’école, préférant explorer les terrains vagues en jouant avec les chats sauvages. Quant à Willow, c’était une femme plus pragmatique, éreintée par des longues journées de garde à l’hôpital où elle travaillait comme infirmière ; qui masquait derrière son sourire tiède la grande mélancolie d’avoir vu trop tôt s’enfuir le père de son enfant dans une autre ville. Tout ce beau monde était réuni, ce mardi après-midi, dans la salle à manger mal isolée, à boire du thé industriel assis autour d’une nappe en toile épaisse. On parlait des allergies qui progressaient, du projet de McQuenzie qui mettait Dennis en rage. Et puis on parlait d’autres choses aussi, d’un auteur anglais que Faith avait découvert cette semaine, de romances historiques sur fond de querelles d’héritage ; d’une émission de chant qui passait en ce moment et que Ruth trouvait ringarde.


            Au milieu des tasses de thé, des biscuits qu’on piochait dans une boite en métal, était posé un petit poste radio que Ruth semblait avoir récupéré dans une autre époque, une radio du début du XXe siècle, mais qui diffusait le journal national d’aujourd’hui. On ne l’écoutant pas, on parlait par-dessus, mais il arrivait que la tête de Dennis s’égare et en attrape quelques signaux.


- merci Michael pour votre présence ce soir, on souhaite un grand succès à votre spectacle qui se jouera tous les vendredis à partir du 25 novembre ! Revenons maintenant à l’actualité avec cette nouvelle directement venue de Kensington dans l’État de New Haven, les forces de l’ordre ont pu rejoindre et cercler le périmètre de l’incident…


- Oh, attendez, fit Dennis.


            Il fit signe à Faith d’interrompre le monologue dans lequel elle s’était lancée, et, suivant son regard, Ruth monta le son de la radio.


- nous rejoignons Harold et Leah pour le reportage, Harold, quelles sont les nouvelles ?


- Eh bien aucun blessé n’est à déplorer, mais ici, les habitants commencent à se regrouper autour du phénomène. Il faut bien comprendre que depuis quatre ans, l’arbre capital n’a fait que progresser, et aucune des tentatives lancées par l’homme pour le bruler ou en couper des troncs n’a porté ses fruits… pourtant aujourd’hui…


- C’est impossible, lâcha Dennis en anticipant la suite.


- L’un des troncs est tombé sur la route. Et l’arbre ne montre aucun signe de repousse.




Chapitre 2: Vert, par olimpassible

Ni une ni deux, Dennis fut debout, sa veste sous le bras, ses clefs de voiture à la main. Sur la table, la radio continuait de siffler les mots du journaliste :


Un périmètre de sécurité a été mis en place, la circulation est interrompue dans les deux sens entre le pont du Lac et l'entrée Est de la ville de Kensington. Une déviation sera bientôt...


Dennis s'élança vers la porte :


- Ce n'est pas si loin ! Vingt minutes tout au plus en prenant les petites routes, ajouta-t-il dans sa barbe, avant de se retourner vers les Pearl toujours assises. Excusez-moi mais il faut absolument que j'y aille.


Les trois femmes échangèrent un regard soucieux :


- J'ai déjà deux appels de collègues de l'hôpital... Tout le monde va être sur les nerfs, la soirée va être plus rude que prévu.


- Repose-toi, Willow, va t'allonger. Et toi, vas-y. Le thé, ça peut attendre.


Elle hésita.


- Je t'aurais bien accompagné, mais j'ai un bar à ouvrir. Tu nous raconteras.


Ruth parlait comme quelqu'un qui sait depuis longtemps qu'on ne peut être partout à la fois, mais son sourire charriait une pointe de regret.


- Bien entendu ! Désolé, vraiment...


Il chercha des yeux Jade pour lui adresser directement ses excuses, mais ne rencontra que le regard de Faith, qui lui fit un signe du menton, qu'il interpréta comme une salutation. Dennis le lui retourna avant de pousser la porte et de presque trébucher sur Jade, assise sur le seuil.


- Moi je peux venir ? fit-elle, tout sourire.


Un rire échappa à Dennis. La curiosité était un trait de famille : cette petite avait déjà tout de la graine d'aventurière. Ou de scientifique. Il recroisa le regard de Faith pour lui demander sa permission, mais celle-ci se levait déjà :


- Puisqu'il le faut..., soupira-t-elle en cachant son sourire.


 


*


 


La route était déserte, elle le serait encore pendant quelques minutes, le temps qu'ils rejoignent l'axe qui les mènerait à l'intersection où Dennis avait prévu de garer la voiture, à mi-chemin entre la ville et le Lac. A l'arrière, Faith et Jade parlaient à voix basse, pointant du doigt ce qu'elles trouvaient de notable sur le bord de la route qui défilait à toute vitesse sous leurs yeux. Le soleil était déjà bas dans le ciel, mais même à l'ombre du feuillage de l'arbre capital, on distinguait parfois la silhouette longiligne d'une biche ou l'envolée soudaine d'un faucon, pelage turquoise et plumage pourpre tranchant contre le jaune uniforme de l'arbre. Dennis avait allumé la radio, mais le signal passait toujours mal sur cette route sinueuse longeant l'Elm River, qui devait mieux porter son nom avant l'apparition de l'arbre capital. A son entrée à l'université de Kensington, on lui avait présenté la faune et la flore locales à travers des photos, des vidéos, des dessins et des échantillons, comme les vestiges d'un temps lointain. Il savait que l'arbre capital ne s'était enraciné à New Haven que quelques temps avant son arrivée, mais pour lui, les arches couronnées d'ocre que formaient ses troncs blancs striés de noir seraient toujours ce qu'il verrait en premier en pensant à Kensington. Sans l'arbre capital, d'ailleurs, il n'aurait probablement jamais atterri là. C'était grâce au contrat de recherche qu'il avait décroché au laboratoire qu'il avait pu y trouver refuge et s'y installer durablement. Il avait dû traverser l'océan pour voir son vœu le plus cher s'exaucer : le monde était bel et bien assez vaste pour lui permettre de semer son passé.


