Concours de nouvelles : Arbre, par information.the.root.book

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Chapitre 1: Jaune, par Isis-hanford

Il se tenait là, à peine caché, derrière une touffe d’herbes hautes, déjà sèches en ce milieu d’automne. Il avait un petit bec orange recourbé, une touffe de plumes noires en bazar au-dessus de la tête, le corps d’un poulet, et de grands yeux ronds qui fixaient Dennis d’un air interrogateur. Il faut dire que c’était une espèce rare, récemment réintroduite à New Haven, dont les dernières archives numériques dataient des années 2020 – il n’avait pas dû voir d’humain depuis longtemps.


            Dennis ajusta son objectif et prit un cliché silencieux. L’animal ne broncha pas, poursuivant son inlassable bataille de regards, tandis que Dennis, accroupi derrière un autre buisson, inscrivait ses observations dans un calepin.


            Un soleil froid tombait entre les arbres très légèrement agités par le vent. Dennis était seul face à l’oiseau, dans une partie de la forêt, pourtant peu dense, que les citadins empruntaient rarement. Il se trouvait encerclé par l’arbre capital, ses dizaines de troncs blancs et minces reliés entre eux par un tapis de racines entrelacées ; ses cimes formant avec leurs petites feuilles jaunes des arches répétées à l’infini. Là, au détour d’un sentier, derrière les buissons du même jaune criard, comme tous contaminés par une explosion de poudre ocre, certains tâchetés de blanc, d’autres calcinés par l’automne, on trouvait d’autres troncs fins couverts d’écorce rayée de noir, d’autres cimes écrasantes, d’autres clairières couvertes d’un tapis des feuilles de l’arbre capital. Un seul arbre, mais un arbre immense, qui s’était multiplié sur toute la surface de l’État noyant les grandes métropoles autant que les villages, contaminant les autres espèces forestières, saules, ronces, fougères, qui prenaient une couleur jaune pour se fondre dans la masse. La faune elle-même avait muté, et l’on avait vu naître d’autres espèces, aux formes hybrides, aux yeux jaunes dans leur pelage noir d’encre, parfois tâcheté de bleu ou de mauve. Un écosystème neuf, bouleversé disons ; qui était devenu le sujet d’étude de Dennis et son laboratoire, à l’université de Kensington (NH).


            Son duel de regard terminé avec le cabu cabu – cet animal originaire d’Océani, qui avait atterit aux Etats-Unis dans les années 60 – Dennis se releva, et reprit sa marche forestière.


            Lorsque l’arbre capital avait envahi l’État – Dennis en avait eu vent par les médias, parce qu’il n’habitait pas encore ici à l’époque – on avait cru à un désastre planétaire. Ca y est, la Nature se révolte contre nous, l’humanité va finir engloutie. Aujourd’hui, pourtant, c’était un phénomène bien naturel – on voyait même parfois, en bordure de forêt, des touristes venus du bout du monde pour se prendre en photo sur le tapis doré. De fait, lorsqu’on ne se sentait pas écrasé par la puissance de l’arbre capital, c’était plutôt joli – Dennis soulevait des nuages de terre, il entendait à ses côtés rmurer les moucherons, les criquets de paille et le vent dans les feuilles. C’était un bois bas, aéré – du moins, tant qu’on ne s’aventurait pas dans ses zones d’ombre.


