Bloody love, par Sergirina

« C'est scandaleux ! -Ça se discute, Jim. -Je trouve ça immoral, en plus. -Cela reste ton opinion. Les autorités, elles, ont donné leur accord. Tout comme le Docteur Morrison. -Les autori…




Chapitre 2: Rouge Sang, par Wargen

Washington D.C., United States of America. La faible circulation sur la New-York Avenue North-West en ce début d'après-midi d'une chaude journée d'été n'émettait qu'un léger bruit de fond dans le bureau aux meubles sombres. Les épais rideaux partiellement tirés ne laissaient passer que peu de rayons du soleil, accentuant la solennité de l'instant.


 


L'homme, assis devant un massif bureau en noyer, se laissa aller en arrière dans son grand fauteuil confortable, les yeux plongés dans le liquide brun que sa main droite faisait tourner dans le verre en cristal :


-Franchement, je ne sais pas...


Son interlocuteur, assit sur une simple chaise de l'autre côté du massif bureau, redressa ses lunettes, le regardant fixement :


-Monsieur le Sénateur, je sais que, tout comme moi, vous êtes croyant.


L'autre en face redressa la tête. L'homme aux lunettes reprit :


-Comme moi, vous accordez donc un certain crédit à la chose scientifique, mais ne goûtez guère à sa volonté de rationaliser toute chose et d'écarter ce qui ne rentre pas dans le cadre qu'elle définit. Notamment concernant ce qui a trait aux contes et légendes populaires, ancestrales et religieuses.


-Je suis d'accord avec vous sur ce point. Mais ne me dites pas que vous êtes prêt à croire tout ce que le premier affabulateur venu vous dira.


-Non, monsieur le Sénateur. Bien sûr que non.


-Alors avouez que certaines des solutions envisagées au Projet, incluant celle dont il est question aujourd'hui, ressemblent plus à des histoires pour faire peur aux enfants qu'à des solutions viables. Il nous faut arriver à quelque chose de concret !


L'homme aux lunettes se repositionna sur sa chaise.


-Je suis d'avis de rester le plus ouvert possible, quitte à sortir de temps en temps du cadre scientifique et de ce qui peut nous sembler... normal et cohérent.


L'homme dans le grand fauteuil, qui avalait une gorgée, manqua de s'étouffer :


-De temps en temps ?!


L'homme aux lunettes sourit :


-Régulièrement, je dois bien l'avouer. Mais dois-je vous rappeler le contexte du Projet ?


L'autre termina son verre d'un grand trait, et s'enfonça dans son fauteuil.


-Je sais bien que la crise des missiles de Cuba nous a mis devant le fait accompli que nous n'étions pas du tout préparés à une guerre nucléaire.


-Pensez donc : pour la première fois de notre jeune existence, si l'on fait abstraction de Pearl Harbor, le territoire américain se retrouvait sous une menace militaire directe. Et nucléaire, qui plus est !


-A Cuba ! Comment les Soviétiques ont-ils pu avoir le culot de venir si près de chez nous... Savez-vous que j'ai une villa secondaire à Miami ? Cela dit, j'imagine que vous le savez très bien, et que vous possédez un dossier béton sur moi.


Il regarda son interlocuteur en souriant. L'autre ne se laissa pas démonter :


-Voyons, monsieur le Sénateur, ne me dites pas que vous ne possédez pas de votre côté un dossier béton sur moi-même ? Cela dit, vous avez dans le fond raison sur un point : vous risquez plus gros que moi.


-Et comment !


-Mais je peux vous le garantir : tout ce qui a trait à la sécurité nationale, surtout avec la menace soviétique qui pèse aujourd'hui, et ce malgré les simulacres de la Détente, jouit d'un prestige immense auprès de la population, et par là même, auprès de l'administration. Une réussite du Projet serait un grand coup politique pour votre carrière. Suffisante pour voir haut. Colistier de Barry Goldwater, qui devrait être choisit candidat chez les Républicains ? Ou même, pourquoi pas, candidat des Républicains ?


