Botter en touche, par Bat.Jacl

Une longue plainte sort du buste incommensurable de la Bête, qui se met à gesticuler la tête de gauche à droite, les mains toujours posées sur ses tempes. Herta se re…




Chapitre 14: L'embranchement, par Bat.Jacl

Je reste immobile, sidérée par les dernières secondes. Le chaperon rouge se place à mes côtés. Entre ses lèvres pincées, il ajoute :


— Elle est morte, comme elle le devait… On va pouvoir se mettre en route.


Dans son ton, il essaye d’imposer un sentiment d’urgence.


– Attend, comment ça « comme elle le devait » ?


— Oui… C’est comme ça que meurt Herta. Et c’est d’une utilité existentielle. Grâce à ça, les choses rentrent en ordre.


— Mais les choses ne rentrent pas dans l’ordre, vu qu’elle est morte !!!


— En même temps, elle allait t’abandonner. Donc est-ce que ça t’importe vraiment ?


Je ne réponds pas et prends quelques secondes, pensive. C’est bizarre de scruter les yeux d’Herta avec un regard aussi vide, ça ne lui ressemble pas. Elle ne se ressemble plus. En vérité, tant pis si elle allait m’abandonner, j’aurai préféré que Herta soit seule et en vie. Le chaperon rouge ne me laisse pas le temps de finir ma réflexion et conclut :


— Oui, en même temps, moi aussi quand ça m’était arrivé, ça ne me convenait pas. Mais tu verras avec ce qui t’attend, tu vas t’y faire.


— Quand ça t’est arrivé ? Je veux bien des explications…


— Tu n’as toujours pas compris ? me questionne le chaperon avec nostalgie.


Décidément, sa léthargie du miroir a vite disparu. Il reprend :


— Quand j’étais dans le château, le chaperon rouge est aussi venu m’aider. Et c’est grâce à lui si je suis capable de t’aider aujourd’hui. Est-ce que tu comprends ?


— C’est plus flou quand tu l’expliques, mais je pense avoir compris. Est-ce que je suis destiné à aider une autre Eden à mon tour ?


— Seulement si tu suis mes conseils, ponctue-t-il d’un clin d’œil.


— Et tes conseils, tu les as tirés de ton expérience ? Ou tu te contentes de reproduire ce qu’a fait le chaperon rouge qui est venu t’aider ?


— Euh… hésite-t-il longtemps, un peu trop longtemps. Certains… d’autres non. En vrai, il y a beaucoup de passage flou, je ne me rappelle plus de tous les embranchements. Mais l’importance est capitale. Tu dois me faire confiance !


Je regarde le cadavre d’Herta répandre ses fluides encore chauds sur les carreaux. Un filet de sang a gagné les joints et les redessine dans leurs longueurs. J’imagine le futur quadrillage rougeoyant d’ici quelques heures. Et noirâtre dans quelques jours. Je frissonne.


— C’était vraiment obligé de la laisser mourir comme ça ? demandai-je avec une voix bien trop aigüe.


— Oui, c’était même utile. Quoi qu’il en soit, maintenant c’est trop tard. Bon, par contre, il va falloir se dépêcher de quitter le château. Elle arrive !


— Qui ? soufflai-je en me doutant de la réponse.


Le chaperon se contente de me regarder en faisant la moue. Puis, il m’indique la porte encore ouverte. Ses yeux sévères m’intiment de ne pas tarder.


— Crooooooâ !


— Et pour le crapaud ? demandai-je.


Ce qui eut le don d’agacer le chaperon rouge :


— Ah ben oui, il faut le prendre ! Sinon on serait venu pour rien !


Tout en aidant le crapaud à se maintenir sur mon épaule, je détale à la suite du chaperon. Nous parcourons le couloir aussi vite que possible, jusqu’à une arche de pierre. Je me jette dans le grand escalier. Et alors que je compte partir à droite, en direction de l’entrée principale, le chaperon rouge se fige. Son regard se perd durant une demi-seconde. Puis telle une vigie, ses yeux scrutent tout autour de lui.


— Attend ! scande-t-il. Si je ne dis pas de bêtise, c’est ici…


Avec l’inertie, je m’arrête trois marches plus loin.


— On ne doit pas s’échapper du château maintenant ?


— On doit quitter le château, mais surtout pas maintenant, conclut-il en s’approchant d’un long rideau pendant.


En le tirant, il dévoile une brique ressortant du mur grisâtre.


— Appuie dessus !


Je le regarde avec méfiance. Maintenant que je l’ai vu sacrifier Herta sans une once d’empathie, je ne sais pas s’il mérite ma confiance.


Un nouveau hurlement résonne dans mon dos, provenant de la forêt, mais une chose est sûre : elle arrive rapidement. Comme un électrochoc, j’accours et presse la brique. Contrairement à ce que j’avais imaginé, elle s’enfonce dans le mur le mur avec facilité et en silence. Aucun mécanisme, aucun bruit. Aucune porte ne s’ouvre. Le regard emplit de questionnement, je me tourne vers le chaperon rouge.