            Le chercheur parvint vite à son objet du jour : le saule lotus, ainsi nommé parce qu’il se tenait, presque seul, au milieu d’une clairière. C’était un des rares endroits où l’on pouvait encore voir le ciel (aujourd’hui bleu et sans nuages, malgré l’air glacial) sans qu’il ne soit recouvert d’une dentelle de feuilles. Les racines de l’arbre capital s’étendaient tout autour de lui, bien sûr, mais le saule semblait avoir formé, avec ses propres racines et ses feuilles en rideau, un périmètre de sécurité. Il était jaune, lui aussi, d’un jaune triste et malade, mais persistait à se tenir avec une certaine prestance. Pour comprendre ce qui se jouait ici dans la lutte des espèces, ce qui avait favorisé la croissance du saule plutôt que l’arbre capital ; il fallait des échantillons de terre et d’écorces, mais surtout des mesures. Une fois par semaine, avec un mètre-ruban jaune d’architecte,  Dennis prenait, avec une précision millimétrée, la longueur des racines du saule lotus et la progression de celles de l’arbre capital – et le mouvement, quoiqu’un peu décevant, était clair : l’arbre gagnait du terrain. Ici, comme partout dans l’État – où l’on observait encore chaque année des villages se faire engloutir – c’était l’arbre qui grandissait, montrant une soif monumentale d’avaler toute la Terre. Sauf que c’était plus compliqué que ça. Déjà, quand il vivait en Europe , Dennis avait tenté de prévenir ses congénères contre les conclusions hâtives. La vérité, c’est qu’après deux ans de croissance extrêmement rapide, où l’Arbre capital avait infesté un tiers de New Haven, sa progression s’était brusquement ralentie. Chaque jour, il semblait lutter, gagner de moins en moins de centimètres, confronté à la résistance du saule lotus, d’autres arbres endémiques, ou bien – c’était la théorie de Dennis – des sols eux-mêmes.


            Ce n’était pas que l’arbre capital ne pouvait pousser sur l’asphalte, ou dans les souterrains construits par l’homme. Au contraire, ses racines monumentales avaient rapidement fait éclater ce qu’il restait de technologie occidentale dans la province de New Haven. Mais les sols organiques, eux, continuaient à vivre, à s’adapter, et même à ruser pour inverser la tendance. Restait à prouver cela à ses confrères scientifiques, et Dennis serait comblé. 


*


Kensington, la troisième ville de l’État, aurait aussi bien pu être un village. Quelques maisons éparses construites en bois, dont les baies vitrées devaient être déblayées tous les jours pour y voir quelque chose, des lampadaires au milieu des terrains vagues, des panneaux datant des années 2000 : église, mairie, université. Dennis se gara au parking de cette dernière – un bâtiment qui se voulait imposant, avec son grand escalier de pierre, plusieurs étages avec des moulures aux fenêtres, et la déambulation labyrinthique de son intérieur. Il était presque treize heures, les rayons commençaient à peine à se réchauffer, et Dennis fila au bureau où l’attendait son directeur de laboratoire. Alors qu’il allait entrer en trombe, il ralentit soudain en entendant des éclats de voix.


- Robert, c’est le projet de ma vie, plaidait un homme. J’ai besoin de votre soutien.


            Dennis reconnut la voix de Keanan McQuenzie, un promoteur immobilier qui avait fait parler de lui dans les médias ces derniers temps, en voulant ouvrir un terrain de karting dans l’une des clairières les mieux préservées de la forêt. On avait dû lui demander un bilan prévisionnel de l’impact écologique de son entreprise.


- C’est impossible, répondit, plus calme, la voix de Robert Sparrow, directeur du laboratoire de Sciences et études de l’arbre capital (SECA). Même s’il n’y a pas de protection juridique, le terrain est précieux pour nos équipes.


- Je ne vous demande pas de me soutenir, insista McQuenzie, simplement de remplir quelques formalités administratives. Si on y réfléchit bien, c’est à votre avantage.


- Certes, en théorie, reprit Robert. Mais comme vous l’avez judicieusement pointé, avec la mairie derrière vous, le projet sera lancé de toute manière. En retenant le bilan, en revanche, on peut maintenir le statu quo jusqu’à ce que la justice tranche pour la protection du terrain.


- Mais enfin ! (McQuenzie frappa des poings sur le bureau du directeur). Combien de temps je vais devoir vous harceler ? Votre université tombe en poussière, et vous vendez le peu de crédibilité qu’il vous reste dans des procès à n’en plus finir ? … Je propose une somme avantageuse, et la liberté de dire ce que vous voulez dans votre rapport.


            Considérant que la conversation n’allait pas s’éterniser, Dennis poussa la porte entr’ouverte et pénétra le bureau.


            - Ah, bonjour Dennis, fit Robert Sparrow avec un grand sourire. M. McQuenzie allait disposer. N’est-ce pas ?