-Vous savez flattez les egos. Mais encore faut-il pour cela que le Projet porte ces fruits. Je ne me fais pas d'illusions, l'élection de 1964 arrive trop rapidement. Je vise plutôt celle de 1968.


-Je vois que vous êtes prévoyant !


-Comment croyez-vous que je sois arrivé dans ce bureau et à ce poste ? Chacun son job. Et les moutons seront bien gardés.


-Et la menace des retombées radioactives ne sera qu'un lointain souvenir.


Les deux lâchèrent, qui un long rire gras, qui un bref ricanement. L'homme dans le grand fauteuil servit une petite rasade du liquide brun dans les deux verres en cristal posés devant lui et en fit glisser un de l'autre côté du bureau :


-Vous m'avez convaincu. Je vous donne carte blanche quant à ce Milan Zoocrew.


-Milovan Zlotocrew.


Chacun but son verre cul-sec.


-Quel nom !


-Je ne vous le fais pas dire, monsieur le Sénateur.


-Bien entendu, vous avez mon accord plein et total, tant que vous restez dans le budget qui vous a été alloué.


L'homme aux lunettes se leva :


-Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas la difficulté du Projet. Je vous préviendrais dès que j'aurai du nouveau.


Il serra la main tendue par son homologue et se dirigea vers la porte de sortie. L'autre l’interpella avant qu'il ne sorte :


-Que dieu bénisse l'Amérique, et maudisse ces foutus Soviétiques .


L'homme aux lunettes se tourna, sourire aux lèvre :


-Que dieu bénisse l'Amérique, et maudisse l'ensemble des Communistes, monsieur le Sénateur.


Puis il referma la porte derrière lui.


 


 Would you be free from your passion and pride ?


There’s pow’r in the blood, pow’r in the blood ;


Come for a cleansing to Calvary’s tide ;


There’s wonderful pow’r in the blood.


 


La rouge et flamboyante Chevrolet Impala 1960 avançait doucement sur l’Interstate 94, I-94, perdue quelque part entre Fargo et Bismarck.


La radio du véhicule, captant une station locale, crachotait une version gospel du titre « There Is Power In The Blood » de Lewis Ellis Jones. Dave Lorenzo se fit la réflexion que cette chanson était curieusement en accord avec la raison de sa venue dans le Dakota du Nord.


Son regard était perdu sur cette longue ligne droite qui semblait se poursuivre jusqu’à l’infini, seulement bordée de part et d’autre de champ s’étendant également à perte de vue sur cette grande terre plate et fertile. L’esprit vadrouillant, ses pensées continuèrent à dériver, se disant que le Dakota du Nord devait bien être le trou du cul des USA.


Cependant, il devait bien avouer que cette région, loin de toute grande-ville, de tout centre économique, de tout intérêt quelconque, en fait, seulement quadrillée de champ à perte de vue, représentait une cachette idéale pour le sujet Irina Krolowaski. Honnêtement, qui penserait, et aurait même envie, de venir la chercher ici ?


Cela dit, les Soviétiques n’avaient-ils pas fait de même avec elle, en la gardant recluse dans un petit kolkhoze perdu près de Romny en République Socialiste Soviétique d’Ukraine ?


Cela ne leur avait pourtant pas réussi, l’opération rondement menée par les agents de la CIA liés au Projet ayant permis de l’exfiltrer facilement. Néanmoins, il se rendait compte qu’ils avaient été rudement bien renseignés par ce fameux Red Arrow, qui devait avoir une place assez élevée dans le système de renseignement Soviétique, étant donné la qualité et la précision des informations transmises et, pour l’instant, leur exacte véracité. Il fallait maintenant voir si les informations concernant le sujet Irina Krolowaski s’avéraient exactes.


