Pas besoin de me Poucet, par Bat.Jacl

Animé par la fureur, Poucet me charge. Dans le noir intense de ses yeux, une lumière verte pulse à chacune de ses enjambées démesurées. Je comprends le lien …




Chapitre 8: Le temps d'un instant, par Bat.Jacl

Dans un endroit plat et lumineux, où l’on distingue l’horizon à perte de vue, une jeune femme convulse de douleur sur le sol. Elle se tortille avec ses deux mains plaquées contre sa gorge. Elle roule sur elle-même, essayant de prendre de grande bouffée d’air, en vain. Elle suffoque en tapant des pieds dans la terre. Nue, sa peau est entièrement blanche. Le manque d’oxygène dans ses poumons semble la faire exploser de l’intérieur. Sans savoir depuis combien de temps sa dure, elle continue son agonie interminable.


Les minutes passent semblables à des heures. Et malheureusement pour elle, les heures passent semblables à des années. Elle ne ressent pas sur sa peau le vent qui souffle. Elle ne voit pas le soleil qui l’éclaire, la rendant resplendissante, presque miroitante. Elle n’entend pas le clapotis de la cascade tomber dans la fraîcheur du lac, car ses sens sont happés par sa douleur. Ou peut-être que ses sens sont tout simplement envolés ? Ou juste différents ? Pendant un temps qui lui semble infini, elle ne cesse de se mouvoir de douleur dans l’herbe verte. Jusqu’à ce que par un heureux hasard, sa roulade l’amène dans l’eau glacée. La bouche grande ouverte, interminablement à la recherche d’oxygène, elle aspire avec puissance l’eau jusqu’à la projeter dans ses poumons. Une fois, puis deux. Une troisième. Et la torture destructrice s’efface à chacune de ses nouvelles aspirations. La jeune femme ne comprend pas vraiment, mais est heureuse de la disparition de ce calvaire. Elle n’agonise plus. Elle est sous l’eau, dans un lac, pourtant elle voit bien plus que cela. Du moins, elle ne voit pas vraiment, mais elle ressent bien plus. Ses sens n’existent plus comme ils furent, ils se sont transformés, ont évolué. Elle ne sait pas si c’est dû à son supplice ou à sa nouvelle condition. Car même si elle est vierge de tout souvenir, elle est sûre d’une chose : elle n’est plus elle-même.


 


La jeune femme ressort sa tête hors de l’eau pour découvrir la cascade qui se jette dans son lac. La rivière s’échappe de façon sinueuse dans une petite coulée d’eau. Trop escarpé pour qu’elle puisse emprunter ce chemin. L’herbe verte foisonne autour de ce point d’eau. Tandis qu’un peu plus loin, et cela jusqu’à perte de vue, la même herbe est desséchée, jaunie, par un puissant soleil.


 


Dix ans passent. Le soleil n’est plus tout seul là-haut dans le ciel, des nuages alternent leur domination avec lui. Et la pluie vient avec eux. L’eau, comme autour de son lac, alimente les herbes et ces dernières évoluent. Des buissons se forment et envahissent l’espace. La végétation se multiplie, se diversifie. C’est alors l’arrivée des insectes, qui batifolent dans cette nouvelle végétation. La jeune femme est interloquée de voir de la vie animale, alors qu’elle connaissait cette forme de vie dans un autre temps. Les fleurs apparaissent, ensuite pollinisées par les mêmes insectes, qui apportent à leur tour de nouvelles fleurs. Puis d’énormes colonnes marrons sortent du sol, portant sur leur sommet des bosquets encore plus touffu que ceux du sol. D’abord un, puis des dizaines comme lui. La jeune femme retrouve alors son premier souvenir : il s’agit d’un arbre ! Elle l’a hurlé à voix haute, et en même temps découvert qu’elle parlait. Mais cela lui a pris des centaines d’années. Les quelques arbres sont alors devenus une épaisse forêt, jusqu’à la priver de la ligne d’horizon. Si la jeune fille pouvait voir comme n’importe quelle jeune fille peut voir, son champ de vision serait alors complètement obstrué par cette végétation surabondante. Mais à la place de ça, elle peut tout ressentir. Comme si elle voyait tous les arbres par millions, recouvrant tout l’espace habitable au-delà de sa perception.


 


D’autres formes de vie rejoignent cet ilot resplendissant, des oiseaux, des rongeurs, d’autres animaux plus gros. Mais surtout une forme de vie qui lui ressemble beaucoup. Et qui lui ressemblait encore plus par le passé : les humains. Ils s’affairent en permanence à la construction d’un château magnifique et immense pour un roi et une reine. Autour, un village se bâtit. Dans leurs bouches, la jeune femme décèle le nom de « Thiercelieux ». L’harmonie règne, tout le monde est heureux. Elle les observe minutieusement depuis son lac, mais absolument aucun ne s’aventure jusqu’à elle. Le roi et la reine ont un fils, qui est choyé, qui joue, qui apprend à chasser, qui grandit, puis qui apprend à gouverner. D’abord, le roi meurt. Très vite suivi par la reine. Alors le fils gouverne à leur place. Toutes les femmes du pays défilent alors devant le nouveau roi, pour se faire bien voir. Il finit par en choisir une, et à son tour, il a un fils. Un fils qui grandit et qui remplacera son père à sa mort. Cette fois-ci, toutes les femmes de tous les pays, chaque duchesse lointaine, vient voir le fils assez grand pour se marier. Il choisit une très belle duchesse, il aura lui aussi un fils qui grandira et le remplacera à sa mort. Et encore et encore et encore. La jeune femme voit le processus se répéter interminablement. Un jour cependant le roi en place n’a pas eu de fils, mais une fille. Celle-ci grandit comme tous les anciens rois, est choyée comme tous les anciens princes, apprend à chasser comme tous les hommes du château, apprend à régner mieux que tous réunis. Plusieurs conseillers ne veulent pourtant pas d’elle. Soit disant qu’elle met tout le royaume en péril juste par son genre. Et alors la stupidité humaine engendre une nouvelle réaction. D’avis en conseil, en passant par plein d’idiots ressentis, le roi et la reine choisissent d’avoir un nouvel enfant malgré l’âge avancé du roi. Juste avant sa mort, le roi apprit qu’il allait être père pour la deuxième fois. La reine quant à elle ne survit pas à l’accouchement. La princesse fut appelée à régner, mais uniquement en régente, le temps que le prince héritier qui avait tué leur mère grandisse la remplace. La princesse régente prouve par mainte fois sa valeur, mais cela ne suffit pas pour tous les vieux hommes, rétrogrades, conseillers du royaume. Le jour des 10 ans du prince, ils estiment à l’unanimité qu’il est assez mature pour gouverner. La princesse régente est congédiée. Dans son immense déception, et emplie d’amertume, elle s’enfuit du château avec sa garde rapprochée de sept hommes. Le prince devient roi.


