Tourbillons, par Wargen

Le faux duc se tenait devant moi droit comme un « i », me regardant avec un sourire aux lèvres. Il était encore élégamment vêtu, ayant cependan…




Chapitre 6: Duel d'honneur, par Wargen

Je me retournai, le regard hagard :
 
-Grande-Tante ! Je...
 
Mes yeux étaient rouges et menaçaient de couler. A mon air déconfit, elle comprit que tout ne s'était pas bien passé. Ou au moins une chose.
 
-Viens mon enfaaant, allons au boudoir pour que tu m'expliqueees.
 
Nous remontâmes toutes les deux dans la petite pièce de confiance de Grande-Tante, dans laquelle le service de thé avait été posé. Elle servit deux tasses, portant la sienne aux lèvres en me scrutant attentivement :
 
-Alooors ?
 
-Le... le sieur Bono ! Il sait... il sait mon nom ! Mon pré...
 
-Tututut ! Ma chèèère Anne, voilà qui est fâcheeeux.
 
Elle but tranquillement deux gorgées, pendant que je faisais tourner la tasse chaude entre mes mains.
 
-Mais je ne comprends pas comment...
 
-Tututut ! Chaque chose en son teeemps. Raconte-moi tout ce qu'il s'est passé avec notre cher Jeaaan.
 
Je trempai les lèvres dans la boisson chaude, fis le vide dans ma tête, et me lançai. Ma colère initiale à sa vue et mon envie de le renvoyer. Ses explications et son monologue. Ma gifle. Son emprise sur moi pour me forcer à danser. Mes appels à l'aide. Mais sa danse envoûtante qui me conquit. La volte et ses portés. L'intervention finalement trop tardive de Soizic et Michon. L'altercation entre Michon et le sieur Bono. Grande-Tante leva un sourcil. Les avances à peine voilées du sieur Bono à Soizic. Un sourire s'esquissa sur le visage de Grande-Tante. La reprise du cours de danse d'une manière méthodique et savante, jusqu'à mon épuisement. Les railleries finales. Et ce mot. Ce prénom, lâché en guise d'au revoir. Mon désarroi intérieur. Ma confusion. Et ma perte de temps, ne me permettant pas de le rattraper avant son départ de l'hôtel particulier.
 
-Quelle histoiiire ! Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas autant amusééée !
 
Grande-Tante, qui faisait onduler ses doigts les uns contre les autres devant sa bouche, ne semblait pas si perturbée que cela par mon annonce.
 
-Je ne comprends toujours pas comment... oui, j'ai murmuré mon prénom hier soir chez la marquise de Drouot, mais il n'a pas pu l'entendre, avec le crissement des violons...
 
-Ma chérie, nous faisons face à un problèèème. Et ne perd pas de vue que, lorsque tu fais face à un problèèème, il faut toujours commencer par le résouuuudre, avant de chercher à savoir d'où il vieeent. Sache être toujours alerte et aux abois dans la société dans laquelle tu vas baigner pendant cette annééée. Elle est aussi dangereuse que n'importe quel champ de bataiiille.
 
Elle but une nouvelle gorgée. Je portai la tasse à mes lèvres.
 
-Et ne recule devant rien si la résolution de ton problèèème passe par la mort d'un homme ou d'une feeemme.
 
Je recrachai ma gorgée, les yeux grands ouverts :
 
-Quoi ? Grande-Tante, voyons !
 
-Ma chère Anne, tu as été on ne peut plus claiiire dans la lettre que tu m'as faite parvenir à ton arrivééée : le secret doit être conservé à tout priiix, quelles qu’en soient les conséquences, au moins jusqu'à la résolution de la mission que tu t'es fixééée. Et mon expérience de la capitale me dit que tu as tout à fait raisooon.
 
Les pourquoi et comment étaient maintenant bien loin.
 
-Mais... tuer le sieur Bono, n'est-ce pas excessif ? Et comment faire ?
 