Les motivations de ce Red Arrow étaient d’ailleurs bien obscures, puisqu’il n’avait jusqu’à présent formulé aucune demande ou rétribution suite aux informations transmises. Était-ce un agent soviétique qui souhaitait négocier un passage à l’Ouest ? Était-ce une tentative des services de renseignement Soviétiques de mise en place d’une liaison piégée, tentant d’amadouer les services secrets américains par quelques « fuites » mineures rigoureusement contrôlées pour ensuite pouvoir espérer un retour sur investissement plus conséquent ?


Pourtant, Dave se disait que la perte d’Irina, si ce qui avait été vendus aux Américains à son propos était exact, ne pouvait être considéré comme une « fuite » mineure. A moins qu’ils n'aient également prévus de leur côté une tentative d’exfiltration de cette pauvre femme.


Mais il se dit que cela était loin d’être son problème, Irina ne s’avérant, pour lui, qu’un moyen de pouvoir approcher une cible bien plus grosse et intéressante : Milovan Zlotocrew.


Ce nom l’obsédait. Et les dernières informations transmises par Red Arrow étaient prometteuses. Incomplètes, mais prometteuses. Et malheureusement également de mauvais augure : les Soviétiques avaient enfin eu vent de son nom. Et s’étaient également mis à sa recherche, avec l’avantage non négligeable d’une proximité géographique tellement bienvenue.


 


Le moteur de l'Impala émit quelques vibrations qui tirèrent Dave de ses pensées. Il soupira de dépit et se gara sur le bas-côté de l’I-94.


Ces puissantes voitures avaient un moteur qui chauffait vite, notamment lors de chaudes journées d’été. Il ouvrit le capot pour laisser refroidir le moteur, sortit une Marlboro de son paquet qu'il alluma avec son Zippo. Il ouvrit ensuite le coffre, en sortit une carte routière qu'il étala sur le toit de la voiture, et l'examina. Regardant tout autour de lui, tentant de se rappeler le nom des villes sur les panneaux de sortie, il dut bien se rendre à l'évidence : il ne savait pas où il se était.


Le bruit d'un puissant moteur le fit regarder dans son dos. A 100 mètres environ, une énorme machine agricole avançaient péniblement dans sa direction. Au bout de quelques minutes, la machine avait atteint la limite du champ bordant l'I-94, son puissant moteur était coupé et un solide gaillard descendait du cockpit.


-Z'avez une bi'n belle voiture !


-Merci. Chevrolet Impala de 1960. Dave Lorenzo.


Le fermier serra la main qui se présentait à lui.


-Robert Smith. Pouvez m'app'ler Bob, com' tout l'monde ici. Z'avez un problème avec la voiture ?


Dave tendit une cigarette que l'autre accepta, et l'alluma avec son briquet.


-Ces voitures sont puissantes, mais leur moteur chauffe vite, surtout avec ce temps-là. Il faut le laisser se reposer de temps en temps si on ne veut pas le bousiller rapidement.


-J'ai l'même problème avec mon John Deere. Z'êtes perdu ? J'peux vous aider ?


-Je vais vers Spiritwood. Je ne sais pas si j'ai loupé la sortie.


L'autre le regarda en ricanant :


-Vers Spiritwood ? Z'aller à la maison d'la Sorcière ?


 


Dave Lorenzo indiqua qu'il n'avait jamais entendu parlé de la maison de la Sorcière, qu'il cherchait en fait à rendre visite à une de ses sœurs et son beaux-frère pour une douloureuse histoire d’héritage. Cet argument sembla suffire à convaincre Bob de ne pas chercher à en savoir plus. Tirant les vers du nez de l'agriculteur, Dave apprit que la « maison de la Sorcière » était une vieille maison que tout le monde connaissait dans le coin sans savoir à qui elle appartenait, qui avait toujours été vide jusqu'à ce qu'une résidente, la fameuse Sorcière, et ce qui semblait être des médecins et des militaires, ne viennent s'y installer il y a quelques mois. Quant à la Sorcière, Dave apprit qu'il s'agissait d'une femme à l'aspect ravagé, qui semblait folle et récitait parfois de terribles incantations dans une langue démoniaque.