 


Oui, l'arbre capital avait changé sa vie – et il comptait bien percer ses secrets. Il n'avait pas pu observer par lui-même ses deux premières années de pousse fulgurante, mais depuis qu'il était sur place, l'évolution qu'il constatait au quotidien confortait sa théorie : quelque que chose se tramait sous terre. Les systèmes racinaires des zones périphériques de l'arbre n'avaient rien à voir avec ceux en son centre, comme si une atrophie touchait ses extrémités. En conséquence, les branchages y étaient moins fournis, et la pousse était surtout moins rapide. Il ne négligeait aucune piste, mais celle d'une incompatibilité chimique entre les racines et le sol, qu'il suivait depuis les derniers mois, semblait la plus probante pour expliquer le récent ralentissement. Pour élucider le mystère de l'apparition de l'arbre, cependant, les ramifications qu'impliquaient sa théorie étaient trop nombreuses pour s'avancer. Il avait sa méthode et il comptait bien la suivre jusqu'au bout.


Mais pendant tout ce temps, et même pendant le ralentissement de sa croissance, jamais l'arbre capital n'avait montré de signe de faiblesse. Inaltérable et inarrêtable, c'était ainsi qu'on le qualifiait depuis qu'il avait fendu bitume et parpaings à travers l'Etat pour conquérir non seulement les champs et les forêts mais aussi les villes. Ce qui venait de se produire – il peinait encore à y croire – allait peut-être tout changer. Sans quitter des yeux la route, il fouilla dans son sac, posé sur le siège passager, s'assurant que ton son matériel s'y trouvait. Si son appartenance à la principale équipe de recherche sur l'arbre capital ne lui donnait pas d'accès officiel à l'arbre, il trouverait un moyen d'échapper à la vigilance des gardes pour s'en approcher. Il camperait sur place toute la nuit si ça lui permettait de prélever ses échantillons...


Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur central. Au fond, il n'était pas surpris que Faith ait accepté de les accompagner. Elle avait beau être casanière, elle n'en restait pas moins une Pearl, et l'arbre capital la fascinait tout autant que Dennis, même si elle l'exprimait différemment que lui. Il passait ses journées à l'arpenter, à le mesurer, à effectuer ses prélèvements et ses calculs ; elle l'observait depuis la fenêtre, l'air rêveur, notant des impressions qu'elle ne lui avait jamais laissé lire. Jade, quant à elle, avait grandi avec l'arbre : la forêt qui avait encerclé leur maison était son terrain de jeu, mais elle connaissait les risques et portait toujours son masque – c'était du moins ce qu'elle leur affirmait. Elle avait quitté l'école depuis un an, mais tout le monde se souvenait de l'hospitalisation d'un de ses camarades suite à une allergie violente. Jade n'avait aucune envie de passer ses journées dans un lit d'hôpital, donc elle prenait ses précautions. Elle était maligne, mais ça n'empêchait pas Ruth, Willow, Faith et même Dennis de lui rappeler sempiternellement les mêmes consignes. Il l'entendait souffler d'impatience, mais mieux valait une famille prévenante que le contraire, il le savait d'expérience.


 


Le soleil rasant illuminait la route tant bien que mal à travers les troncs de l'arbre, selon leur rythme régulier. Après un virage serré, le grésillement sourd de la radio laissa place à une voix voilée mais intelligible. Faith et Jade se turent.


- ...chute de l'arbre, n'est-ce pas ?


- Oui, Georgia, j'étais là. Je conduisais ma voiture comme tous les jours pour rentrer du travail – je bosse à l'usine Morgan & Sons, c'est mon trajet quotidien... Bref, je conduisais quand tout à coup j'ai entendu un gros CRAC ! et j'ai vu un tronc de l'arbre tomber vers ma voiture. J'ai failli me le prendre dans le pare-brise ! Je vous dit pas la peur que j'ai eue ! J'ai fait un tête-à-queue, j'ai presque percuté un camion qui arrivait en face mais par miracle je n'ai rien eu. Ma voiture aussi a été épargnée.


- Et ce tronc, c'est bien un de ceux de l'arbre capital ?


- Mais oui, je vous le dis ! Impossible de se tromper, c'est pas comme s'il y avait autre chose le long de cette route.


- Madame Harris – pour nos auditeurs, je précise que nous ne nous trouvons pas devant le tronc même, en raison du périmètre de sécurité qui a été instauré. Madame Harris, c'est bien un seul tronc qui est tombé ?


- Oui, Georgia.


- Comment est-il tombé, à votre avis ? Foudroyé ? Déraciné ? Rongé ? Ou simplement tronçonné, comme on faisait à l'époque ?


- Vu le bruit qu'il a fait, j'aurais dit foudroyé ! Mais non, le ciel était bleu derrière le feuillage. En rentrant chez moi j'ai sorti ma hache, j'ai attaqué l'arbre qui pousse devant mon entrée, mais évidemment j'ai juste réussi à ébrécher ma hache. Je n'ai pas de réponse pour vous, Georgia, chers auditeurs..


- Oui, bien, merci beaucoup madame Harris.


A l'arrière, Faith sourit à Jade :


- J'aimerais bien voir un castor capable de ronger un tronc d'arbre capital, moi.


 


*


 


Une barrière fermait l'intersection, gardée par deux agents de police qui discutaient avec un homme visiblement irrité lorsque Dennis parqua la voiture sur le bas-coté. Les policiers n'avaient pas l'air plus disposés à indiquer leur chemin à des passants curieux qu'à laisser passer les automobilistes pressés, alors Dennis sortit son téléphone de son sac et composa le numéro de Robert. Celui-ci décrocha presque instantanément :


- Tu as entendu, j'imagine ?


- Oui, je suis en route, là. Est-ce qu'on y a accès ?


- Moi oui, j'essaie de négocier pour faire venir le reste de l'équipe. On est à six cents mètres du pont, tu vois comment y arriver ?


- Parfaitement, j'y suis dans cinq minutes.


- Je te laisse, Dennis, appelle-moi en arrivant.