C’est là que son piège se déclenche ?


Et il me conseille de me retourner. Le mécanisme n’était pas manuel, mais magique. Une illusion vient de voler en éclat. Derrière moi, je découvre un escalier qui remonte, symétrique à celui que nous venons de descendre.


— On y va ! Vite ! Vite !


Sous le coup de la peur, je le suis. Nous grimpons les marches quatre à quatre. Je le dépasse et plonge sur une porte fermée. J’essaye de forcer, mais rien n’y fait. Il m’a conduit dans un cul-de-sac !


Arrête de l’écouter ma pauvre Eden, tu vas finir entre quatre planches comme Herta !


— Accroupis ! Ne bouge plus ! m’ordonne-t-il.


Sans réel autre choix, j’obéis. Je crois que c’est la première fois que je lis la peur sur son visage. Ce qui n’est pas logique, s’il a déjà vécu ce moment, il devrait savoir ce qu’il se passe.


À moins qu’il me mente…


Un index se dresse sur ses lèvres. Je prends conscience de ma respiration. Je fais tout mon effort pour la calmer, luttant contre la puissance de mon cœur emballé. Lorsque j’y arrive, je peux à nouveau me concentrer sur les sons environnants. Venant du contre bas, j’entends un léger clapotis. Comme si la mer venait d’atteindre le château de sa marée, et pénétrait à travers l’énorme herse. Sur mon épaule, le crapaud s’agite, à tel point que ces cuisses musclées vacillent. Afin de prévenir tout bruit intempestif, je le saisis de mes mains protectrices et le porte contre moi. Son petit cœur pulse si fort.


Les clapotis deviennent des flaques dont le roulis régulier se rapproche. Comme une marée visqueuse qui remonte des marches. Avant la vue, j’ai l’odeur. Une odeur de mort qui s’infiltre en moi et tente de m’arracher les organes à travers ma gorge. Je dois plaquer une main sur mon visage pour me retenir de vomir. Je m’aperçois que le crapaud est tombé dans les pommes. Au moins, ça lui évitera de voir ce que je vois : un tentacule liquide tâtonne l’escalier au niveau de l’embranchement. J’ai envie de pousser un cri d’horreur, mais je force pour ne pas craquer.


Du bout de sa viscosité, l’appendice devenu bourrelet, s’essaye à remonter l’escalier d’où ne venions. Puis se tourne, et s’approche de celui où nous sommes. Je le vois en contre bas, moins de vingt marches devant moi. Par instinct de survie, je bloque mon souffle.


Aussi verdâtre que translucide, ce bras difforme caresse le velours rouge qui recouvre l’escalier. Après son passage, des trous rongent le noble matériau, comme avec de l’acide.


Dans la suite de ce membre déstructuré, se ramène alors la monstruosité. Comme une gigantesque boule de pus, elle arrive à l’embranchement sur sa centaine de pattes informes. Au milieu du liquide formé, je vois des lambeaux de chair, comme un visage. Je reconnais l’horrible grand-mère qui semble ne s’être qu’en partie reconstituée. La mort se lit dans sa peau livide et dans ses yeux éteints.


Avec près de trois mètres de haut, je peux distinguer chaque détail dégoutant. Les pustules en ébullition me déconseillent de libérer mes narines. Si elle décide de monter ici, je vais finir noyer dans la soupe la plus putréfiée du monde.


Pitié, tout sauf ça !


L’énorme boule tourne son masque décharné dans notre direction. L’espace d’un instant, je considère Herta chanceuse. Les yeux éteints ne peuvent nous voir. Mais ça n’empêche pas les traits de se déformer dans un simulacre humanoïde. Ce masque mortuaire au teint cireux hume du bout de son nez crochu, fort.


En manque d’oxygène, je me sens prête à exploser. Ou à tomber dans les paumes. Je crois que je préfèrerai la deuxième solution.


Puis avec une rapidité que je ne lui aurais jamais confiée, l’immondice remonte l’escalier. En une mitrailleuse de clapotis, je la vois disparaitre dans le couloir où nous étions il y a peu. Mais je ne bouge plus. J’attends sans respirer. Autant de temps que nécessaire. Le bruit grotesque s’en est allé. L’odeur a surement disparu, mais je n’ai pas envie de le vérifier tout de suite. Je reprends ma respiration par la bouche, aussi lentement que possible. Mais c’est difficile après une telle apnée.


Le chaperon rouge se redresse et j’ose une question, encore à bout de souffle :


— Pourquoi… elle n’est… pas… venue nous… attaquer ?


De son regard empathique, le chaperon rouge me fixe :


— L’odeur d’un repas plus appétissant…


J’encaisse la réponse comme un coup, comprenant ce qu’il appelait « utilité » dans la mort d’Herta.


— Croaaa, se désole le crapaud revenu à lui.