Bob lui indiqua le chemin pour se rendre à Spiritwood, et ils prirent congés l'un de l'autre, chacun balançant son mégot sur le bitume et rejoignant son véhicule.


 


En se réinsérant sur l'I-94, Dave se fit la réflexion que quelque chose clochait. Il avait dû y avoir des fuites. Malencontreuses ou volontaires, mais bien réelles. Car, bien entendu, la « maison de la Sorcière » était bien sa destination. Et la Sorcière était bien Irina Krolowaski. Il fallait qu'il alerte son supérieur le plus rapidement possible afin qu'une enquête et un audit de terrain soient réalisés pour estimer la gravité et la portée des éléments ayant fuités. Après tout, peut-être était-ce seulement localisé, par le biais de ragots et racontars, sur une zone restreinte.


Malgré sa présence sur site, il n'avait pas les compétences pour pouvoir réaliser ces tâches. Et de toute façon, la sécurité d'Irina et la partie du Projet la concernant sortaient de son cadre de mission. L'expertise psychologique et tous les tests à venir, qui s'inscrivaient eux dans la recherche liée au Projet, étaient de la responsabilité du docteur Morrison. Il gardait bien en mémoire que sa mission actuelle, et celle de son équipe, était de retrouver au plus vite l'insaisissable, troublant mais tellement prometteur Milovan Zlotocrew.


 


Suivant les indications de Bob, Dave quitta l'I-94 à la prochaine sortie, continua tout droit pendant quelques kilomètres avant de prendre à gauche à la troisième intersection. Il traversa Spiritwood et continua selon les instructions que l'on lui avait donné pour se rendre à destination. Il entra sur le terrain non clôturé de la maison, s'engageant sur le chemin de gravillons bordé de part au d'autre d'une pelouse verte parfaitement entretenue qui tranchait avec le paysage agricole alentour, et alla se garer devant à côté de trois véhicules déjà stationnés devant la vieille bâtisse en bois sombre à un étage. La maison ne se trouvait qu'à environ 20 mètres de la route, la parcelle n'était délimité par aucune clôture ou haie pouvant la dissimuler et les voitures garées, ainsi que leur plaques d'immatriculation, étaient parfaitement visibles depuis l'extérieur.


Sortant de la voiture, il vit un militaire venir d'un pas nonchalant dans sa direction, ne cherchant aucunement à cacher son appartenance à l'armée. Dave se dit qu'il semblait y avoir quelques changements à effectuer pour éviter que les gens du coin ne se posent trop de question, même si le mal semblait déjà fait.


Le militaire, un sourire aux lèvres, tendit sa main tandis que l'autre sortait de la voiture :


-J'imagine que vous êtes not' visiteur du jour ?


-Salut ! Effectivement. Dave Lorenzo, répondit Dave en serrant la main du militaire.


Il sortit sa carte de sa veste qu'il montra au soldat. Celui-ci compara la photo à son interlocuteur et lut à voix haute.


-Dave Lorenzo. Projet Curie. Cellule D. Niveau 3. Chercheur. Niveau 3 ? Ça ne rigole pas !


Dave se dit intérieurement qu'il n'aurait pas dû montrer cette carte. La rangeant, il demanda :


-Je suis désolé d'être aussi procédurier, mais puis-je voir la vôtre ?


-Pas d'soucis, c'est la règle. Même si franchement, ce n'est pas avec le monde que l'on voit par ici...


On sentait une trace de mélancolie dans sa voix. Dave regarda la carte proposée : William Fitzgerald. Projet Curie. Cellule D. Niveau 1. Soldat., puis la rendit en disant :


-Bonjour, Bill.


William fit le salut militaire en rigolant, avant de reprendre, sérieux :


-Vu vot' plaque, j'imagine que vous avez fait un long voyage. Venez, j'vous accompagne à la cuisine, vu l'odeur, y a du café qui doit être prêt. P't'être que Jim et Elsie y seront.