Dennis, Faith et Jade quittèrent donc la route et plongèrent dans la forêt pour rejoindre le lieu indiqué par Robert. Le masque bien ajusté sur son visage, Jade tenait la main de Faith et les deux avançaient en zigzagant entre les arbres, prenant garde à ne pas accrocher une racine de leur semelle ou de mettre le pied dans un fossé. Dennis sortit sa lampe torche de son sac et éclaira le reste du chemin : au bout d'une courte marche, ils arrivèrent au bord de la route surélevée, et le brouhaha ambiant comme l'éclat des gyrophares leur confirma qu'ils étaient au bon endroit. Piqué de curiosité, Dennis osa sortir du bois et s'approcher de la route. Une dizaine de véhicules étaient garés en pagaille en son travers, et un défilé d'uniformes, de costards et de blouses blanches obstruait continuellement la vue de ce qui se trouvait manifestement de l'autre côté. Il fit signe à Jade de le rejoindre, et elle et Faith furent bientôt à ses côtés, observant cet étrange ballet depuis le contrebas.


- Vous voyez quelque chose ? chuchota Jade.


- A part des bottes et des baskets, pas grand chose, soupira Faith.


- Attendez-moi.


Dennis escalada le rebord de la route : la hauteur ne lui révéla pas la vision qu'il cherchait, mais le fit remarquer par un policier qui montait la garde adossé à un fourgon.


- Hé, tu n'as rien à faire ici !


Dennis lui présenta sa carte de l'université de Kensington, lui expliqua qu'il faisait partie de l'équipe de recherche SECA, qu'il était attendu par Robert Sparrow, mais pendant ce temps, son attention était focalisée sur ce qui se passait derrière l'épaule du policier. Il se perdit dans ses justifications quand l'espace se dégagea soudain devant lui.


- C'est pas vrai...


En travers de la route se trouvait un tronc blanc strié de noir. La cime de l'arbre, habituellement inatteignable, était à quelques mètres de lui, ses feuilles jaunes éparpillées sur le goudron, tandis que l'autre extrémité du tronc semblait avoir été broyée. Il ne voyait pas la souche.


- Je t'avais dit de m'appeler.


La voix de Robert tira Dennis de son étonnement. Il fit un signe de tête au policier qui s'écarta, haussant un sourcil dubitatif.


- Allez, viens, j'ai plein de choses à te montrer. T'es le premier à arriver, Simone sera bientôt là, mais les autres devront attendre demain, ils veulent limiter l'accès au maximum pour l'instant.


- Tu veux bien m'attendre une seconde ?


Comme si elle attendait son signal, Jade apparut, Faith derrière elle, et bientôt les trois se tenaient face à l'arbre couché. La vue du tronc au sol laissa Faith sans voix, et Dennis crut voir une lueur effrayée dans son regard. Si quelque chose d'aussi solide que l'arbre capital pouvait être abattu, alors la force responsable devait être terrible. Des mille scénarios que cela annonçait pour la suite, Dennis refusait d'en choisir un avant d'avoir examiné le tronc sous toutes ses coutures, ainsi que la souche – une première depuis la fondation de SECA. Jade voulut s'approcher, mais Dennis la retint : la présence de Robert à leur côté leur permettait peut-être de se tenir là sans être inquiétés, mais s'il laissait se balader une gamine dans une zone interdite au public, il finirait lui-même privé d'accès au tronc. Robert leur sourit :


- Les nouvelles courent trop vite, dès demain tout le monde sera au courant. Ils abandonneront vite l'idée de cacher ça au public. Mais je pense que par précaution, il vaut mieux éviter de surcharger la zone, surtout de populations à haut risque allergénique.


Il baissa les yeux vers Jade, qui haussa les épaule, et Dennis sut qu'elle avait une moue déçue derrière son masque. Il tendit ses clefs de voiture à Faith et sa lampe de poche à Jade.


- Je vous raconterai tout, promis.


Elle disparurent dans la forêt et Robert lui fit une tape sur l'épaule :


- Allez, on a du boulot.


*


 


Sous un barnum, Dennis put faire le tri dans ses affaires et récupérer ce dont il avait le plus besoin : son carnet de note et son appareil photo, mais aussi ses fioles et son scalpel. On lui fournit des gants et un masque stériles. Une fois équipé, il rejoignit Robert à l'extérieur. D'énormes spots lumineux avaient été installés et


Les gyrophares des voitures de police avaient été éteints et d'énormes spots lumineux avaient été installés ; l'éclairage artificiel réfléchi par le jaune monotone des feuilles nimbait toute la zone d'une chaleur inattendue. Dennis cadra les branchages désordonnés jonchant le sol, prit sa première photo. Le tronc lui-même semblait normal, quoiqu'un peu moins impressionnant une fois abattu. Dennis scruta son écorce avec attention, à la recherche du moindre détail pouvant expliquer la chute, en vain. Arrivé à la base du tronc, il s'accroupit.


- C'est comme s'il s'était cassé spontanément. Dis-moi si tu vois des marques de pression, mais moi, je n'ai rien vu, fit Robert dans son dos.


L'arbre semblait avoir implosé. Des copeaux de bois ornaient le sol entre le tronc et la souche, et Dennis en ramassa un pour le glisser dans une de ses fioles. Laissant son appareil photo reposer autour de son cou pendant un moment, il posa la main sur un morceau de bois qui sortait comme une épine de l'axe du tronc. C'était la première fois qu'ils avaient accès à l'intérieur de l'arbre capital. Sous le caoutchouc de son gant, il sentit un bois rêche, sec. Cassant.


- C'est comme s'il n'arrivait plus à se tenir droit...


Robert hocha la tête :


- Maintenant Dennis, regarde-moi ça. C'est toi qui vas être content.


Il lui désigna la souche éventrée de l'arbre capital, un peu plus bas. A la vue et au toucher, tout correspondait à ce qu'il avait constaté à l'extrémité du tronc. Mais au moment de sortir son scalpel pour prélever un échantillon de terre ainsi qu'il en avait l'habitude après chaque examen, il suspendit son geste. A la base de la souche, à la jonction entre le sol et la racine, une fine mousse verte avait poussé.