            L’intéressé grogna.


- Pensez-y, dit-il finalement avant de partir.


*


Après son compte-rendu, Dennis alla déjeuner, seul, de la purée en poudre et des légumes bouillis de la cantine. Il donnait ensuite, de 14h30 à 16h30, un cours de cognition animale à des étudiants en éthologie – cette année, son programme s’était axé sur le langage des oiseaux. A la fin du cours, rincé d’avoir parlé pendant deux heures, il reprit sa voiture, et se rendit chez les Pearl pour le thé.


            C’était une maison en bois sous les arbres, comme il y en avait tant d’autres. Celle-ci était particulièrement monumentale, avec son étage, ses baies vitrées, et la terrasse qui en faisait tout le tour. Une vraie maison de famille nombreuse, rustique, mal isolée, qui l’avait recueilli sans hésiter.


            Sur le perron, devant la porte, se tenait une petite fille blonde, huit ans déjà ; qui portait encore, malgré la fraîcheur, une robe blanche et des sandales noires de terre. Voyant Dennis arriver, elle se tordit en souriant, les bras derrière le dos, comme si elle avait quelque chose à cacher.


- Jade, s’exclama Dennis en allant la saluer. Ta grand-mère n’est pas là ?


- Si, fit Jade, sans perdre son sourire espiègle.


            Elle accourut près de lui. En se penchant pour se mettre à son niveau, Dennis aperçut la grand-mère, effectivement, qui faisait tranquillement sa vaisselle dans une pièce à la lumière jaunie.


- Tu m’attendais ? demanda-t-il à Jade.


- En fait… (elle lui chuchota quelque chose à l’oreille). Tu comprends ?


            Il n’eut pas le temps de se relever qu’arrivait une deuxième voiture. Une femme de la trentaine, les cheveux bordeaux dans un chignon défait, avec un visage rond et un petit ventre, en sortit. Elle portait une blouse ouverte, et, malgré la boue couverte de racines dans laquelle il fallait marcher, des souliers rouges à talons. Erintée, mais toujours élégante.


- Dennis ! salua-t-elle. Tu arrives tôt aujourd’hui.


- J’étais fatigué, dit celui-ci en haussant les épaules. Et toi, Willow ? Tu as du temps libre ?


- Pff, m’en parle pas, dit celle-ci en soupirant (elle alla rejoindre Jade, et s’accroupit pour remettre ses vêtements en place). Quatre cas graves ont été transférés à l’hôpital ce matin, je n’ai même pas eu le temps de déjeuner. Mon chef de service est compréhensif, il me laisse prendre ma fin d’après-midi. Mais ce soir, j’y retourne.


            Quel courage, commenta Dennis dans sa tête, mais il n’osa pas le lui dire.


- Des cas graves, tu dis ? Des nouvelles formes de l’allergie ?


- Non, rien de nouveau. Deux aveugles, une petite avec une inflammation à l’oreille. Et un vieil homme qui perdait l’usage de sa jambe gauche. On l’entendait crier dans tout le service.


            Elle releva la tête vers sa fille, qui la regardait toujours d’un air espiègle.


- Dis donc toi, qu’est-ce que tu fais couverte de terre ? Ne me dis pas que tu es allée jouer dans la forêt ?


            Jade hocha la tête.


- Si. Dennis m’a accompagnée.


            Willow haussa les sourcils.


- Ah bon ? C’est vrai ce mensonge ?


- C’est vrai, fit Dennis, sans avoir l’air sûr de ce qu’il avançait. Mon cours a été annulé cet après-midi, c’est pour ça.


- Ah, d’accord, dit Willow d’une voix douce, c’est pour ça que tu es arrivé plus tôt…


- Mais rien de dangereux bredouilla Dennis. On a été jusqu’au lotus, hein, Jade ?


- Ouais. J’ai vu deux lièvres !


- Ah oui ? (Dennis attrapa la petite, et la chatouilla affectueusement). C’est bien, hein ?


            Elle approuva en riant. Willow eut un petit sourire, se releva.