Dave suivit Bill. Ils entrèrent par la porte principale, prirent à droite et entrèrent dans la cuisine au fond du couloir. La pièce était vide, deux tasses de cafés partiellement remplies sur la table. Bill ouvrit un placard, en sortit une tasse qu'il remplit de café tiède et posa sur la table.


-Asseyez-vous, M. Lorenzo, je vais chercher Jim et Elsie.


-Bill, avant de partir, je voulais savoir... êtes-vous armé ?


Bill, souriant, tapota son dos :


-J'ai un revolver ici, et un fusil d’assaut qui traîne dans une pièce, en haut.


 


Dave terminait son café lorsqu'un afro-américain grand et mince entra dans la cuisine, suivis d'une petite grosse femme blanche à l'air bienveillant. Il se leva et tendit la main que l'homme ignora superbement, lui demandant agressivement :


-Puis-je voir votre carte ?


Dave, légèrement sonné, sortit sa seconde carte que l'homme lui arracha des mains pour la lire. Il la donna à sa collègue qui se contenta de comparer la photo et le visage réel, avant de rendre la carte.


-Bon, puisque ma présentation est faite, est-ce que je peux voir les vôtres ?


L'homme sortit sa carte en grommelant, la femme faisant de même en jetant un regard désapprobateur à son collègue. Dave regarda les cartes :


Johnny Allen Hendrix. Projet Curie. Cellule D Niveau 1. Infirmier militaire.


Elsie Page. Projet Curie. Cellule D. Niveau 1. Infirmière.


Il rendit les cartes :


-Bonjour Jim, bonjour Elsie.


-Bonjour M. Lorenzo.


-Vous pouvez m’appeler Dave, Elsie.


-Vous êtes en retard !


-Ma voiture demande quelques pauses rafraîchissement par cette chaleur. Et je me suis perdu en cours de route. Dites-moi, vous semblez ne pas m'aimer, Jim.


-Je ne vous connais pas, donc je ne peux émettre d'avis à votre sujet. Par contre, je désapprouve votre venue.


-Et pourquoi donc ?


-Irina est perturbée. Très perturbée. Elle n'est pas en mesure d'avoir un entretien avec vous ou qui que ce soit d'autre. Si tant est qu'elle puisse l'être un jour ou l'autre.


Dave soupira :


-Pourtant, le docteur Morrison semblait dire le contraire.


-Le docteur Morrison doit sûrement être guidé par des motivations qui nous échappent. Si l'on se place du simple point de vue psychologique, nous pouvons vous affirmer qu'Irina est trop instable émotionnellement pour que vous puissiez avoir une conversation avec elle. Tu confirmes, Elsie ?


-Je confirme. A voir ce que vous attendez d'elle, en fait.


-Si seulement je le savais, murmura Dave. Au fait, où est le docteur Morrison ?


Jim reprit la parole :


-Il a eu un empêchement de dernière minute, mais devrait venir demain. Il y a une chambre que vous pourrez occuper à l'étage. Combien de temps avez-vous prévu de rester ?


-Autant de temps qu'il me faudra pour tirer tout ce que je peux d'Irina du sujet qui m’intéresse...


Elsie le regarda, intriguée :


-Vous n'êtes pas venu pour Irina elle-même ?


-Non. Irina a un rôle important dans le cadre de l'opération, mais elle ne me concerne pas directement. Par contre, elle peut m'apprendre des choses sur la personne que je recherche.


-Qui ça ? demanda Jim.


- Milovan Zlotocrew. J'imagine que vous avez déjà entendu parlé de lui ?


-Et comment ! s'exclama Elsie.


-Et pourquoi le recherchez-vous ? demanda Jim.


-Son cas pourrait nous intéresser grandement dans le cadre de l'opération.


-Pourquoi ?


Dave trouvait Jim plutôt insistant. Mais il se dit que l'opération dans laquelle ils baignaient devait leur paraître bien obscure vu leur niveau d'implication.