-C'est dans ces moments-lààà qu'il faut être perspicace et inventive, ma chère enfaaant ! Tu me dis que Jean Bono et le braaave Michon ont eu maille à partir de manière belliqueuse à ton endroiiit ?
 
Je murmurai, piteusement :
 
-Oui.
 
Ses doigts papillonnaient encore devant sa bouche, laissant à peine deviner un sourire.
 
-Jean Bono est un gentilhooomme pour qui l'honneur est une notion importaaante. Et Michon me semble être un brave garçon passionneeel, dont tu me dis pouvoir guider l'esprit selon ta convenaaance.
 
Ma bouche s'ouvrit dans un rond incrédule :
 
-Michon ?
 
Un sourire carnassier s'afficha aux lèvres de Grande-Tante :
 
-Oui, ce brave et impétueux Michooon. Qui va provoquer le sieur Bono pour un duel d'honneur à mort à ton propooos. Et pour lequel je vais te demandeeer de trouver un motif fallacieux mais crédiiible. Un bon exercice d'apprentissage au mensooonge et à l'inventivité, dont tu auras fortement besoin pour apprendre à survivre iciii.
 
Grande-Tante se leva et vint se poster derrière moi.
 
-Mais c'est...
 
Elle passa ses bras autour de mon cou et, se penchant, me chuchota :
 
-C'est ce qu'il faut faiiire. Et c'est ce qu'il faut que tu apprennes à faiiire. Dans ce monde impitoyaaable, nous devons lutter avec nos aaarmes. Et si nous n'avons pas la force et l'impulsivité des hooommes, sache, ma belle Anne, que nous avons, nous autres les feeemmes, bien d'autres arguments à faire valoiiir. Et j'ai confiance en toiii. Maintenant, va mon enfaaant. Une lourde tâche t'atteeend.
 
 
Je sortis du boudoir chancelante. Grande-Tante s'était voulu réconfortante, mais elle m'envoyait mentir à un brave garçon pour provoquer un duel à mort. Pour une sombre histoire d'interversion de personne et de prénom.
 
Je hantais les couloirs de l'hôtel particulier, à la dérive, me laissant guider par mon inconscient. Un homme allait mourir. Pour moi. Pour une cause idiote. Je manquai de percuter Grégoire, qui portait une caisse de légumes. Je bredouillai :
 
-Mon bon Grégoire, aurais-tu vu Michon, par hasard ?
 
-Vous avez triste mine, mademoiselle. Je l'ai effectivement croisé, il se rendait à l'écurie. Et savez-vous quoi ? Au contraire de votre triste mine, j'ai cru déceler une trace de sourire sur ses joues. Troublant chez ce jeune homme, n'est-il pas ?
 
Le remerciant à demi-mot, je le laissai sur sa remarque cocasse pour me rendre aux chevaux. En traversant la cour, j’eus soudain froid. Mentir pour envoyer un homme à la mort. Je tremblais doucement. Mes yeux s'humidifiaient. Un duel d'honneur pour un motif fallacieux. Je m'attrapai les bras à pleines mains pour me réchauffer et me mordillai la lèvre inférieure. L'odeur du crottin m'assaillit quand j'entrai dans l'écurie. Michon était au fond, en train de frotter le beau cheval alezan qui nous avait guidé de la sauvage Soulogne jusqu'à la capitale. Le grand palefrenier sifflotait, complètement absorbé dans sa tâche. Je me mis à courir vers lui. Il se retourna, surpris, et n'eut le temps de dire quoi que je me jetasse dans ses bras, le visage en pleurs caché dans son torse.
 
-Mademoiselle ?
 
A travers mes larmes non feintes, j'articulai péniblement :
 
-Michon, c'est terrible.
 
-Ah, » il ne chercha pas à en savoir plus.
 
Je sanglotai et reniflai, serrant les mains dans son dos. J'étais confuse et désorientée. Un homme allait mourir à cause de moi, et il me fallait mentir pour y parvenir. Cette pensée impure me souillait. Michon posa sa brosse sur le rebord du boxe et m'étreignit de ses grands bras costauds.
 