 




Chapitre 3: Blanc, par olimpassible

Le tic-tac de sa montre résonnait dans les oreilles de Dennis, mais il ne la détacha pas de son poignet comme il le lui arrivait de faire lorsqu'il avait besoin de calme. Dans quelques minutes, il allait présenter les conclusions préliminaires de ses recherches à l'ensemble de son laboratoire, en présence de représentants politiques de la ville de Kensington et de l'Etat de New Haven. Il ne risquait pas son poste, mais le montant des subventions accordées à l'équipe de recherche SECA dépendait des résultats de chacun des membres, et il ne pouvait mettre de côté le sentiment qu'au moindre faux pas, il serait dans un avion retour vers l'Europe. Il secoua la tête pour tenter de chasser cette pensée et regarda le cadran de sa montre : ça n'allait pas tarder. Il se leva de son bureau et alla rejoindre les autres membres de l'équipe conviés à cette présentation de leur recherche : Robert Sparrow, bien sûr, en tant que directeur du laboratoire, mais aussi Simone Reeves, une jeune spécialiste des feuillus qui avait rejoint l'université de Kensington peu avant Dennis, May Dreyer, chimiste et enseignante à l'université de Kensington depuis plus de vingt ans et A. J. Baker, allergologue et responsable de la liaison avec l'hôpital municipal. Il eurent le temps d'échanger quelques paroles avant qu'on n'ouvrît les portes de l'amphithéâtre dans un grincement retentissant. L'université ne tombait pas en ruine, mais le manque d'entretien commençait à se faire sentir. Les premières rangées étaient déjà remplies, et à son grand dam, Dennis reconnut Keanan McQuenzie dans l'assemblée. May leva les yeux au ciel dans son dos et Robert lui adressa un sourire froid. La conférence n'était pas ouverte au grand public, tout le monde savait que s'il était là, ça ne pouvait signifier qu'une seule chose : le conseil municipal dans sa poche, il n'attendait plus que les conclusions de l'équipe de SECA pour relancer l'offensive avec son projet de karting.


Une fois les auditeurs et les scientifiques installés, Robert Sparrow prit la parole :


- Madame la maire de Kensington, Monsieur le gouverneur de New Haven, Mesdames et Messieurs, bonjour. Ça fait un peu plus d'un mois que le tronc que nous avons baptisé « CT-115 » est tombé, remettant en cause une bonne partie de ce que nous pensions savoir sur l'arbre capital. Les docteurs et professeurs ici présents ont étudié de près le phénomène et nous sommes aujourd'hui prêts à vous présenter nos premiers résultats.


Il fit une pause.


- Nos résultats indiquent une tendance claire, que je laisserai mes collègues vous expliquer tout de suite, mais je vous demanderais de bien vouloir prévenir les conclusions hâtives et les réactions précipitées. Il y a encore beaucoup à faire pour être certains de ce que nous pressentons, et l'origine de l'arbre demeurant toujours un mystère, insista-t-il en balayant l'assemblée du regard, la précaution reste de mise. Ceci étant dit, je laisse la parole au docteur Reeves...


Dennis et Simone affirmaient souvent en souriant qu'ils étaient rivaux. Chacun plaidait pour sa thèse, qui sans être contradictoires, étaient opposées : selon Simone, c'était le feuillage même de l'arbre capital qui posait problème dans sa propre croissance. Elle expliquait à l'auditoire que son jaune si caractéristique, qui conférait à New Haven son habillage d'éternel automne, n'était pas adaptée au climat et à l'ensoleillement de l'Etat, et qu'in fine, l'arbre devait nécessairement ralentir sa croissance au risque de subir le sort du spécimen CT-115 : un affaiblissement structurel entraînant l'arrêt de la circulation de la sève et donc la mort d'un tronc.


Quand vint le tour de Dennis il put expliquer sa théorie depuis le début : l'absorption de nutriments dans le sol par l'arbre capital était minime, et la conséquence logique de cette interaction pauvre entre l'arbre et son milieu était l'atrophie constatée aux lisières de la forêt. Le cas de la résistance durable du saule lotus à l'avancée de l'arbre capital pouvait être expliquée par la symbiose particulière entre cet espèce rare et locale et le terreau qui le nourrissait. A défaut de la trouver dans les sols, l'arbre capital semblait tirer son énergie d'ailleurs, ce qui lui permettait de continuer à pousser toujours plus loin, à supplanter toujours plus d'espèces, et à provoquer toujours plus d'allergies chez les humains et de mutations chez les animaux sylvestres. Mais si la chute du spécimen CT-115 devait démontrer une seule chose, c'était que le potentiel de renouvellement des espèces endémiques contrecarrait celui d'étendue de l'arbre capital. La mousse trouvée sur la souche CT-115 était une mutation nouvelle de l'espèce Hylocomiadelphus triquetrus. Les prélèvements effectués par Dennis semblaient indiquer que le développement de cette mousse avait saturé le terreau dans lequel cette partie de l'arbre capital s'était implanté, et avait donc provoqué la mort du spécimen. Pour Dennis, le lien était clair : les espèces ayant survécu à l'expansion fulgurante de l'arbre capital venaient aujourd'hui le concurrencer sur le terrain où il était le plus faible, celui-là même où il avait plongé ses racines qui peinaient à en extraire des nutriments.


 


*


 


- Et après ils ont dit quoi ?


De retour chez les Pearl, Dennis s'était empressé de leur raconter sa prestation, dont il n'était pas peu fier, autour d'une théière fumante. Il avait dit tout ce qu'il avait voulu dire, tout expliqué dans le détail nécessaire, et laissé la place aux théories de ses collègues sans jamais concéder de terrain face aux questions inquisitrices de la commission d'attribution des financements.


- Ils ont dit qu'ils prendraient leur décision avant la fin de la semaine, après avoir évalué les autres départements.


- Ah, dit Jade, visiblement déçue.


- Oui, ce n'est pas très réjouissant, mais c'est le temps qu'il faut pour décider de ce genre de choses, lui expliqua Dennis.


Mais un mauvais pressentiment continuait de l'assaillir. Quelque chose dans la neutralité de la réaction du gouverneur à la fin des exposés de chacun des membres de l'équipe, dans la satisfaction de McQuenzie, et surtout dans l'air désabusé de Robert Sparrow l'amenait à croire que tout ne se passerait pas comme il l'espérait pour le laboratoire.


Faith se leva de sa chaise pour remplir les tasses vides autour de la table :


- Je ne suis toujours pas convaincue par ta mousse, Dennis. Qui te dit qu'elle n'est pas apparue après la mort de ta souche ?