-Connaissez-vous Bram Stoker ?


Les deux autres se regardèrent, et hochèrent négativement de la tête.


-Il s'agit d'un écrivain anglais de la fin du 19ème siècle. Il est notamment connu pour son roman Dracula...


-Ah, ça, je connais, s'exclama Elsie. Ça parle de vampire. Y a un film avec Christopher Lee qui est sortie sur Dracula, il y a quelques années.


-Mais, c'est quoi le rapport avec Milovan, demanda Jim. Vous... vous pensez que ça pourrait être un... un vampire ?


Dave les regarda en souriant. Elsie se signa nerveusement.


-Merde sacré ! s'écria Jim.


-En fait, nous ne savons pas grand chose de lui, et ce n'est qu'une conjecture hypothétique. Il vivrait, ou aurait vécu dans les Carpates, Irina aurait vécu avec lui quelque temps et serait devenue ce qu'elle est aujourd'hui à cause de lui, il serait né en 1840...


-1840 ! Mais il aurait... 124 ans ?


Elsie regarda Dave avec de grands yeux.


-Oui. Il présenterait des capacités de résistances aux maladies, autres manifestations naturelles et à la vieillesse hors du commun. Et aurait un goût immodéré pour le sang humain.


-C'est dingue ça ! souffla Jim,


Elsie était livide. Dave s'arrêta là dans sa description. Car elle s'arrêtait là. Et les informations transmises venant de Red Arrow, il y a fort à parier qu'elles étaient déjà connues des Soviétiques. Dave reprit :


-Pour expliquer notre empressement, sachez que nous sommes dans une course contre la montre contre les Soviétiques dans la recherche de Milovan.


-Foutus Bolcheviques, jura Jim.


-Mais, Dave, êtes-vous réellement historien ? demanda Elsie.


-Oui. L'histoire ne s'arrête pas aux manuels scolaires, et peut avoir une place importante dans des domaines très variés, comme celui qui a motivé cette opération. Sachez que les contes et légendes, malgré leur aspect extraordinaire, ont très souvent une origine réelle. Le travail d'analyse et de décortication de ces textes occupent une grande partie de mon temps !


Jim reprit la parole :


-Donc, concernant l'entretien avec Irina, de ce que je comprends, nous n'avons pas d'autre choix que de vous autoriser à le mener ?


-C'est exactement ça, confirma Dave.


 


Jim et Elsie guidèrent Dave dans le salon, dans lequel se trouvait une grande table. Dave s'y assit, sortant des dossiers de sa mallette pendant que les deux infirmiers allaient chercher la patiente.


Dave fut frappé par son aspect physique lorsqu'elle rentra dans la pièce. Il avait entendu parler de son délabrement physique, en plus de son état psychique, et avait même vue une photo prise lors de son arrivée sur le territoire américain, mais la réalité semblait dépasser son imagination. Il avait bien entendu vu les photos et vidéos d'avant sa rencontre avec Milovan, qu'ils avaient récupérés de Red Arrow. La différence était sidérante. Il lui semblait que venait d'entrer dans la pièce un cadavre. Un être humain d'une maigreur et d'une pâleur morbide. Le regard qu'elle posa furtivement sur lui étaient flou, inconsistant, vide. Comme si une part d'elle-même, de sa vitalité, avait été perdu, enlevée. Volée ?


Dave n'avait jamais cru à l'hypothèse qu'il avait sortie à Jim et Elsie. Bien entendu, une part romantique au plus profond de lui-même l'empêchait de l'éliminer totalement, mais il restait un être rationnel attaché à l'explication commune, banale mais réelle des phénomènes extraordinaires véhiculés par les contes et récits. Pour lui, les romans de Stoker, Von Wachsmann ou encore Verne étaient un mélange de fantasmes liés à la lointaine et mystérieuse Transylvanie, de légendes sanglantes des régions alentours, dont celle de la « comtesse sanglante » Élisabeth Báthory, de la découvertes récente à leur époque de chauves-souris hématophages en Amérique du Sud, et, peut-être, ce qui restait justement à découvrir, d'une possible prédisposition physique d'un groupe de population locale vis-à-vis de résistances aux maladies et à la vieillesse.