-Ne me touche pas, Michon, je suis souillée, impure.
 
-Ah ? » Son intonation était légèrement montée dans les aigus, comme interrogatrice, tandis que ses bras se détachaient de moi.
 
J'avais de plus en plus froid, mais je suais abondamment. Mon cœur palpitait dangereusement.
 
-Michon, j'ai mal en moi. Dans ma chair et dans mon être.
 
C'était sorti tout seul, mécaniquement. Ses bras m'enlacèrent de nouveau.
 
-Mademoiselle, que s'est-il passé.
 
Mes sanglots semblaient se calmer, alors que je tentais de me concentrer. Mais l'hébétude et les questions étaient toujours là.
 
-Michon, le sieur Bono...
 
-Oui ? » ses bras se serrèrent.
 
-Après que vous soyez partis, avec Soizic...
 
Il fallait trouver quelque chose. Mon cœur battait la chamade. Je transpirais abondamment. Que pouvais-je bien inventer ?
 
-Il vous a fait du mal ?
 
-Oui !
 
-Il a osé vous toucher ?
 
-Oui !
 
-Il vous a forcé.
 
Mes yeux devenant secs, j'essayai de forcer les pleurs, en pensant à Père.
 
-Oui, Michon. Si seulement tu savais...
 
-Il vous a menacée ?
 
Je sentais une masse grossir petit à petit contre mon ventre. La tension dans la voix de Michon était palpable. Il fallait que j'invente quelque chose de crédible.
 
-Oh Michon, si tu avais été là... il avait un couteau. Il me l'a mis sous la gorge, et il m'a dit qu'il me la trancherait si jamais je criai. Et il m'a...
 
Je réussis à intensifier mes sanglots et tremblements. Son sexe était maintenant dur contre mon ventre. Sa voix dure gronda :
 
-Il vous a ?
 
Je murmurai :
 
-Michon... ce qu'il m'a fait. Ce n'était pas chrétien. C'était l’œuvre du démon. Il m'a obligé à des choses... Tu ne peux pas imaginer. Tu ne dois pas imaginer.
 
-Je préfère ne pas imaginer. Des actes dignes du péché originel ?
 
-Ou... oui...
 
-Le monstre !
 
-Il... il m'a souillée. Il m'a déshonorée. Michon, je me sens si sale. Il ne faut pas que...
 
Je me sentais effectivement moche et sale, mais pas pour les vagues raisons invoquées. Tout cela était ridicule. Je me dégageai vivement de lui et me tournai pour sortir de l'écurie. Michon m'attrapa le bras :
 
-Mademoiselle, ne partez pas. Je ne sais ce que ce démon vous a fait, mais je sais que vous êtes une personne juste et sincère, jamais vous ne me mentiriez.
 
Une décharge parcourut mon échine. J'avais honte de moi. Je murmurai :
 
-Michon...
 
-Cet être immonde ne m'inspire pas confiance, et j'aurais dû le trucider alors qu'il était encore temps.
 
-Michon... » ma voix était suppliante, mais trop faible pour l'arrêter.
 
-Mademoiselle, laissez-moi laver votre honneur dans son sang. Laissez-moi régler son compte à ce vil manant, et racheter votre vertu auprès de Dieu. Dussé-je y mourir. Mais ma cause est juste, et Dieu sera avec moi.
 
-Michon...
 
Je baissai les yeux, honteuse. Les larmes s'étaient de nouveau remises à couler. J'étais parvenue à mes fins sans trop savoir comment.
 
-Mademoiselle, accordez-moi le droit de provoquer le sieur Bono en duel pour racheter votre honneur.
 
J'avais menti.
 
-Michon...
 
J'étais souillée.
 
-Mademoiselle, dites-moi oui.
 
Impure.
 
-Oui.
 