Dennis tiqua. Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient ce débat. Il avait bien tenté de lui expliquer les cycles de vie des mousses, la composition chimique de la terre et le phénomène de nécrose du bois, mais elle lui rétorquait inlassablement que la mutation de la mousse et la difficulté à analyser le moindre échantillon de l'arbre capital ne lui permettaient pas d'affirmer tout cela avec autant d'assurance.


- Un tronc solitaire, c'est trop délibéré. Tu as bien vu qu'il avait presque les pieds dans l'eau, et que l'an passé, l'Elm a été signalé trois fois pour pollution excessive. Entre l'usine d'un côté...


- Le département d'hydrologie n'a rien rapporté de notable, je te l'ai dit mille fois... L'arbre a poussé plus vite dans les égouts que dans les champs, je te rappelle !


- … et les engrais qui étaient utilisés dans les champs avant que l'arbre n'arrive de l'autre...


- Tout ça a été étudié, tu en peux pas balayer toute la recherche du bras juste parce que tu veux désigner un responsable. L'arbre capital ne marche pas comme ça !


 


Un toussotement aigu l'interrompit dans sa tirade. Jade observait la vapeur monter depuis sa tasse de thé et se fondre dans l'air, les sourcils froncés. Dennis s'en voulut d'avoir perdu son calme devant elle.


- De toute façon, on ne sait toujours pas d'où vient cet arbre... trancha Jade d'un ton péremptoire.


 


On en revenait à ça. Depuis la chute du CT-115, les théories sur l'origine de l'arbre capital fusaient dans tous les sens comme ç'avait été le cas au moment de son apparition. Dennis avait bien les siennes, mais il refusait de se prononcer avant d'en avoir le cœur net – et les preuves à l'appui. Parce que lancer des accusations hâtives pouvait tout lui coûter. Les théories de Faith avaient beau être fumeuses, sa mise en cause des politiques ou des industriels locaux pouvait leur causer des problèmes bien réels. Avant que Dennis n'eût le temps de sombrer dans ses pensées, Ruth prit la parole :


- J'ai un habitué qui répète sans cesse que pour lui, l'arbre capital est un extra-terrestre. Un alien qui est arrivé par une météorite, tombée dans un des lacs du coin et qui avait prévu de se lancer à la conquête de la Terre, mais qui aurait changé d'avis en cours de route. D'après ce type, l'arbre se serait arrêté avant de dépasser les limites de New Haven parce qu'il s'y sent tellement bien qu'il n'a aucune envie de voir autre chose.


Quand la matriarche haussait le ton, on l'écoutait. Chacun se tut, mais au lieu de poursuivre, Ruth fit un geste de la main :


- Allez vous chamailler dehors, les enfants, vous me cassez les oreilles.


 


Dennis était toujours sur ses gardes après ses prises de tête avec Faith, mais elle passait toujours à autre chose avant lui. Souvent, il songeait à claquer la porte et s'enfuir loin, n'importe où pour ne pas avoir à se justifier à nouveau de ses théories, de sa place au laboratoire, de sa place à la table des Pearl... mais maintenant qu'il était dehors, il ne savait pas où aller. Alors il suivit Jade, qui les guida vers la forêt.


Ils marchaient en silence. La lune en croissant reflétait juste assez de lumière pour mettre en évidence les ténèbres qui les entourait. Leurs lampes torches allumées, ils éclairaient tantôt le sol, tantôt les troncs, et Dennis eut bien de la peine à reconnaître le chemin qui les emmènerait au saule lotus. Il avait promis à Jade qu'il l'emmènerait avec lui lors de sa prochaine session de mesure, mais l'étude du spécimen CT-115 avait occupé tout son temps : ce soir, Jade allait le contraindre à tenir parole. Il tenta un coup d’œil vers Faith, qui marchait à côté de lui. Elle marchait d'un par irrégulier entre les troncs, ses pieds accrochant aux racines tandis que son regard était tourné fixement vers les cimes. Dennis suivit son regard : la teinte ocre des feuillages se transformait sous l'éclat lunaire pour prendre des reflets argentés. Devant lui, Jade sautait de racine en racine, le masque bien noué à l'arrière de son crâne. Décidément, il n'y avait qu'à New Haven qu'on pouvait voir ce genre de scène.


- Comment se fait-il qu'un arbre si peu adapté à son milieu soit si fort ?


- Et si beau ?


Faith étendit les bras vers les branchages.


- Ces arches, c'est comme celles d'une cathédrale. On dirait qu'elle soutiennent le toit de la forêt.


- Mais l'architecte n'a pas assez pensé aux fondations... murmura Dennis.


Voyant se dessiner les contours du saule lotus dans le clair de lune, Dennis se pencha vers sa sacoche pour en tirer son mètre et son carnet de notes. La pénombre ne l'empêcherait pas de faire son travail. Mais au fur et à mesure qu'il s'approchait, un sentiment de malaise le gagnait. Quelque chose avait changé, et il ne savait pas quoi. Il pressa le pas, dépassant Faith puis Jade, allait se mettre à courir quand soudain, il pénétra dans la clairière et comprit. Les feuilles pâles du saule captaient la lumière de la lune, le grossissaient et lui conféraient une aura glorieuse. Autour de lui, disposés comme en rayons, d'immenses troncs de l'arbre capital jonchaient le sol, leurs feuilles jaunes tapissant maintenant la clairière, leur base desséchée révélant parfois une partie des racines, arrachées au sol dans la violence de leur rupture. Une boule dans la gorge, Dennis se força à déglutir. Il entendit Jade et Faith retenir leurs exclamations derrière lui. Là où l'arbre capital dépérissait, les autres espèces revivaient. Il y avait eu malfaçon : l'ouvrage ne tenait plus. Il sortit son téléphone et appela Robert.


Au centre de la clairière, à l'ombre du saule, un trio de chats sauvages regardait la famille ébahie, leurs yeux jaunes semblant luire dans l'obscurité.