Néanmoins, la vue d'Irina distilla le doute dans son esprit, tellement l'impression qu'une partie d'elle-même lui avait été volée était forte. Pour prolonger la vie de son voleur ?


 


Irina s'assit en face de Dave, entourée par Jim et Elsie. Ses yeux vides fuyaient le regard de Dave. Celui-ci sortit son paquet de cigarettes qu'il proposa. Personne n'accepta, et Elsie lui conseilla de ne pas fumer vis-à-vis d'Irina. Il posa le paquet sur la table et tendit une main :


-Bonjour Irina.


Celle-ci fixa intensément la main devant elle, leva lentement les yeux et bredouilla un bonjour avec un fort accent étranger. Dave ramena sa main sous la table et reprit :


-N'ayez pas peur Irina, je ne vous veux aucun mal. Je m'appelle Dave. Dave Lorenzo.


-Bon... bonjour Dave Davelorenzo.


-Non. Dave. Lorenzo.


Irina commença à trembler. Elsie posa une main apaisante sur son bras :


-Calme-toi Irina, tout va bien.


Puis, se tournant vers Dave :


-Essayez de rester simple et de ne pas la contrarier.


Dave hocha machinalement la tête et reprit :


-Irina, est-ce que je peux parler avec vous ?


-да... oui... je... je ne sais... Вийдіть, я не розмовляю з незнайомцями!


 


Jim partit d’un grand rire tandis qu'Elsie se leva pour cajoler Irina. Évidemment, s’il s’était préparé à cette éventualité, Dave resta pantois quelques secondes devant cette situation. Il savait que l’anglais n’était pas la langue maternelle d’Irina, et qu’elle n’avait pas pu l’apprendre de manière très approfondie depuis le peu de temps qu’elle se trouvait aux USA. Il savait même qu’elle parlait le rusyn, un dialecte usité par seulement quelques dizaines de millier de locuteurs en République Socialiste Soviétique d’Ukraine, en Tchécoslovaquie et en République fédérative socialiste de Yougoslavie. Quelques locuteurs avaient émigré aux USA peu avant la seconde guerre mondiale, anticipant les invasions nazies, mais Dave et ses chefs ne voulaient y faire appel, ayant peur qu’ils puissent faire office d’agents dormants et de menacer les opérations de cette cellule du Projet.


 


Néanmoins, s’il resta interdit quelques secondes, il avait tout de même prévu cette possibilité. Il sortit alors de sa mallette une bouteille en verre contenant un épais liquide rougeâtre. Les trois, de l'autre côté de la table stoppèrent tout pour la regarder, Irina notamment de manière très intense. Il avait été plutôt content de son faux sang réalisé à base de jus de tomate et d'épaississant, et celui-ci semblait faire son effet, surtout sur celle dont il avait espéré une quelconque réaction. Irina semblait maintenant obnubilée par le liquide, ces yeux ayant retrouvés une sorte de petite étincelle de vie. Dave recommença :


-Irina, est-ce que je peux parler avec vous ?


-да.


-En anglais, s'il vous plaît.


-Oui.


-Est-ce que vous vous plaisez ici ?


-Oui.


-Est-ce qu'on vous traite bien ?


-Oui.


-Est-ce que vous avez tout ce que vous voulez ?


-Oui.


-Est-ce que vous voulez repartir chez vous ?


-Non.


-Est-ce que vous voulez me parler de Milovan...


Le regard d'Irina quitta la bouteille de faux sang pour se fixer sur Dave.


-... Zlotocrew ?


Les yeux de la jeune femme se révulsèrent, tandis qu'elle émettait un cri strident et était parcourue de spasmes d'une violence inouïe.