Il me reprit dans ses bras réconfortants, calant sa tête sur la mienne :
 
-Mademoiselle, j'ai foi en Dieu et en vous, tout se passera bien, je vous le promets.
 
Je pleurai maintenant à brides abattues.
 
 
Nous restâmes ainsi enlacés pendant une durée indéterminée, le temps de retrouver mon calme, mes esprits, et d'assimiler le fait que je venais de condamner un homme à mort.
 
Le cheval alezan passa sa tête au-dessus de la paroi du boxe et vint frotter son museau contre ma joue. Je sursautai d'un petit cri, puis ris du fait des frottements des poils contre ma peau ultra-sensible vu mon état de tension actuel.
 
-Philomène est jalouse de vous et aimerait que je termine ce que j'ai commencée. Attendez-moi dans la cour, avant que nous...
 
Il laissa la phrase en suspens, penaud, ne sachant trop ce qu'il fallait faire par la suite.
 
-Nous irons demander à Grande-Tante où pouvoir trouver le sieur Bono, pour...
 
Je tressaillis intérieurement.
 
-Oui, pour que je le provoque en duel.
 
Il reprit son grattoir et se tourna vers le cheval. J'attendis dans la cour qu'il termine, fixant les nuages qui s'écoulaient paisiblement dans le ciel de cette fin d'après-midi mouvementée. Qu'ils devaient être tranquilles et sereins, loin de l'agitation grouillante du sol et des hommes. Grande-Tante me tira de mes rêveries :
 
-Mon enfaaant...
 
Michon sortit au même moment de l'écurie, frottant ses mains sur son haut.
 
-Madame Le Teiller.
 
-Michooon...
 
-Anne m'a tout raconté.
 
-C'est terriiible, n'est-ce pas ?
 
-Que ne saurais-je vous le dire ! Cela la mise dans un tel désarroi...
 
-Ouiii ?
 
-Son honneur et sa réputation ont été si touchés... Je me suis senti dans l'obligation de lui demander de m'accorder le droit de laver son honneur dans un duel à mort avec le sieur Bono.
 
-Oooh ! » Grande-Tante mit sa main devant sa bouche, grandement étonnée. « Mon garçon, que voilà un geste chevalereeesque. Mais avez-vous conscience du dangeeer ? Êtes-vous bien sûr de vouuus ?
 
-Oui, Madame, je suis convaincu de la nécessité de l'acte. Et j'ai dû arracher son accord à Anne. Pour qui passerai-je si je devais finalement me défiler ?
 
Grande-Tante se rapprocha de Michon, posant délicatement sa main sur son avant-bras.
 
-Mon garçooon, je reconnais là la bravoure qui accompagne les juuustes, mais je ne peux que vous conseiller de prendre le temps de réfléchiiir, sérieusement et à tête reposée, à ce que vous proposeeez. Je ne veux pas que vous vous sentiez notre obligééé, de sorte à vous lancer dans un acte si dangereuuux. L'affront subit par Anne est terrible, mais la sentence d'un duel à mort peut l'être d'autant pluuus !
 
-Madame, l'affront fait à Anne peut la condamner devant le tribunal de Dieu, et il faut absolument racheter son honneur de son vivant. La cause est juste, et ma main sera guidée par Dieu. Je n'échouerai pas.
 
Grande-Tante prit les deux mains de Michon dans les siennes :
 
-Mon enfaant, je suis admirative de votre courage et de votre dévotiooon. Avec Dieu à vos côtééés, l'affaire est entre de bonnes maiiins. Je confiance en vous, vous réussireeez.
 
-Je vous remercie, Madame. Maintenant, sauriez-vous nous indiquer où pouvoir trouver ce triste sire ?
 
-A cette heure de la journééée, peut-être pourriez-vous le trouvez à la Taverne du Rince-Cochooon, dans la rue de Sorbeaune, un peu plus au sud-eeest. C'est un établissement respectaaable, mais ne vous y rendez pas richement vêtus, sait-on jamaaais. Vous pourrez demander le chemin dans la ruuue, la taverne est connue de la populaaace.
 