 


Dennis, resté debout avec Robert en messagerie, était abasourdi ; mais, plus que lui, Faith semblait affectée.
- C’est contre nature, marmonait-elle, faisant les cent pas dans la clairière. L’arbre capital était censé nous sauver...
- Ah bon ? Nous sauver de quoi ?
- Mais de tout, fit Faith comme si c’était une évidence. C’était la réparation que les hommes attendaient, après des siècles de pollution.
- Réparation, vraiment ? Avec tous les dégâts que ça a causé ?
- Réparation, punition, répliqua Faith avec un geste dédaigneux. La réponse à nos bêtises.
- Regarde, dit Jade en même temps. Elles ne sortent que la nuit mais j’en vois souvent dans les terrains vagues.
C’étaient des fourmis – des fourmis ordinaires, noires et brillantes, sans déformation. Effectivement, certains animaux, les insectes en particulier, avaient su résister à la tyrannie de l’arbre capital. Ils s’étaient faits plus discrets que jamais, mais ils vivaient. Dans ce nouvel écosystème vert, une colone de fourmis transportait gaiement des restes de sucre et des feuilles, semblant avoir immédiatement repris leurs marques. Dennis se demanda quoi faire de toutes ces révélations. Il brûlait d’en dire plus, de faire un rapport à M. Sparrow demain à la première heure – mais en même temps, il ne savait pas si c’était une bonne idée. Clairement, une oasis de cette taille aurait dû être connue des chercheurs, qui venaient en plus régulièrement dans cette zone. Est-ce que CT-115 avait obnubilé la communauté scientifique au point qu’ils soient passés à-côté de l’essentiel ? Ou bien quelqu’un avait-il volontairement caché le pot-aux-roses au grand public... ?


- Tiens (Jade tendit un bouquet d’herbes sauvages à Dennis. C’est pour... heu...
Sa voix s’affaiblit soudainement, ses yeux se fermèrent légèrement. Elle éternua.
- Oh (Dennis retira les plantes des mains de Jade et les balança au loin), ça va ?
- Oui... dit Jade.
Mais elle était déjà loin. Balançant la tête en avant et en arrière, comme pour lutter contre le sommeil, elle allait s’évanouir face contre terre si Dennis ne l’avait pas rattrapée avec vigueur. Brûlante, elle se mit à respirer très vite, ses yeux s’agitant sous les paupières fermées. Dennis ne s’y connaissait pas en médecine, mais c’était évidemment des symptômes d’allergie.
- Il faut la ramener à la maison, dit Faith en accourant vers eux.
Dennis lui lança un regard ferme :
- Oui.
Dans la voiture, il retira le masque de la petite, seulement pour constater son souffle affolé. Le masque lui-même était un mécanisme noir en plastique, bien épais, qui ne laissait passer l’air que par de petites hélices sur les côtés. Il était un peu usé, mais rien ne semblait pointer vers un dysfonctionnement. Pour la deuxième fois dans la soirée, et une énième ce mois-ci, Dennis ne comprenait pas. Ils avaient été dans une zone sans danger, qui plus est récemment colonisée par des plantes ordinaires. Sauf si c’était en fait une nouvelle mutation, plus dangereuse... ce qui coroborrerait la théorie de Faith selon laquelle l’arbre capital était une sorte de protection contre un danger plus grand.


Mais Dennis refusait d’y croire, toutes les spéculations du monde ne pourraient rivaliser avec ses chiffres. Il fallait retrouver la clé de cette histoire.




Chapitre 4: Terre, par Isis-hanford

Ils rentrèrent en catastrophe dans la maison des Pearl, où, à trois heures du matin, Willow dut appliquer les premiers soins à sa fille évanouie. La colère qu’elle exprima à ce moment-là était plus froide que monumentale, et elle les remercia d’avoir agi aussi vite. En intervenant maintenant, elle empêchait l’allergie de se propager et d’affecter durablement une partie du corps de Jade.


- Demain, après une vraie nuit de sommeil, je l’emmènerai faire le contrôle complet à l’hôpital, déclara-t-elle. Mais pour l’instant, tout le monde a besoin de repos, moi la première. Alors allez vous coucher, je vous engueulerai plus tard.


Sans suivre sa propre injonction, Willow veilla Jade jusqu’à tard, au point de s’endormir à ses côtés. Le lendemain, à huit heures, ce fut un Dennis englué et piqué au café d’importation qui saisit sa voiture et se rendit machinalement à l’université. C’était un matin radieux, au soleil froid paré de toutes les couleurs d’un réveil tardif. Comme il avait encore un peu de temps avant son cours, et qu’il ne voulait pas avoir à prendre un deuxième café pour chasser de sa tête toutes ses inquiétudes, Dennis alla visiter un autre amphi ; dans lequel une glorieuse Simone Reeves terminait son cours de paléobiologie marine. Elle se tenait là, accoudée à sa tribune, ses longs cheveux noirs ondulés brillant des les projecteurs trop forts de l’université, déclamant son cours dans le micro avec la vigueur d’un candidat aux élections.


- Madame, demanda alors une élève, c’est les feuilles de l’arbre qui ont causé sa destruction ?


- Oui, répondit Simone (qui ne semblait pas surprise par ce brutal changement de sujet, et qui en profita pour revendiquer sa théorie :) c’est une nouvelle espèce, à la durée de vie plus courte que d’habitude. Il est extrêmement résistant, mais il est aussi voué à s’auto-détruire, au fur et à mesure.


- Alors il y en aura d’autres ? demanda un autre élève. C’est vraiment la fin de la forêt capitale ?


- La fin, je ne sais pas, dit Simone avec prudence, mais…


- C’est le début d’une récompense, lança un autre, un élève un peu intense, au fond de la salle. La Nature a décidé de mettre fin a notre pénitence.


Les autres rirent, mais de bon coeur. Ca ne semblait pas si idiot – pour sûr, c’était le genre de théorie que l’on avait envie de croire.


- Elle est magnifique, n’est-ce pas ? dit alors quelqu’un à-côté de Dennis.


Celui-ci sursauta. Leur maître de laboratoire, Robert Sparrow en personne, avait manifestement lui aussi choisi de faire le chemin, ce matin, pour assister au cours de Simone. Son corps massif avachi sur l’écritoire, appuyé sur ses coudes, il regardait la chercheuse avec des yeux brillants.