- Mais sérieusement, dit-elle en reprenant son air inquiet. Je ne veux pas qu’elle coure le moindre risque. Et s’il faut s’aventurer dans les coins reculés, alors, il faut veiller à ce qu’elle aie toujours son masque. Les allergies se déclenchent chez n’importe qui. Je compte sur toi.


- Tu peux me faire confiance, acquiesça Dennis.


*


C’est ainsi que Dennis passait des après-midi, des soirées, dans la petite famille qui l’avait recueilli quand il avait dû s’arracher à ses racines, pour migrer au bout du monde, et s’installer, en catastrophe, à New Haven. Les Pearl, une famille ordinaire, des gens qui travaillaient dur tous les jours, s’autorisant parfois de rêver d’art et de musique. Ruth, la mère, dont le visage de cinquante-six ans marquait quelques signes de vieillesse, des rides, des yeux fatigués ; mais elle avait des cheveux courts et bouclés, ne cachait pas ses mèches blanches, et remontait son tablier avec vigueur, dans la brasserie populaire dont elle était patronne. Ses filles étaient déjà bien grandes ; Faith, trente-cinq ans, une fille mince et rêveuse, que l’on trouvait souvent accoudée à sa fenêtre, les yeux suivant distraitement une araignée tissant sa toile au-dessus du givre ; ou assise dans un rocking-chair sur la terrasse, lorsque la brume nimbait un village endormi, en train d’écrire machinalement dans un journal intime. C’était elle qui s’était chargée tant bien que mal de l’éducation de Jade depuis que celle-ci avait arrêté de fréquenter l’école, préférant explorer les terrains vagues en jouant avec les chats sauvages. Quant à Willow, c’était une femme plus pragmatique, éreintée par des longues journées de garde à l’hôpital où elle travaillait comme infirmière ; qui masquait derrière son sourire tiède la grande mélancolie d’avoir vu trop tôt s’enfuir le père de son enfant dans une autre ville. Tout ce beau monde était réuni, ce mardi après-midi, dans la salle à manger mal isolée, à boire du thé industriel assis autour d’une nappe en toile épaisse. On parlait des allergies qui progressaient, du projet de McQuenzie qui mettait Dennis en rage. Et puis on parlait d’autres choses aussi, d’un auteur anglais que Faith avait découvert cette semaine, de romances historiques sur fond de querelles d’héritage ; d’une émission de chant qui passait en ce moment et que Ruth trouvait ringarde.


            Au milieu des tasses de thé, des biscuits qu’on piochait dans une boite en métal, était posé un petit poste radio que Ruth semblait avoir récupéré dans une autre époque, une radio du début du XXe siècle, mais qui diffusait le journal national d’aujourd’hui. On ne l’écoutant pas, on parlait par-dessus, mais il arrivait que la tête de Dennis s’égare et en attrape quelques signaux.


- merci Michael pour votre présence ce soir, on souhaite un grand succès à votre spectacle qui se jouera tous les vendredis à partir du 25 novembre ! Revenons maintenant à l’actualité avec cette nouvelle directement venue de Kensington dans l’État de New Haven, les forces de l’ordre ont pu rejoindre et cercler le périmètre de l’incident…


- Oh, attendez, fit Dennis.


            Il fit signe à Faith d’interrompre le monologue dans lequel elle s’était lancée, et, suivant son regard, Ruth monta le son de la radio.


- nous rejoignons Harold et Leah pour le reportage, Harold, quelles sont les nouvelles ?


- Eh bien aucun blessé n’est à déplorer, mais ici, les habitants commencent à se regrouper autour du phénomène. Il faut bien comprendre que depuis quatre ans, l’arbre capital n’a fait que progresser, et aucune des tentatives lancées par l’homme pour le bruler ou en couper des troncs n’a porté ses fruits… pourtant aujourd’hui…


- C’est impossible, lâcha Dennis en anticipant la suite.


- L’un des troncs est tombé sur la route. Et l’arbre ne montre aucun signe de repousse.




Vert, par olimpassible

Ni une ni deux, Dennis fut debout, sa veste sous le bras, ses clefs de voiture à la main. Sur la table, la radio continuait de siffler les mots du journaliste : Un périmètr…