Alors que nous nous dirigions vers l'intérieur de la maison, Grande-Tante reprit :
 
-Mes enfaaants, revenez me voir dès que vous serez rentrééé, il faudra sûrement préparer la chose sérieusemeeent !
 
Après nous être changés et un parcours confus d’une vingtaine de minutes dans les rues très fréquentés de la capitale, nous finîmes par tomber sur l'établissement. Les rayons du soleil étaient maintenant cachés derrière les murailles de bâtiments qui bordaient les rues. Un panneau représentant un cochon tenant une choppe en bois à la patte grinçait au bout de deux chaînes juste au-dessus de l'entrée. D'où entraient et sortaient du monde. L'ambiance, à l'intérieur, semblait animée. Après un dernier regard hésitant, nous nous décidâmes à rentrer.
 
L'intérieur était large, profond mais bas de plafond. Six rangées de plusieurs tables de huit personnes s'allongeaient jusqu'au fond de la pièce. Un escalier, sur la gauche, semblait mener à un étage également ouvert à la clientèle, des gens montant et descendant, une choppe à la main. Un comptoir et des fûts en bois parcourraient tout le flanc droit de la pièce. Les trous dans les bancs des tables étaient rares. Le mélange de conversations, rires, braillements et engueulades formait un vacarme assourdissant. La lumière oscillante due à la faible luminosité du soleil et aux bougies déjà allumées formait un thème fantasmagorique et oppressant. La chaleur de fin de journée était accentuée par le nombre de personnes présentes dans l’établissement.
 
Étant donné l'éclairage, il était difficile de distinguer les gens de loin. Nous commençâmes à nous déplacer entre les rangs, à la recherche de Jean Bono. Michon devait de temps en temps imposer son physique pour obliger une personne à se décaler pour nous laisser le passage, ou pour déplacer le corps avachi d'un ivrogne endormi. Je sentis plusieurs mains glisser sur mes jambes et tâter mes fesses. J'essayai de faire abstraction. Après tout, était-ce si différent de chez madame la marquise de Drouot ?
 
Alors que nous atteignions le fond de la pièce après avoir traversé la trouée entre la deuxième et la troisième rangée de tables, une voix enjouée et connue atteint difficilement mes oreilles :
 
-Mais je vous reconnais, bellissima donna. Qui eut cru que nous nous reverrions de sitôt !
 
Le sieur Bono, assis de l'autre côté de la table, qui tendait sa choppe pour me saluer.
 
-Vous languissiez-vous tellement de moi, que vous...
 
Sa voix s'éteignit quand il remarqua Michon, qui venait de se retourner, à côté de moi. L'ensemble de la tablée s'était tournée dans notre direction, nous jaugeant plus ou moins sérieusement selon l'état d'ébriété.
 
-Savez-vous, ma chère, que le Rince-Cochon est un endroit respectable et qu'il n'est pas nécessaire de venir avec un gorille comme garde-de-corps.
 
Un ricanement sec parcourut la tablée.
 
-Monsieur...
 
Michon me coupa :
 
-Monsieur, si l'établissement est si respectable, je ne comprends point qu'un adorateur de Satan tel que vous y soyez admis.
 
Un « oh » parcourut la tablée.
 
-Un adorateur de Satan, plait-il ? Ce singe sait donc parler, mais comprend-il ce qu'il dit ? Je vous trouve une fois de plus bien impétueux, jeune homme, pour venir ici me lancer cela à la face.
 
-Vous osez souiller, que dis-je, profaner l'honneur de la demoiselle ici présente dans des actes que la morale chrétienne réprouve au plus haut point, et vous osez être surpris que l'on vienne vous chercher réclamation ?
 
Un « ouh » parcourut la tablée. J’attrapai la main de Michon.
 
-Continuez, mon jeune ami, vous m’intéressez, répondit Jean Bono en portant sa choppe à la bouche.
 