- Au fait, ajouta-t-il en brandissant une liasse de papier sous ses yeux. Son article va être publié aujourd’hui dans la revue des Actualités naturelles. Et il paraît qu’elle va être interviewée pour la chaîne nationale.


- Déjà ? fit Dennis sans masquer son dégoût. Et les autres théories ? On n’a pas de consensus…


- Les autres théories seront publiées, ne t’en fais pas, dit Robert d’une voix douce et détachée. Mais cela fait plus d’un mois qu’on a découvert CT-115 et que les JT brassent de l’air autour. On ne pouvait pas faire attendre le public plus longtemps…


- Ah bon ?


Dennis se releva brusquement, et lança un dernier regard de colère avant de s’en aller :


- Affaire pliée, hein… ?


*


Il y avait manifestement eu un alignement d’étoiles pour mettre Dennis à bout de nerfs ce jour-là, car il vit plus tard, à peine sorti de son cours de l’après-midi, un message cryptique de Faith adressé à toute la famille, qui disait simplement « désolée pour le thé, je dois aller arrêter les travaux ».


Pensant que de toute façon c’était mort avec la petite à l’hôpital, Dennis reprit sa voiture, cette fois-ci pour se rendre à un point plus profond de la forêt, qu’il visitait rarement. C’était la clairière dentelée, un grand espace où le tapis de racines de l’arbre capital était constellé d’une autre plante mutante, qui fleurissait toute l’année en boutons-d’or géants. L’un des plus beaux endroits de la forêt, à en croire les touristes, et aussi le terrain qu’avait choisi Keanan McQuenzie pour y construire son karting. Poussant sur l’accélérateur, Dennis pria pour que Faith n’aie pas voulu dire ce qu’il avait cru comprendre, mais de toute manière, il serait vite fixé.


Quand il arriva sur place, c’était pire que ce qu’il avait imaginé. Dans la clairière entourée de bandes jaunes et noires qu’on avait nouées autour des arbres ; se tenaient des monte-charges, des marteau-piqueurs, des ouvriers retournant tant bien que mal la terre à la pelle ; et, au milieu de ce joyeux bazar, un Keanan en costume, pimpant, les cheveux en brosse, allant et venant avec le sourire, la main dans la fente de sa veste comme un conquérant. Bien sûr, l’artillerie lourde, ici, n’avait pas grand intérêt ; les boutons d’or s’arracheaient, mais les racines n’allaient pas se laisser faire ; et le message de McQuenzie en était d’autant plus clair : avant même un accord légal, il voulait marquer son territoire, dire que la prairie, de toute manière, n’avait plus d’intérêt.


- C’est idiot, ce que vous faites, héla Dennis, claquant la portière de sa voiture et avançant d’un pas vif vers lui. Laissez donc cette clairière tranquille ; et allez construire votre karting ailleurs.


- Et où donc, monsieur ? fit McQuenzie avec le sourire. Il n’y a rien à faire à Kensington, ni à quarante kilomètres à la ronde. Ici, c’est très bien.


- Mais ça ne sert à rien, souffla Dennis. Même si un arbre est tombé, ça ne veut pas dire que…


- Que le reste tombera aussi, compléta l’industriel. Mais on construira au-dessus du sol, ne t’en fais pas. C’était le projet de base, les plans ne changent pas.


- Arrêtez, lança alors Faith.


Elle était de l’autre côté de la clairière, accrochée aux bandes jaunes comme si c’était une barrière infranchissable, ses longs cheveux noirs, mal démêlés, et sa robe blanche à manche longue lui donnaient des allures d’annonciatrice. Mais elle était moins désespérée que, sincèrement, en colère. Dennis ne lui avait jamais vu un visage si réveillé.


- Vous ne comprenez pas qu’avec vos machines, vous perturbez un organisme vivant, continua-t-elle. Et un organisme dix fois, mille fois plus puissant que nous. L’arbre capital nous a forcé à nous adapter, à grandir en tant que société. Nous n’allons pas revenir en arrière pour ces stupidités.


C’était une cruelle simplification, mais, pour une fois, Dennis était d’accord avec elle. Il la rejoint de l’autre côté, et ils protestèrent, comme deux idiots pacifistes, devant un chantier tout aussi pitoyable. Alors que Faith prenait la situation très au sérieux, et que Dennis avait de la colère à déverser, la situation devint finalement tellement risible qu’ils échangèrent un sourire, épuisés, en roulant les yeux au ciel. A ce moment-là, ce fut Ruth qui les appela sur le groupe de famille.


- Alors… ? demanda Dennis en décrochant.


- Jade va mieux, fit Ruth. Mais il y a du nouveau ; revenez vite… Dennis, on a besoin de ton avis.


*


Quand ils arrivèrent, Dennis et Faith purent inspecter la petite Jade, dont la respiration s’était faite plus légère. Toujours au lit, elle était cependant réveillée et les avait accueillis avec le sourire.


- Bon, voilà le topo, fit Willow, qui se tenait les mains sur les hanches, l’air sévère. Elle n’a pas été contaminée par l’arbre capital.


- Ah bon ? s’exclama Dennis.


Willow secoua la tête.


- Les médecins sont formels. Ils disent qu’elle est allergique à l’herbe à chat.


- Et c’est une bonne nouvelle, enchaîna Dennis, puisqu’il n’y en a presque plus aux alentours.


Mais les trois échangèrent un regard. Ils saviant bien ce que Dennis refusait d’admettre.


Même si la situation n’était pas grave, la réaction de Jade avait été violente, et l’avait tenue allitée presque vingt-quatre heures. Jade était une enfant de New Haven, qui n’avait jamais rien connu d’autre, en grandissant, que les plantes malformées et l’arbre capital. Si elle réagissait ainsi face à une nouvelle nature… alors il était possible que les autres enfants soient dans le même cas.


Dennis sortit son téléphone une nouvelle fois, pour demander un entretien avec Robert Sparrow. Il était temps de mettre fin à cette mascarade.


 


 


*


Sur le siège passager, Dennis avait rassemblé ses documents de recherche ; classeurs, herbiers, quelques cahiers où il tentait vainement de dresser des associations d’idées. Peut-être que c’était la journée catastrophique, et sa courte nuit, qui l’avaient mis à bout de nerfs, mais il avait décidé, ce soir, de s’en tenir à ses intuitions. Ca passe ou ça casse. Mais, au moins, il aurait une réponse.