 


Encore dix ans plus tard, les princesses de tous les royaumes commencent leur habituelle tournée devant le roi. Ce roi était beau et bon, mais il est incapable de choisir son futur. Un jour, perdu dans la forêt, il est le premier homme à découvrir le lac de la jeune femme. Et la jeune femme peut enfin parler à quelqu’un. Une complicité et une amitié se développent entre les deux. De puissants souvenirs latents semblent envahir la jeune femme. De son ancienne vie, elle se souvient de la compagnie des hommes, découvrant de nouvelles sensations plaisantes qui se contractent dans son bas ventre. Au fil des discussions, le prince semble ne pas être insensible à cette jeune femme sous l’eau. Et plus que tout, elle a le souvenir de cette attirance. Elle, pour qui les dizaines d’années passent en un claquement de doigts, trouve les jours interminables quand le prince ne vient pas lui rendre visite.


 


Ce qui aurait pu se développer comme une histoire d’amour hors du commun est stoppé net par l’ancienne princesse-régente. Celle-ci prit l’apparence de la plus belle des femmes, et sut dire les bons mots grâce à son intelligence débordante, tissant un piège pour le jeune roi. Ce dernier devient maudit à l’aide d’une rose ensorcelée, et déchu de son titre de roi pour redevenir prince au profit de sa grande sœur. Mais cette fois, elle ne désire plus régner, juste détruire. Elle laisse le château à l’abandon. Elle fait appel à une magie qu’elle ne contrôle pas. Elle libère une présence assez sombre pour que même la jeune femme ne puisse pas la voir, une présence qui assombrit la forêt. Cette dernière devient vivante, mais surtout moins accueillante, armée du besoin de vengeance de la princesse régente. Dans la forêt emplie de magie, le temps se courbe sur lui-même en dégageant des odeurs de mort. Se dénaturant, les arbres se contorsionnent. Ils se déplacent et s’immiscent de plus en plus vers les Hommes. Tentant de s’infiltrer dans le château, rampant sur les murs, cassant les vitraux. Des années passent, et même le village commence à en subir les pertes sans s’en rendre compte. Des maisons sont recouvertes par la sombre végétation. Chaque habitation touchée est vouée à être détruite avec le temps. La jeune femme n’avait toujours pas revu le prince. Le temps lui semblait encore plus interminable que pendant son agonie de naissance. Elle a compris au fond d’elle-même, sans se l’avouer, que l’homme qui l’aimait n’était plus le même homme. Le faux amour et la rose l’ont fourvoyé pour laisser la place à une bête. Les villageois, alors sans protection royale, n’ont plus aucune raison de lui porter allégeance. Et avec les années, la forêt s’est immiscée entre le village et le château. Bâtissant des rangées et des rangées d’arbres pour couper le prince de tout soutien. En moins d’une centaine d’années, Thiercelieux avait oublié le château de leur prince. Et ce fut le début d’une période très sombre. L’ancienne princesse régente devenue sorcière s’évertue à corrompre tout ce qu’elle peut toucher. Et le prince tétanisé par la peur de son image n’ose plus sortir de chez lui. Les quelques anciens habitants de Thiercelieux qui lui était dévoué se retrouvent aussi prisonniers du château, et transformés en fournitures de cuisine. Emplie de désespoir, la jeune femme de l’eau perd la notion du temps, croyant que plus de mille ans se passent.


 


La jeune femme ne voit plus que la mort lorsqu’un des villageois se promène dans la forêt. Enfin pas vraiment la mort, car ceux qui meurent renaissent sous une autre forme, prisonnier à jamais. Du moins ce qu’elle croyait jusqu’à peu. La jeune femme a fait la rencontre d’un vieil homme, qui a trouvé la façon de s’échapper. S’échapper vers un autre monde loin de la forêt et du château maudit, mais aussi loin de Thiercelieux. Pourtant il ne l’a pas fait. Il a préféré revenir partager son secret avec la jeune femme du lac. Et juste avant sa mort, il lui a aussi parlé de son petit enfant : une jeune fille perspicace, qu’ils appellent le petit chaperon rouge. Quelques mois plus tard, la jeune femme entend alors une voix. Elle sort la tête de l’eau et découvre le fameux petit chaperon rouge. Avec cette vision, d’anciens souvenirs remontent à la surface. Dans un lointain passé, la jeune fille sans souvenir était venue dans cette forêt avec ce petit chaperon rouge et avec un jeune homme appelé Michon. Avant, elle s’appelait Herta.