-Monsieur Bono, je vous convoque en duel à mort afin de racheter l'honneur souillé de mademoiselle Anne de Pont de Sainte-Croix !
 
Jean Bono explosa de rire, aspergeant de vin les trois personnes attablées en face de lui, Michon et moi-même. Je sentis la crispation de fureur de la main de Michon dans la mienne :
 
-Ahahahahahah ! Fantastico, mon garçon ! A défaut de gant jeté au visage, considérez mon jus de raisin comme l'acceptation du duel à mort.
 
Il me gratifia d'un beau sourire :
 
-Je reconnais là la main subtile de notre chère Marguerite, n'est-il pas, mon enfant.
 
Je détournai les yeux, honteuse. Heureusement, Michon ne se rendit compte de rien.
 
-Monsieur, cessez de dire des énormités !
 
-Soit. Maintenant, en tant qu'offensé, et comme le veut la coutume, à moi de choisir la date, le lieu et l'arme.
 
Il se gratta le menton, songeur. Je sentis le cœur de Michon battre la chamade dans ma main. A moins que ce ne fut le mien ?
 
-Oui, cela me semble une bonne idée. Rendez-vous le surlendemain, sur les coups de huit heures du matin, à la cour des miracles de la rue du Bacq. Le duel se fera au pistolet, chacun devant amener sa propre arme. Faites en sorte qu'elle soit fonctionnelle, mon jeune ami !
 
-Je vous attendrais le surlendemain, à huit heures, pour vous trouer la peau au pistolet, monsieur !
 
Un « ah » parcourut la tablée.
 
-Et veuillez amener deux témoins, dont un doit déjà être précisé en ce jour. Je serais, pour ma part, accompagné d'un ami médecin. Une profession toujours enviable dans ce genre de circonstance !
 
Il nous regarda d'un sourire satisfait. Michon ouvrit la bouche, et la referma de sitôt.
 
-Avez-vous perdu votre langue, mon jeune ami.
 
La poigne de Michon resserra ma main. Je m'avançai légèrement :
 
-Je serais une de ses deux témoins.
 
Jean Bono se tourna vers moi :
 
-C'est bien courageux de votre part, mademoiselle, mais savez-vous que ce duel aboutira à la mort de votre ami ici présent ?
 
La main de Michon me serra encore plus. Je ne le savais malheureusement que trop bien.
 
-Ce n'est pas un spectacle pour les gentes demoiselles, savez-vous ?
 
Il me fit son clin d’œil charmeur.
 
-Étant personnellement impliquée dans ce duel, il serait malvenu que je n'y participe pas en tant que témoin.
 
Jean Bono leva sa choppe :
 
-Bien parlé, belle demoiselle !
 
Je serrai ma main dans celle de Michon.
 
-Et pour acter ces belles paroles, j'offre ma tournée !
 
Un « ouai » parcourut la tablée. Jean Bono, galvanisé, apostropha Michon :
 
-Mon jeune ami, souhaiteriez-vous vous joindre à nous pour votre dernière choppe de vin ?
 
Je tirai Michon vers moi et la sortie de la taverne, sentant sa colère sur le point d'exploser.
 
Avant qu'il ne soit hors de portée de voix, Jean Bono nous cria :
 
-Surlendemain, huit heures, cour des miracles rue du Bacq, pistolet ! Faites de beaux rêves mes enfants !
 
Des rires gras. Beaucoup de bruit. Une chaleur suffocante. Le décor qui tourne. Émergeant hors de la taverne, poussée par Michon qui m'avait rattrapé, je repris quelque peu mes esprits, l'air frais du début de soirée sur mon visage. Je venais néanmoins de condamner un être humain à mort.




Valère, par Wargen

La luminosité chutait fortement.   -Il ne faut pas tarder, mademoiselle.   J’acquiesçai. Dans la pénombre naissante, le trajet du retour fut encore plus chaot…