- L’arbre capital est un biotope créé par l’homme, annonça-t-il de but en blanc en balançant les documents de recherche sur le bureau du professeur.


Celui-ci haussa un sourcil, faussement surpris.


- L’origine de l’arbre, poursuivit Dennis. Voilà un sujet sur lequel nos équipes s’arrachent la tête depuis des années. Vous n’avez jamais soutenu une thèse spécifique, et pourtant c’est au coeur de nos axes d’étude. Mais la chute de CT-115 a rendu les choses beaucoup plus limpides. On voit bien que les racines ne prélèvent presque aucun nutriment, que la force vitale de l’arbre ne vient pas de la terre. C’est parce qu’il devait pouvoir pousser partout. Sur des terres polluées, creusées de tunnels ou recouvertes de béton. Partout, ou n’importe où, plutôt. Pour qu’on puisse faire pousser des arbres et nourrir les hommes, dont les cultures reculent de plus en plus. N’est-ce pas ?


- Continue donc, dit Robert Sparrow.


Il avait relevé vers lui des yeux grands ouverts, sceptiques, au-dessus de ses lunettes. Appuyé sur le dos de sa chaise, les bras croisés, il l’écoutait posément, mais avec la distance d’un homme qui n’assumera pas qu’on remette ses thèses en question.


- Depuis plusieurs jours, vous avez insisté pour faire monter Simone, et sa théorie imparfaite que c’étaient les feuilles qui ont causé la chute du tronc. Vous avez voulu la révéler au monde le plus vite possible, et tout ça pour quoi ? Pour cacher la vérité.


- Et quelle vérité, monsieur ? dit Robert, un peu agacé.


- Ma théorie… (il semblait assuré, mais il n’avait rien pour le prouver) c’est que vous êtes mêlé à la création de l’arbre, Robert. Vous, et bien sûr votre comparse, Keanan McQuenzie.


- Ah mais bien sûr. C’est pratique.


Robert souffla. Dennis ne se découragea pas, et prit une chaise, pour parler au plus près du professeur, les yeux dans les yeux.


- Je pense que vous vous êtes repenti. Que vous avez pris la direction de la SECA non seulement pour garder le contrôle de ce qui se disait sur l’arbre, mais aussi pour vous racheter. D’une certaine manière, vous ne voulez pas croire que vous avez apporté le malheur en ce monde, alors vous appréhendez autant que possible ce nouveau biotope. McQuenzie vous a trahi.


L’ambiance, électrique quelques minutes plus tôt, était devenue plus calme. Il y eut un silence, Dennis regarda les poussières voler dans les rayons de lumière du soir qui tombaient depuis la fenêtre au-dessus du directeur de laboratoire.


- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda finalement Robert.


- A la maison, nous avons une petite de huit ans. Jade, une fillette pleine de vie, passionnée par la nature et qui aime sincèrement l’arbre capital. C’est la fille de Willow, une amie qui travaille à l’hôpital. Hier soir, nous avons été nous promener près de l’arbre lotus, et on a découvert un phénomène incroyable. Là, au milieu de la forêt, dans un espace autrefois préservé, plusieurs troncs ont éclaté, donnant naissance à une nature verdoyante. Une nature comme il y en avait dans le temps, et comme on en trouve encore à l’étranger.


- Mhm, commenta Sparrow.


- Seulement voilà : notre petite a fait une réaction allergique. Une réaction brutale, violente, non pas à l’arbre capital, mais bien aux nouvelles plantes. Elle s’est réveillée il y a quelques heures.


- Et donc ?


- Je pense que les enfants d’aujourd’hui ont subi une nouvelle mutation, conclut Dennis. Du même ordre que celle, très rapide, des animaux de la forêt. Jade est devenue resistante, elle n’est sûrement pas la seule. Mais si c’est la nature qui reprend ses droits, alors on n’est pas sortis du problème.


- En effet.


- Je connais la pollution, monsieur, sauf votre respect. Je sais bien que les hommes, autrefois, ont essayé de modifier la nature pour qu’elle survive à leurs bêtises. Créer des arbres qui poussent, même quand la nature ne le peut pas.


Il marqua encore une pause. Les mots se chevauchaient dans sa tête, mais il fallait les ordonner d’une manière frappante.


- L’arbre capital, c’était une de ces expériences, mais elle a trop bien marché. Il a colonisé toutes les terres alentour, et même dépassé les bordures de notre Etat. Seulement vous n’aviez pas anticipé d’où l’arbre tirerait son énergie vigoureuse. Ca aussi, vos chercheurs l’ont compris depuis un moment. L’arbre tire sa force de vie de toutes les créatures alentours, animaux, végétaux, et même les hommes. Il transforme le monde autour de lui, comme il a transformé nos enfants.


Dennis savait qu’il n’en avait pas fait assez pour tirer Sparrow aux aveux. Il lui restait des chiffres, des calculs, des données historiques qu’il pourrait aller retrouver dans la bibliothèque. Mais, au fond, il espérait que des paroles sincères suffiraient à fendre la carapace du directeur. Au nom de leur amitié, d’années passées au sein de la SECA, à défendre le patrimoine de l’arbre ensemble.


- Nous avons voulu reboiser, lâcha finalement Robert d’une voix douce.


- Oh.


Dennis croyait en ses intuitions, mais c’était surtout une colère sourde qui l’avait amené jusqu’à ce bureau. Il ne s’attendait pas à des aveux si rapides.


- Et tu as raison, poursuivit le directeur. Keanan a financé notre projet biochimique, il y a longtemps de cela. C’est pour ça qu’il pense que le terrain lui appartient. Mais il n’a pas compris…


- Vous voulez préserver la forêt, compléta Dennis.


- Oui. (L’homme, qui avait un certain âge, haussa les épaules, l’air triste). C’est qu’au moins, ça imposait le sentiment écologique au plus grand nombre. Je me disais qu’on pouvait s’en servir.


- Personne ne peut se servir de la nature, conclut Dennis. Mais maintenant, c’est à notre tour de lutter – comme nous le faisons toujours.